La Couronne de Cuivre

" Quoi ?" s'exclama Albérich, décontenancé. " Moi ?"
Il sentit une nausée irrépressible prendre corps en lui et se leva d'un bond. Il se dirigea vers la sortie mais eut la présence d'esprit de ne pas en franchir le seuil. Penché au dehors, il vomit son repas dans la haie, le corps parcouru de spasmes. Puis il demeura immobile de longues minutes, prenant de grandes inspirations d'air froid. Ses yeux se gonflèrent de larmes mais il les réprima. Il avait envie d'arracher la tête du barde. Mais le gamin était perdu, et il avait raison : César devait être ménagé. Il s'essuya les lèvres d'un revers de manche, revint en arrière.
" Très bien. Je me débarrasserai de lui sans lui mentionner cette conversation." fit-il, vaincu. " Allons nous coucher. Je dormirai dans ta chambre, si tu le permets."

Le gamin l'observa une seconde, comme s'il mesurait l'implication de ces mots. Puis, toujours tremblant, il acquiesça, récupéra la chandelle et précéda Albérich dans l'escalier.
Sitôt entré dans la chambre, il referma la porte derrière eux et ouvrit la fenêtre pour en rabattre les volets, gardant au dehors la lueur des étoiles.
Lorsqu'il eut déposa sa bougie sur la table de nuit, l'ancien aubemestre put constater que les cartes s'y trouvaient : si la majorité occupaient encore leur boite, Bastien en avait aligné plusieurs afin de pouvoir profiter de leurs images : c'étaient les plus belles, les plus paisibles. L'ourson, le louveteau, le faon...
Le petit garçon s'était assis sur son lit - celui d'Albérich se trouvait le long du mur opposé - et avait entrepris de retirer ses bottes.
-Allez vous... m'enseigner la Voie ? finit-il par souffler.

Albérich le dévisagea avec incrédulité.
" La Voie ? Je ne connais aucune Voie et il n'est pas question que je t'enseigne quoi que ce soit..." grommela-t-il en retirant ses bottes. " Je veux juste m'assurer qu'il ne débarquera pas avec sa Voie, lui."
Puis soudain, il fut pris d'un doute. Il se tourna vers l'enfant assis et le regarda attentivement.
" Dis-moi, sans entrer dans les détails... En quoi consiste cette Voie ?"

Les dénégations d'Albérich arrachèrent à l'enfant un profond soupir de soulagement. Mais, à sa question, l'inquiétude revint, palpable.
-Je préfère pas vous dire... murmura-t-il en défaisant sa ceinture. Oncle Aubin croit que vous savez, mais si vous savez pas... Vous comprendrez pas. Et vous serez en colère. Et vous voudrez plus rester ici, rien dire..

Albérich renonça à pousser l'enfant à la confidence. Il s'était déjà ouvert à lui de manière inespérée, renvoyant son masque d'indifférence aux oubliettes de la plus spectaculaire des façons.
" Bonne nuit, Bastien." murmura simplement Albérich.
Il se glissa sous les draps sans avoir retiré ni ses chausses, ni sa tunique, puis ferma les yeux sur un bref soupir. Il n'espérait plus réellement dormir, à présent. Il retournait ce qu'il avait appris dans tous les sens. Mais en réalité, le gosse n'avait pas laissé filtrer grand chose, fidèle à la promesse qu'il avait faite au barde.

Depuis qu'il s'était allongé, il n'avait plus entendu un son. Bastien avait, semblait-il, suspendu tout mouvement. Et à travers ses paupières closes, l'ancien aubemestre pouvait percevoir les reflets dansants de la flamme que son neveu ne semblait pas prêt à souffler.
Tout à coup, il y eut un reniflement.
-Il dit qu'il faut libérer la colère... murmura alors l'enfant, si bas que ses mots en étaient presque inaudibles. Qu'il faut ouvrir une porte... Qu'alors, je ne serai plus vide. Que je serai à nouveau vivant. Qu'il me manque juste, encore, un peu de souffrance pour que je sois prêt...

