La Couronne de Cuivre

" Tu dois absolument le faire, dit Baptiste. C'est important qu'il sache ce qu'il est."
Il frissonna.
" Ils se trompent peut-être, après, ces clercs... Ils doivent sûrement pas s'y connaître des masses en habitants des bois, vu ce qu'ils en pensent..."

-Celui-là avait l'air sûr de son fait. Et je pense que vu ses fonctions, il a de l'expérience en la matière.
Nouveau soupir.
-Et je compte en parler à Titus, tu sais. C'est effectivement important. Mais il faut que je réfléchisse à la manière dont je m'y prendrai, parce que ce n'est pas exactement évident.

" Non, j'imagine..."
Ils avaient regagné la salle principale, avec le bourdonnement de ses mille conversations.
" Le pauvre, il ne s'y attend sans doute pas du tout..."

-Effectivement. Et il faudra être particulièrement soutenants quand il l'aura appris. J'espère qu'il réussira à se concentrer sur le fait que quelles que soient ses origines, quelle que soit sa nature, il y a des gens pour l'apprécier à sa juste valeur.
Il jeta un regard en direction de Victor.
-Allez, viens : la mairie nous attend.

" Il sera peut-être content d'être un elfe comme toi." souffla Baptiste à mi-voix avant qu'ils ne rejoignent Victor.
Celui-ci lorgnait mine de rien vers le comptoir où on vendait la bière de l'abbaye. Apparemment, on y procédait également à des dégustations. Mais il leur sourit, innocent, et leur emboîta le pas dans la rue.
" Finalement, clerc, ça n'est pas un mauvais métier : on mange bien, on boit bien, on passe ses journées à ne rien faire sinon prier, sans stress de devoir gagner sa croûte, entouré de plein d'amis... Si j'avais moins d'énergie, j'y songerais... Baptiste, toi, c'est pas ton genre ?
— Oh non merci. Franchement, les dieux... hum... avec tout le respect que je leur dois... Ils ne m'ont pas beaucoup aidé, pour l'heure."

-De toute façon, il est hors de question que l'un ou l'autre d'entre vous devienne clerc : je n'ai aucune envie d'être condamné à ne plus vous voir qu'une demi-journée par mois, et encore...
Il plaisantait, évidemment : si l'un de ses enfants ressentait l'appel d'un dieu, il ne s'y opposerait pas, aussi difficile cela soit-il.
-Bon, mission numéro un accomplie. Ne reste plus que la mission numéro deux.

" Si je deviens aventurier, tu me verras une fois tous les deux ou trois ans..." remarqua Victor, d'un air blasé.
Baptiste fronça les sourcils.
" Pourquoi tu verrais moins un clerc qu'un magicien ?"

-Disons qu'à la différence des temples, toutes les institutions dédiées à la magie n'obligent pas leurs élèves à vivre en internat : ce sont des écoles, on peut rentrer chez soi le soir, une fois les cours terminés... Et puis, en général, on n'y entre pas dès dix ans.
Il se dirigea vers la sortie.
-Allez, en route, mauvaise troupe !

Ils étaient à présent dans la rue.
" L'université de la magie de Luménis est un internat, dit Victor.
—*On dit que certains étudiants n'en sortent pas pendant près de dix ans, jamais.
— On dit aussi que certains professeurs n'en sont jamais sortis, qu'ils ne savent même pas en quelle année on est ou qui gouverne.
— Après, c'est vrai qu'il faut avoir quinze ou seize ans pour entrer en classe préparatoire.
— Tu sais ça, toi ?
— Je sais ça, oui. Pourquoi le talent magique devrait-il se révéler plus tard que le contact avec les dieux ? Plus tard on commence, plus le chemin est ardu. C'est comme les langues... ou le maniement de l'épée."

Ce que lui avait du mal à comprendre, c'était la raison pour laquelle devenir clerc signifiait obligatoirement rompre pour des années avec sa famille.
-C'est vrai. Mais contrairement aux clercs, les mages ne doivent pas leur capacité à lancer des sorts à une énergie qui les habite : ils l'obtiennent après de longues et complexes études, qui requièrent la compréhension de concepts intellectuels fort ardus... Il faut donc une certaine maturité pour les appréhender. Ceci dit, certains établissements accueillent des élèves très jeunes.
C'était le cas de l’École du Necronomicon, à Melandis...

" L'énergie les habite pas, les clercs, ils doivent aussi apprendre à la trouver et à la canaliser... Ce sont les élus divins qui ont ça en eux dès le début.
— Mais la foi, c'est plus simple que d'étudier plein de gros bouquins.
— Ça je suis pas certain. Sinon tout le monde serait un peu clerc : c'est quand même pratique de pouvoir se soigner en claquant des doigts."

-Devenir le réceptacle de l'énergie divine est chose compliquée, c'est certain, et tout le monde n'en est pas capable. Mais le mage, lui, ne devient jamais le réceptacle d'aucune énergie quelle qu'elle soit : prive-le de son grimoire et il se retrouve incapable de lancer le moindre sortilège. Car c'est dans son grimoire que réside toute sa magie, tout ce qu'il peut lancer... D'ailleurs, il lui faut mémoriser à nouveau ses sorts tous les soirs, des heures durant, et il est limité à ceux retranscrits dans son précieux volume. Un clerc ne s'encombre pas de pareilles choses : une heure de prière le matin et il obtient tous les sorts qu'il a demandés.

" Je croyais que les mages pouvaient aussi retenir certains sortilèges sans leur livre... en s'entraînant.
— Et les ensorceleurs, ils ont aussi besoin d'un bouquin, eux ?
— Je croyais que ça ne prenait qu'une heure pour les mages, mais qu'ils devaient dormir beaucoup.
— Alors ça me conviendrait peut-être, finalement, mage, dit Victor en riant.
— Mais finalement, le mage, il a la satisfaction d'obtenir sa magie par la seule force de son savoir... tandis que le clerc, il est à la merci du bon vouloir de son dieu. Un pas de travers, et c'est terminé.
— Et puis franchement, une boule de feu, ça en jette drôlement plus que... heu... la guérison d'un furoncle !"

Il sourit.
-Les clercs peuvent lancer des colonnes de feu, tu sais. Et ça en jette pas mal, non ?
Il se fit plus sérieux.
-Bon, récapitulons. D'abord, on a les ensorceleurs et les élus divins : la magie coule dans leurs veines, ils doivent juste apprendre à la canaliser mais, en contrepartie, ils ne maîtrisent qu'un nombre relativement restreint de sortilèges. Ensuite, on a les clercs : à l'origine, ils n'ont aucune magie en eux, il leur faut des années pour apprendre à recevoir celle de leur dieu et, quand c'est chose faite, la prière quotidienne leur donne accès à un éventail très étendu de sortilèges ; en contrepartie, ils doivent rester dignes de la divinité qu'ils servent, sans quoi ils sont privés de tout pouvoir. Enfin, on a les mages : non seulement leur magie n'est pas innée mais, de surcroit, elle ne les habite jamais, leurs longues études leur permettant seulement de comprendre le fonctionnement de la Toile, d'apprendre à s'en servir au travers de sortilèges qu'ils doivent d'abord consigner dans leur grimoire, ensuite réviser chaque soir. C'est sans doute la voie la plus contraignante au quotidien mais, en contrepartie, elle leur permet de se constituer un sélection personnelle de sortilèges à partir de l'éventail le plus riche qui soit.

" Hum. Tout bien considéré, tu as raison, les clercs c'est mieux.
— Il ne nous reste plus qu'à devenir clercs.
— Moi je choisis Tymora, et toi ?
— Hum. Je ne sais pas... Peut-être Mystra. Le meilleur des deux mondes.
— Merci de nous avoir ouvert les yeux, Taliesin."
Puis ils se mirent à glousser et repartirent dans les rues de la cité, vers l'hôtel de ville.