Albérich se redressa brusquement dans son lit et retrouva le regard de son neveu.
" Il t'ouvre à Shar ?" lâcha-t-il alors, incrédule. " Est-ce la Voie de Shar qu'il t'enseigne ?"
Sans pouvoir s'en empêcher, il se leva et marcha jusqu'au lit de l'enfant. Il se garda cependant de se montrer trop physiquement pressant.
" Tu dois me le dire, Bastien. C'est important."
Pourquoi Aubin ferait-il une chose pareille ? Même si, et Albérich ne pouvait pas le croire, c'était un suivant de Shar... Pouquoi irait-il s'en prendre à un enfant ?
Son coeur battait bruyamment à ses tempes. Les choses étaient peut-être beaucoup plus mal engagées qu'il ne l'avait cru.

Le gamin était assis au bord de son lit, les mains crispées sur la boucle de sa ceinture, dans l'exacte position où Albérich l'avait vu avant de s'étendre. Mais, à présent, ses épaules tremblaient, et il était très pâle.
-Il dit que la Maîtresse de la Nuit seule peut me faire redevenir comme avant, qu'elle seule peut me rendre ce que j'ai perdu... lâcha-t-il en un murmure tout juste audible.

Albérich sentit une vague de terreur brute le submerger et il s'assit sur le lit, aux côtés du petit garçon, assommé par la révélation.
" Il ne doit pas savoir que je sais." murmura-t-il d'une voix atone. " Il ne doit pas savoir."
Comment Shar avait-elle pu se glisser jusqu'à Combeloup ? C'était insensé. En la personne de son propre frère... Il ne parvenait pas à croire qu'il s'agisse là d'un simple hasard.
Mais personne ne savait que c'était ton frère, personne.
" La souffrance ne sauve personne, Bastien. Jamais. La colère et la haine détruisent ceux qu'elles frappent comme ceux qu'elles emplissent. Si tu suis la... Voie que te trace Aubin, tu seras détruit. La Dame de la Nuit ne se soucie que d'elle même. Tous ses servants sont quantité négligeable."
Qu'était-il arrivé au barde pour qu'il tombe ainsi dans les griffes de Shar ? Quelle souffrance ? Quel crime ?
Mais ce n'était pas le plus crucial. Quoi qu'ait subi Aubin, c'était lui le danger, désormais. Un danger en liberté, en chasse... Avec Elisa, au château. Il devait se mobiliser, absolument.
Il était pétrifié de peur. Sa respiration s'était accélérée, il était conscient de légers tremblements qui le parcouraient. Son estomac était noué, il était en sueur. Il n'était pas certain de parvenir à trouver la force... Car il savait ce dont ils étaient capables. Et il n'était pas de taille. Aubin était encore jeune, mais il pouvait déjà disposer d'un pouvoir considérable.
Avec un gémissement, il se prit le visage entre les mains, accablé. Si seulement Thibault l'avait accompagné. Il se retrouvait seul contre l'innommable. Même s'il parvenait à convaincre un chevalier, le forgeron... La puissance de feu d'un clerc de haut niveau était redoutable. Il devait le prendre par surprise. C'était la seule solution.

-Pardon... murmura Bastien après un long moment de silence absolu. J'aurais pas dû vous dire ça. Maintenant, c'est vous qui avez de la peine... Mais je dirai rien à oncle Aubin. Il me posera pas de question, de toute façon : il croit que je suis demeuré.
Albérich sentit une main timide se poser sur son bras.
-Et j'ai pas envie de l'écouter. J'ai pas envie d'être en colère ou d'avoir de la haine. Et je vois pas en quoi ça m'aide, ce qu'il fait. Et pourquoi il le cache, si c'est si bien... Moi, je crois que pour aller mieux, il faudrait que j'ai un nouveau familier. Parce que ça me manque... Je lui ai dit, une fois. Il a rigolé, il trouvait ça stupide.

Spontanément, Albérich entoura les épaules du petit garçon de son bras.
" Je pense... que tu peux aller mieux de toi-même." dit-il doucement. " Je pense que tu vas mieux, déjà. Mais si c'est ton souhait, nous te trouverons un nouveau familier. Nous irons demander à la Dame de la Nature, la vraie Dame qui devrait te guider, si elle peut t'aider. Mais nous devons d'abord nous occuper d'Aubin. Je dois m'occuper de lui."
Il avait envie de dire au petit garçon combien son oncle était dangereux et combien sa capacité de nuire était immense. Mais il ne voulait pas le terrifier pour le plaisir de soulager sa propre angoisse. Il devait faire face. Et son seul atout était qu'Aubin ignorait qu'il savait. Et que les Sharites aimaient prendre leur temps pour tendre leurs pièges et semer le désespoir. Le barde avait tenté de renverser le pouvoir erhedin... Sans doute désirait-il à présent détruire Combeloup.
Je dois le tuer, il n'y a pas d'autre solution. Si César l'apprenait... Non, je dois trouver un moyen de faire croire à son départ. Et le tuer.
Il pinça les lèvres et soupira brièvement.
" Tu as bien fait de me dire tout ça. C'était nécessaire et urgent. A présent... Je vois mieux... où nous en sommes."

Lorsqu'Albérich l'avait entouré de son bras, Bastien s'était raidit, comme si le contact lui faisait mal ou l'effrayait. Mais il avait fini par se détendre, par se laisser aller contre lui.
-Mon oncle ? demanda-t-il, d'une petite voix. Qu'allez-vous faire ? Parce qu'il faut pas que grand-père le sache. Et puis, parce qu'oncle Aubin c'est quand même... enfin...

Albérich grimaça. Il ne savait pas ce que Bastien avait voulu ajouter, mais il devinait que le gamin était empli d'ambivalence. Qui ne l'aurait été, ignorant des pratiques de Shar.
" Je dois réfléchir." finit-il par dire. " Mais il faut que tu comprennes que... qu'on ne peut pas le laisser mettre Combeloup en danger... même s'il est de la famille."
Peut-être pouvait-il arrêter Aubin... Mais le ramener dans la lumière... Cela semblait chose impossible. S'il était investi de pouvoirs divins, ou même bardiques, il faudrait le garder attaché. Et un homme dans cette situation était rarement prêt à se laisser convaincre. D'autant que la Voie de Shar était facile, flattant les bas instincts de l'être, contrairement aux chemins plus ardus de la bienveillance. Le tuer était la meilleure solution, la plus efficace. Peut-être la plus humaine.

-Pourquoi il mettrait Combeloup en danger ? s'étonna le gamin. Il n'y a que moi, ici, qui suis... vide. Elisa l'est pas. Personne d'autre. Peut-être qu'il veut juste... m'aider moi, même si c'est pas la bonne façon. Peut-être qu'il est gentil, avec les autres.

" Le problème... Tu vois, Shar ne cherche pas seulement à remplir les gens vides... Elle cherche aussi à les vider. Elle est semeuse de discorde, elle essaie de faire chuter ceux qui..."
Il s'interrompit une seconde, passa une main sur son visage.
" Elle s'attaque à ce qui est pur pour le pervertir. Shar est la Nuit, le désespoir, la haine. Son objectif est de régner dans le coeur des hommes, de tous les hommes. Elle guette les gens vides... comme toi... pour en faire ses soldats. Elle traque celui qui est désespéré... celui qui bouillonne de rage... Tu vois... Tu n'es que le premier... C'est tout Combeloup qui est menacé si Aubin a décidé de s'attaquer au village..."

-Mais il y a pas d'autres gens vides à Combeloup. Ni bouillonnants de rage. Même les nouveaux sont gentils, vous avez vu... Oncle Aubin pourrait pas faire grand chose, même si je l'aidais... C'est pas aussi facile que ça de transformer les gens gentils... Si ?

Albérich acquiesça doucement.
" Ce qu'Aubin peut faire, c'est... semer la zizanie. Tu dis que les gens ne sont pas vides, mais certains sont fragiles... Ton grand-père est fragile. Elisa est fragile. Elisa a perdu... beaucoup dans les événements qui ont secoué le village en hiver... Elle pourrait facilement... être tentée par la vengeance... ou sombrer dans le désespoir. Or elle deviendrait alors une proie facile pour Shar. Elle pourrait ensuite transformer Combeloup en enfer."
Il eut une petite grimace, hésita.
" Moi-même... Comme ton oncle te l'a dit très justement... J'ai eu affaire à des servants de Shar qui ont... essayé de me faire embrasser sa cause. Je n'étais pas vide alors. J'étais complet. J'avais... Peu importe. Aujourd'hui, je suis aussi creux que toi. Je donne le change autrement. Je n'ai pas été... vidé de la même manière. Mais la situation n'est pas très différente. J'ai tendance à me dire que c'est toujours moi que les Sharites essaient de faire tomber. Mais dans les circonstances... C'est sans doute ridicule..."
Pourtant, Aubin était au courant. Et il s'en était pris à Thibault. Etait-ce aussi un hasard ?
" Peut-être qu'Aubin se dit que je ne supporterai pas qu'on fasse encore du mal aux gens que j'aime." murmura-t-il à mi-voix. " C'est pour ça que je dois l'arrêter avant qu'il vous fasse du mal. "
Avec une acuité accrue, il réalisa qu'il devait retourner au donjon. Il pouvait s'y tramer n'importe quoi.

Le gamin demeura plongé dans le silence. Albérich le sentait troublé, inquiet, sinon bourré d'angoisse.
Bientôt, il poussa un profond soupir.
-Et vous croyez pas... Qu'il fera rien d'autre tant qu'il aura pas réussi, avec moi ? Il... Pour lui, ça a l'air très important. Il insiste de plus en plus, il dit que c'est pour mon bien, mais c'est comme si c'était pour son bien à lui, en fait... Alors, peut-être qu'il tentera rien tant que j'aurai pas suivi la voie... Et si je la suis jamais, peut-être qu'il renoncera et partira;..

Albérich secoua la tête.
" La dernière fois que j'ai attendu avant d'agir... que j'ai espéré avoir le temps... La dernière fois, c'était cet hiver... et nous savons tous ce qui s'est produit. Aubin tient peut-être à te convertir, mais il se rapproche dangereusement d'Elisa. Nous ne pouvons pas savoir exactement ce qu'il a derrière la tête... Et je crains qu'il puisse avancer sur plusieurs tableaux. S'il a l'impression de n'arriver à rien avec toi... Il se choisira une autre proie."
Il soupira.
" As-tu la moindre idée... Je sais que ce n'est pas très utile, mais... A-t-il jamais parlé de... du moment où il avait lui-même fait ce chemin ?"

Le gamin secoua la tête.
-Non, jamais. Mais quand il rentre souvent à la maison, comme ça, sans prévenir. Il l'a toujours fait. Et dans ces cas là, il a l'air embêté, ou déprimé... Enfin, avant. Alors, peut-être qu'il a eu plein d'ennuis... Il dit souvent un truc... Que le monde semble avoir pour lui que de noirs desseins... Maintenant, il ajoute que ce serait peut-être pas mal de rendre la pareille.

Albérich opina du chef, grave. Savoir qu'Aubin avait souffert ne lui permettrait pas de trouver de solution. Il en revenait toujours au fait qu'il n'était pas de taille contre un Sharite. Pourtant ce que Bastien lui avait dit signifiait que le barde était sans doute un tout jeune adepte. Il s'efforçait de convertir un gosse, il venait de changer d'attitude. Albérich n'avait plus le moindre pouvoir, mais il avait été beaucoup plus loin que ça. Ce qui devait lui permettre d'anticiper ce dont un clerc débutant était capable. De pas grand chose en vérité.
Restait le problème de la carrière antérieure. Les bardes maîtrisaient les arcanes. Le Luménien n'était pas versé en magie profane, mais il lui semblait se souvenir qu'ils affectionnaient surtout les sorts d'illusion, de manipulation, contre lesquels, même dépourvu du pouvoir de Lathandre, il était relativement protégé. Mais relativement seulement. Si Aubin décidait de devenir invisible et de le griller par derrière, il serait cuit, au sens propre et figuré, avant d'avoir pu commencer son discours.
Parce que c'est tout ce qui me reste, les discours.
" Nous devrions dormir." dit finalement l'ancien clerc, réprimant un frisson. " Et espérer qu'il n'a rien prévu pour ce soir."

Le gosse acquiesça.
-Oui. Mais je crois qu'il tentera rien. Parce que... Parce qu'il m'a dit que, demain, il me ferait passer une épreuve... Ça doit se préparer, ces trucs-là...
Il frissonna, puis secoua la tête et entreprit de se débarrasser de ses chausses.

Albérich posa une main amicale sur la tête du garçon et demeura pensif quelques instants.
" Je ne le laisserai pas te faire du mal." fit le Luménien.
Puis il se leva, tendu et alla jusqu'à son propre lit. Il se sentait glacé à l'intérieur et il maîtrisait à grand peine sa propre panique. A son insu, Bastien l'empêchait de craquer. Et c'était un bien : il ne pouvait pas se le permettre. Il ne dormirait pas, il le savait désormais. La peur qu'Aubin ne les surprenne était beaucoup trop impérieuse. Dormir sous le même toit qu'un Sharite... Que l'un d'entre eux... Dans sa propre famille... La nausée le reprit mais il la jugula. Il devait pouvoir rassurer Bastien. Et il fallait qu'il trouve la force d'affronter Aubin. Il était seul. Il était jeune. Ce n'était ni Noir Dessein, ni Calme Péril.

Le gamin se changea sans faire de manières, gardant le silence et sa mine inquiète. Quand il retira sa chemise et souleva son oreiller pour y récupérer ses vêtements de nuit, Albérich crut voir, du coin de l'œil, que son dos portait des marques. Mais elles semblaient quasiment effacées, étaient peu distinctes à la lueur de la chandelle qui renforçait plus qu'elle ne dissipait la pénombre. Et, déjà, Bastien enfilait sa tunique et se glissait sous ses couvertures.

Mais Albérich se releva et alla s'agenouiller près du lit de l'enfant.
" Bastien. Est-ce que... Montre-moi ton dos." fit-il d'une voix très douce, presque cassée.
Il voulait n'avoir rien vu. La lueur changeante de la bougie sur sa peau, les ombres de ses vêtements. Rien d'autre. Mais il devait savoir.

Le petit garçon grimaça mais, docile, fit passer sa tunique par dessus sa tête, et se retourna.
Son dos portait des marques, oui. Légères, peu visibles, comme si le temps - ou un sort - les avait atténuées au point de presque les faire disparaître. Il s'agissait de lignes régulières : des coupures faites à l'aide d'une lame.
Plus visibles étaient les marques, sur l'une de ses omoplates. Loin d'être de simples traits, elles formaient un dessin. Un symbole.
Un symbole qu'Albérich reconnut immédiatement. Le même meurtrissait ses chairs.
Au même endroit.

Albérich sentit l'air se bloquer dans sa gorge, puis un sanglot étranglé s'en échappa. Il ne put s'empêcher de poser la main sur la marque, pour la cacher, ferma les yeux, mais le torrent qui bouillonnait en lui-même était irrépressible. Il fallait qu'il musèle la haine. La haine était à Shar. La raison pour laquelle il devait tuer Aubin n'était pas une basse vengeance. C'était la nécessité de la lumière qui pourfend l'ombre. Le paladin qui frappe n'appartenait pas à Shar. Pas plus que le clerc au combat. Lathandre ne réprouvait pas la mort du coupable. Il ne devait pas... il ne pouvait pas se retrancher derrière une fausse morale pour excuser son inertie. Aubin avait osé. Il avait poussé Thibault au suicide et maintenant il torturait un gosse de dix ans, le fils de sa propre soeur...
" Je ne le laisserai plus jamais te toucher." répéta-t-il, comme une incantation.
Je vais le tuer.
Il fallait que ces marques guérissent. Aubin ne pouvait pas avoir le pouvoir de marquer l'enfant comme les Sharites de la tour l'avaient marqué. C'était impossible. Injuste. Albérich se retint de maudire les dieux à voix haute. Il fallait contenir la colère. Se focaliser sur la nécessité.
" Dors. Je veillerai sur ton sommeil."
Il retourna ensuite vers son lit.

Bastien s'était retourné. Redressé. Le fixait avec attention.
-Il faut pas la haïr... murmura-t-il. C'est ce qu'il veut. Il arrête pas de le répéter quand il me fait ça. "Quand tu me haïras, tu auras commencé à apprendre". Il dit qu'il est prêt à s'infliger ma haine... Que faire le bien des siens en prenant le risque de se faire détester, c'est la plus grande preuve d'amour qu'on peut leur donner...
Il fut parcouru d'un frisson. Se toucha machinalement l'épaule.
-Et... Vous pouvez dormir. Il fera rien tant qu'il y aura grand-père dans la maison. Je le sais. Il attend toujours qu'il soit parti. Ou il m'amène ailleurs, en promenade...
Les mots se précipitaient si vite qu'ils s'en chevauchaient. L'enfant devait craindre, à juste titre, de ne plus pouvoir parler ouvertement à son oncle lorsqu'Aubin serait dans les parages.
-Et... S'il vous plait, ne faites rien quand grand-père est là, vous non plus; Ça lui ferait trop de peine... Faut être prudent aussi, parce qu'oncle Aubin a des pouvoirs. Il les utilise, des fois. Pour me soigner ou...
Il grimaça.
-Et si vous... Si vous pouviez ne pas lui faire de mal... Demain, il veut m'emmener dans les collines. S'il est occupé avec moi, il fera pas attention au reste, je crois... Peut-être que vous pourriez le capturer sans lui faire de mal...

Albérich soupira et refit face au petit garçon.
"Je voudrais que les choses soient aussi simples. Et que personne ne soit blessé. Vraiment, je le voudrais, mais… je ne peux pas te promettre que ce sera possible. Même si j'arrive à neutraliser Aubin sans lui faire de mal… et c'est beaucoup moins simple que ça en a l'air… Que ferons-nous ensuite ? Allons-nous le garder prisonnier des mois dans une grotte perdue de la montagne ? Sans que personne ne se doute de rien ? Et pour en faire quoi ?"
Il secoua la tête. Ce n'était pas au gosse de répondre à ces questions.
" Je verrai. Je te promets que je ferai de mon mieux."
Ça ne voulait rien dire. C'était dangereux. Mais Bastien avait l'air tellement inquiet…
" Dis-moi… De quels pouvoirs dispose-t-il ? Que t'a-t-il montré ? Plus tu as des détails, et plus c'est important."

Bastien se mordit la lèvre inférieure, concentré.
-Il peut devenir invisible. En tout cas, il le faisait avant, quand il jouait avec moi, pour me faire des blagues... Il peut aussi créer de chouettes lumières. Ou soigner. Il m'a soigné plein de fois quand je tombais et que je m'écorchais les genoux. Maintenant, il le fait après que...
Il se tut. se détourna. Quand il reprit, sa voix était plus faible.
-Il a un truc pour plus qu'on bouge. On peut même plus lever un bras ou quoi. Et s'il prononce un ou deux mots et agite les mains... On a... Enfin, c'est comme si on avait été mordu ou coupé, ça saigne beaucoup et ça fait mal... Et puis, le pire, c'est... C'est quand il parle et que je fais tout ce qu'il dit, même si je veux pas. C'est pas possible de résister...

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