Il leur dédia un sourire lumineux.
-C'est bien noté. Promis, sur le retour, on fera un crochet par Erhedun où je vous déposerai dans vos temples respectifs. Alors certes, rentrer à la maison en solitaire ne sera pas très joyeux mais qui sait, peut-être me trouverai-je de nouveaux fils en cours de route...
Et, tout en poursuivant sa marche, il se mit à siffloter d'un air dégagé.

Mais Baptiste et Victor ne se laissèrent pas démonter.
" Il parait qu'à Eredhun, plus des trois-quarts de la population a moins de trente ans, dit Victor. Il y a plus de tavernes qu'à Luménis pour une population dix fois moins importante.
— Je me demande si on peut commencer à étudier la magie dès qu'on entre au Temple, embraya Baptiste. Je dois dire que je suis impatient de lancer mes premiers projectiles magiques... Ce sera moins dangereux sans les jumeaux à proximité.
— Après, on apprend à combattre d'emblée, aussi... Enfin... J'imagine que vu mon niveau, je serai dispensé des cours de base.
— Tu es déjà allé à Eredhun, Taliesin ?"

Il secoua la tête.
-Non, jamais. Honnêtement, je n'ai pas encore visité beaucoup de cités hélonniennes...
Il eut un sourire espiègle.
-J'imagine qu'Erhedun vaut le détour, pour qui aime les temples et les clercs, les boutiques spécialisées pour les temples et les clercs, les tavernes fréquentées par les employés des temples et par les clercs. Mais à tout prendre, pour mon prochain voyage, une ville comme Antelucas me tente davantage.

" Je te reconnais bien là ! s'exclama Victor. Le royaume des plaisirs !
— Il parait que ça ne vaut pas trop le coup, quand on n'est plus... heu... célibataire, dit Baptiste en s'empourprant. Que c'est horriblement tape-à-l'oeil et bruyant. Vulgaire.
—*Je parie que c'est ce qu'en disaient les paladins de Luménis.
— Oui. Effectivement. Mais je crois quand même que... ce n'est pas trop mon genre."

-Comme je me suis laissé dire que les Lathandrites de Luménis étaient quasiment aussi rigoristes que des Helmites, je ne me fierais pas trop à leur avis... dit-il d'un ton léger. Et plus sérieusement, il ne faut pas confondre Sunites et Sharessiens. Les premiers sont parfois particuliers, c'est certain. Mais s'ils prônent l'amour, ils prônent également l'amitié, sans compter que ce sont de grands mécènes grâce auxquels de nombreux artistes peuvent travailler, qu'ils aiment les fêtes, le bien boire et le bien manger... Je pense sincèrement qu'Antelucas vaut le détour, que tout n'y est pas vulgaire et tape-à-l’œil, qu'on peut y observer des choses magnifiques et que même quelqu'un de marié peut beaucoup s'y amuser. Par aiilleurs, les Anteluciens que nous avons rencontré sur Mersant étaient particulièrement chaleureux.

" Je ne savais pas que tu étais un spécialiste des divinités humaines. Sharess, c'est pas juste la petite copine de Sunie ? dit Victor avec un sourire.
— Mais Antelucas, c'est pas le problème des Sunites, fit Baptiste. C'est que sa réputation draine tous les... comment dit-on déjà ? les hédonistes, voilà, du pays. Du coup, même si les Sunites sont juste un peu romantiques, et bien... il y a tout le reste. Les excès. Enfin, moi j'ai jamais été. Mais quand certains de nos preux revenaient de là-bas, ils étaient toujours un peu stupéfaits de ce qu'ils y avaient vu... dans la rue... Enfin, on me racontait pas ça à moi... Chastes oreilles, tout ça.
— Moi je suis sûr que ça doit être cool ! Il parait qu'il y a des bals toutes les nuits ! On n'est jamais obligé de dormir, parce qu'il y a des clercs sunites pour te requinquer pour deux sous !"

-Si c'est le cas, ça n'est vraiment pas très malin. Mais de manière générale, il faut se méfier des rumeurs : mieux vaut se faire sa propre opinion. Et pour rrépondre à ce que tu disais au début, Victor... J'ai passé la quasi totalité de mon existence parmi les humains et il m'est arrivé, parfois, de travailler pour une Église : dès lors, par la force des choses, j'ai glané quelques informations sur votre panthéon...

" Mais c'est bien, dit Victor. Toi et moi, on ira à Antelucas. Et Baptiste ira avec Galathée... ailleurs. Dans les bois. Dans une tour. Quelque part.
— Pas de soucis pour moi, répondit Baptiste avec un sourire. J'irais bien à Ithilion. Ils ont de grandes bibliothèques."
L'expression de Victor se figea.
" Ne parle pas de ce que tu ne connais pas."
Son frère le dévisagea, surpris.
" Tu es déjà allé à Ithilion ?
— J'aimerais autant ne pas m'en souvenir."

-C'était après que nous ayons été tous enlevés, dit-il doucement. Mais tu ne pouvais pas savoir, Baptiste.
Peut-être donnerait-il davantage de détails à ce dernier. Mais pas maintenant, pas devant Victor.
-Quoi qu'il en soit, que diriez-vous de nous débarrasser de ces histoires de paperasse ? Ensuite, nous pourrons passer à des activités bien plus agréables.

Ils finirent par atteindre l'hôtel de ville. C'était une bâtisse imposante, en pierre, qui tranchait sur l'architecture ambiante par son allure un peu martiale. Une fois à l'intérieur, on les guida vers les locaux de la garde, où ils furent reçu par une jeune femme.
" Vos dépositions ont effectivement prêtes. Je vais avertir le sergent de votre présence. Il faudra passer l'un après l'autre, relire ce que vous avez déclaré, puis signer."
Elle leur indiqua un banc puis disparut un moment dans une salle voisine. Quelques minutes plus tard, elle reparaissait accompagnée d'un homme plus âgé, à la moustache spectaculaire. Celui-ci se présenta comme étant le sergent Gordon Bluetower. Victor se porta volontaire pour passer le premier et Baptiste et Taliesin demeurèrent seuls en arrière.

Pendant l'absence de la jeune femme, il avait insisté auprès de ses fils sur la nécessité de relire avec une très grande attention les documents qu'on leur présenterait, afin de s'assurer qu'ils correspondaient bien à leurs déclarations : ce faisant, il s'était montré extrêmement sérieux, car il craignait vraiment que Victor, pressé d'en finir, se contente au mieux de parcourir les textes en diagonale.
-Pour revenir à l'échange de tout à l'heure... souffla-t-il à Baptiste après le départ de son frère. Après notre enlèvement, Victor a été envoyé à Ithilion et plus précisément dans un temple d'Oghma. je ne sais pas exactement ce qu'il s'y est passé mais... ça a été rude. Voilà, comme ça, tu sais. Et ne te sens surtout pas embarrassé : comme je l'ai dit sur le moment, tu n'avais aucun moyen de savoir.

" Non, je ne savais pas."
Il se fit songeur.
" Je verrai bien. Peut-être qu'il a envie d'en parler quand même. Ça fait rudement longtemps, maintenant."
Il sourit.
" Victor, dans un temple d'Oghma... Même s'ils étaient super gentils, ça a dû être le bordel."

-Ils n'ont pas été super gentils...
Il se souvenait parfaitement du geste qu'avait esquissé Victor après leurs retrouvailles, quand il avait évoqué son séjour au temple : il indiquait clairement qu'on l'avait frappé.
-Enfin, il s'en est sorti, comme nous tous. C'est le plus important.

" Oui, de l'avant, en bons Lathandrites !" s'exclama Baptiste, sur un ton très peu convaincu.
Victor revint, le sourire aux lèvres.
" Désolé pour le délai, j'ai dû m'inventer une signature." annonça-t-il, ravi.
Baptiste se leva et suivit à son tour le sergent.

-Tu aurais pu garder la même que celle que tu as utilisée pour l'acte de mariage... dit l'elfe d'un ton léger.
Il se fit ensuite plus grave.
-Tu as bien pris le temps de tout lire, au moins ?

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile