La Couronne de Cuivre

-Désolé, Hubert, je ne voulais pas sous-entendre que tout cela devait débuter dès demain.
-Moi non plus, d'autant que je me vois mal aller trouver mes éclaireurs dans l'instant : ils ont bien mérité de se reposer un peu.
-Nous pouvons très bien nous accorder deux ou trois jours pour planifier ces opérations. D'ici là, nous n'aurons qu'à poursuivre les expéditions aux abords des portes nord : cela n'en rendra que plus sûre la position de la garnison.

" Très bien, je vais organiser les choses en ce sens, dès lors, dit Hubert. Mais Etienne, j'aurai besoin de discuter les choses avec quelqu'un et je pense que tu es la personne la plus indiquée. Or comme nous ne nous croisons qu'en soirée... Pense à me réserver celle de demain, si c'est possible ? Agencer toutes ces équipes va demander une organisation bien huilée et des communications efficaces. Rien d'impossible, bien sûr, mais je n'aime pas m'entendre réfléchir dans le silence de mon crâne."

Étienne sourit.
-Je comprends ça. Et il n'y a aucun souci : je n'ai jamais rien de bien spécial de prévu en soirée et je te réserve donc celle de demain. A franchement parler, je ne suis pas certain d'être la personne la plus apte à t'aider mais je me fie à ton jugement et je m'efforcerai d'être un interlocuteur acceptable.
Tout semblait réglé concernant ce point. Et, à moins qu'ils n'en aient d'autres à traiter, la réunion pouvait être levée.

Ni Albérich, ni Hubert n'avaient quoi que ce soit à ajouter, aussi purent-ils passer à des activités plus agréables... ou plus délicates, en ce qui concernait le Luménien. Il était à moitié certain que sa démarche soit bien inspirée, mais dans le même temps, il avait la sensation qu'il n'y avait pas d'autre voie possible. Il abandonna Hubert dès qu'ils eurent regagné la grande salle et se mit immédiatement en quête de Thibault. Il aviserait en fonction de la prime réaction du Sunite : il n'avait pas l'intention de le faire lanterner quant au sujet de leur entretien...

Il y avait bien deux Sunites dans la vaste salle, mais pas celui qu'il cherchait : seulement Roland et Renaud, qui jouaient aux cartes avec d'autres gens d'épée, dont Edgar et Ted. Cependant, apprendre où se trouvait son ami ne fut guère difficile : il n'eut qu'à poser quelques questions pour s'entendre dire que Thibault était monté dans sa chambre. Selon certains, il tentait de reconstituer des amphores à partir des fragments découverts lors des expéditions.

Albérich ne s'était pas vraiment attendu à autre chose et il se rendit jusqu'à la chambre du Sunite. Il savait parfaitement où elle se situait, à deux pas de la leur, car il l'avait aidé à s'y installer le jour de son arrivée. La désillusion avait dû être terrible pour Thibault, et le Luménien ne pouvait que s'en vouloir d'en être la cause. Il s'immobilisa une seconde devant l'huis, puis frappa.
" Thibault, c'est Albérich. Est-ce qu'on peut parler ?"

Durant quelques secondes, il n'obtint aucune réponse. Et puis...
-Bien sûr que tu peux me parler ! Entre donc !
La chambre du Sunite, presque aussi dépouillée que celle d'Albérich, était éclairée par un caillou enchanté pour procurer une vive lumière. Quant à son propriétaire, il était assis au pied de sa couche, un pinceau dans une main, un tesson dans l'autre. Près de lui, l'on voyait d'autres fragments et, dans un coin, deux amphores pleinement reconstituées - et fort belle, il fallait l'admettre.

Albérich se glissa à l'intérieur de la pièce et referma la porte derrière lui. Il resta un moment immobile, observant le travail du Sunite, avec une réelle admiration. Il s'approcha des amphores déjà reconstituées.
" C'est magnifique... dit-il. Quelle oeuvre de patience..."
Il regarda les fines décorations sur le col des vases.
" Je n'aurais pas imaginé que tu te faisais restaurateur à tes heures perdues... Enfin tu m'en avais parlé... et c'est logique, je suppose... C'est vraiment remarquable."

Son ami haussa les épaules.
-Honnêtement, tout le mérite revient aux Anciens. Ils avaient d'excellents artisans qui, outre savoir choisir les meilleures matières premières, maîtrisaient à la perfection l'art de la cuisson. Avec des cassures si nettes, des tessons qui ne se désagrègent pas sur les bords, le travail se limite donc somme toute à un puzzle. Tout ce qu'il faut pour en venir à bout, c'est un peu de patience et de méthode.

" Qu'est-ce qui les a cassés, à ton avis, si ensuite le temps a eu si peu d'effet sur les morceaux ? Je n'y connais pas grand chose en poterie, bien sûr... Mais j'aurais pensé qu'elles resteraient intactes... Finalement, beaucoup de choses ont disparu, le bois, le tissu, le papier... Mais si tu peux reconstituer les amphores dans les moindres détails... C'est qu'autre chose a brisé les récipients originaux... Peut-être des morts-vivants, simplement, tu me diras... En tout cas ces scènes doivent t'en apprendre pas mal sur la vie en ces temps-là..."

-A terme, elles nous en apprendront beaucoup, effectivement. Mais dans l'immédiat, je n'en ai reconstitué que quelques-unes et presque toutes concernaient des épreuves sportives. Quant à ce qui les a cassées... Je pense que oui, les morts-vivants sont a incriminer. Après, ce que nous considérons aujourd'hui comme des œuvres d'ars, ce n'était que de simples récipients, à l'époque, dont on se débarrassait souvent une fois qu'ils étaient vides. Peut-être simplements les habitants n'ont-ils pas eu le temps d'emmener ces débris au dépotoir.

" Tu devrais reporter sur le plan, l'endroit où tu as trouvé chacune d'entre elles... Cela permettrait peut-être de comprendre à quoi servaient les différentes maisons... Bon, peut-être que simplement celles-ci viennent de la demeure d'un sportif... ou d'un amateur de ce genre d'activités..."
Il sourit.
" Au fait... Si tu as besoin d'aide, on pourrait chercher des volontaires... D'autant que les explorations vont bientôt descendre vers le lac... Et puis nos propres artisans seraient peut-être intéressés par les examiner de plus près..."

Il sourit.
-Ils les ont déjà examinées : c'est d'eux que je tiens ce qui me permet de les recoller et je leur ai confié les deux premières que j'ai terminées. Quant aux volontaires, j'en aurai sous peu, même s'ils sont en réalité désignés d'office : les instituteurs pensent que ce serait un bon exercice pour les enfants et j'ai promis de venir un de ces jours en classe pour animer un atelier. Mais c'est sûr que si on en trouve beaucoup d'autres, il faudra des renforts. Cela ne me gêne nullement, du moment qu'on m'en laisse une ou deux à rafistoler : ça me distrait à mes heures perdues.

Après tuteur de petits cannibales, voilà que Thibault allait organiser des ateliers en classe... Il se révélait d'une douceur et d'une patience insoupçonnées. Et bien sûr, il travaillait à ses amphores avec tout le sérieux requis.
" Bien sûr. Mais impliquer les enfants est une excellente idée.*Je suis sûr que certains prendront beaucoup de plaisir à reconstituer ces petits univers miniatures..."
Tourner autour du pot, l'expression n'avait jamais eu un sens aussi... tangible. Il fallait qu'il ose aborder le sujet qui l'avait amené jusque là.
" Mais, Thibault, je ne suis pas venu jusqu'ici pour te parler d'amphores, tu dois t'en douter. Je voudrais qu'on puisse parler... Je ne sais pas... Il me semble juste de te dire où en sont les choses. Entre moi et Hubert."

Le Sunite demeura impassible.
Presque impassible : Albérich vit une ombre traverser son visage, le temps d'un battement de cœur, et ses doigts se crisper légèrement sur le manche de son pinceau.
-Bien sûr que je sais pourquoi tu es là, dit-il doucement.
Il fixa ce qu'il tenait à la main, releva les yeux sur le Luménien.
-Et je sais où en sont les choses entre Hubert et toi. J'ai l'oeil pour ça, tu sais. C'est pour ainsi dire... mon rayon.
Il prit une profonde inspiration.
-Je suis heureux pour vous. Pour toi, surtout. Après toutes ces ténèbres, il était grand temps que de belles choses t'arrivent. Et tu t'en doutes : en tant que Sunite, je n'en connais pas de plus belles que l'amour.

Albérich pinça les lèvres et acquiesça.
" Merci, dit-il simplement. Je me doutais que tu savais mais... voilà. Je ne voulais pas que tu penses que je cherchais à te le cacher."
Il lâcha un léger soupir. Il n'y avait sans doute rien à ajouter. Thibault avait droit à sa dignité et lui-même n'avait rien à lui offrir qui puisse le consoler. Il serait toujours son ami mais ça, le Sunite n'en doutait pas. Ce serait à lui de voir s'il parvenait à le rester de son côté. Il ne pouvait pas non plus lui dire qu'il quitterait Clairétoile si sa présence lui était douloureuse, car tant que l'hiver rugirait, ce serait chose impossible. Et vu qu'il avait Hubert, il ne pouvait rien désirer d'autre, juste s'effacer et s'adapter aux besoins de son ami. C'était la moindre des choses.
" Bon... et bien je vais te laisser travailler, je pense..."

Le Sunite marqua une hésitation, parut se retenir de secouer la tête.
-Comme tu veux, Albérich. Mais saches que tu ne me dérange pas.
Il sourit.
-C'est gentil d'être passé, en tout cas. Et je te souhaite une excellente nuit.

" Bonne nuit à toi." répondit Albérich, embarrassé, avant de regagner le couloir.
Une fois à l'extérieur, il s'éloigna à grands pas nerveux, avec le sentiment d'avoir détruit quelque chose sans en avoir eu l'intention, et la frustration de n'avoir aucune idée de quoi faire pour le préserver. Pendant une seconde, en remontant le couloir, il se demanda s'il n'avait pas fait une erreur, s'il n'aurait pas dû garder ses distances avec Hubert, mais de toute façon, c'était une fausse solution, car il n'aurait pas pu aimer Thibault juste pour lui faire plaisir. Mais il aurait pu rester l'ami de l'un et de l'autre, sans jamais aller au delà.
Ce n'était sans doute pas satisfaisant. D'ailleurs il avait envie de retrouver Hubert et de profiter un moment de la chaleur de son étreinte, juste ça, et de se relâcher intégralement dans ce cocon protecteur et aimant.
Mais le paladin n'était pas là où il pensait le trouver, dans leur chambre, et il décida d'aller jeter un oeil dans la grande salle. S'il ne l'y dénichait pas, il aviserait.

***

En réalité, Hubert, pour se changer les idées et honorer ses engagements, s'était mis en quête de Giovanni. Il craignait que le barde n'ait un modèle pour la soirée, et qu'il soit donc malvenu, mais peut-être pouvait-il lui parler rapidement avant qu'il ne doive se mettre au travail... A moins qu'il ne soit libre, auquel cas, il lui proposerait peut-être de compléter ses esquisses...

La chance fut avec lui : Edgar l'informa qu'une première personne avait posé pour le barde en toute fin d'après-midi et qu'une autre l'avait fait juste après le repas. Puisque le Conseil avait duré un certain temps, puisque Giovanni travaillait assez arpidement, il était probable que cette seconde séance soit sur le point de se terminer, à moins qu'elle ne le soit déjà. Le paladin prit donc la direction de l'atelier et en trouva la porte entrouverte : le SUnite était à l'intérieur, seul, penché sur ses esquisses.
-Entre donc ! fit-il d'un ton léger sitôt qu'il eut remarqué son visiteur.

Hubert sourit et se glissa à l'intérieur.
" Edgar m'a dit que tu travaillais à plein rendement ! J'espère que tu prends le temps de te reposer un peu... Même si je sais qu'un barde en pleine fièvre créative oublie parfois de manger, de dormir, et de dire bonjour à ses voisins."
Il s'installa sur les coussins.
" Je ne vais pas te déranger longtemps."

-Allons, Hubert : depuis le temps, tu devrais savoir que tu ne me déranges jamais !
Il entreprit de ranger ses dessinas.
-Sinon, ne t'en fais pas : je m'active beaucoup en journée mais il me reste malgré tout du temps libre. Et, par ailleurs, je ne me prive ni de manger, ni de boire, ni de dormir suffisamment ! Bref, je suis en parfaite condition pour accomplir la mission que tu entends me confier !
Il sourit.
-Car tu entends bien me confier une mission, n'est-ce pas ? Tu viens me trouver juste après le Conseil, où vous avez dû mettre sur pied de grands projets... Alors, dis-moi : en quoi puis-je vous être utile ? Pour une expédition à destination d'un édifice particulièrement prometteur, peut-être ?

" Ah non, pas du tout, Giovanni, tu te trompes... Ma présence n'a rien à voir avec le conseil, dit Hubert, embarrassé. Dans les jours à venir, mes missions vont être purement militaires... Mais je te promets de t'intégrer officiellement à l'un des groupes d'exploration qui commenceront à visiter les édifices du bord du lac. Ça ne commencera pas avant plusieurs jours, cela dit. Non, ma présence est beaucoup moins..."
Il s'arrêta avant d'en dire trop. Aborder le peintre frontalement n'était pas une bonne idée, même s'il finirait pas comprendre son manège. Hubert était bien conscient de n'avoir aucune des armes nécessaires pour rivaliser avec l'esprit d'un barde. Il avait été à bonne école.
" Tu as encore de ton breuvage de l'autre jour ?"

Une seconde, Giovanni l'observa avec intensité. L'instant suivant, son sourire s'élargissait : manifestement, il soupçonnait quelque chose mais à voir sa mine enthousiaste, ce quelque chose était à des lieues de la vérité.
-J'en garde toujours une petite réserve en cas de besoin. Laisse-moi juste une minute !
Il s'en alla farfouiller dans un coin, déposa bientôt sa manière de théière sur le brasero et deux coupes sur la table basse.
-Ce sera bientôt prêt. Et si tu désires grignoter, ne te prive pas de le dire : il y a ce qu'il faut !

" J'ai bien mangé, tu es gentil." dit le paladin.
Bon, Albérich affrontait Thibault, il en avait probablement pour un certain temps. Hubert n'avait pas l'intention de transformer sa visite chez Giovanni en rapide intervention pour plaire aux instituteurs.
" Tu as eu tout ce qu'il te fallait, l'autre jour ? Je n'étais pas un modèle très... concentré."

Il secoua la tête.
-Honnêtement, Hubert... Je savais d'emblée que cette séance ne serait pas très productive en termes artistiques et ça n'était pas vraiment son but : j'ai tracé quelques lignes mais c'était surtout pour me donner contenance. Il faudra donc que nous remettions ça. Cependant, ça n'a rien d'urgent et si tu souhaites que nous discutions... C'est là qu'est la priorité.

Difficile pour un paladin de rester insensible à la franchise chez autrui. Hubert ouvrit donc la bouche, puis la referma. Il finit par hausser les épaules.
" Je n'ai pas de grandes déclarations à te faire. Déjà, je voulais te remercier pour l'autre soir. J'étais peu convaincu, et je me suis senti piégé, contraint et forcé mais... ça a payé. Je ne peux donc que te remercier pour m'avoir donné la force de faire ce que je n'aurais jamais trouvé en moi-même."

-Allons, tu ne dois vraiment pas me remercier. D'abord parce que je suis certain que tu aurais fini par trouver cette force : mon intervention n'a donc fait, au final, que hâter un peu les choses. Ensuite parce que c'est le rôle des amis de se soutenir, de s'entraider : à quoi serviraient-ils, sinon ? Enfin parce qu'en me faisant confiance, tu m'as permis de me rendre utile, ce qui me tient très coureur. Alors au fond, c'est moi qui devrais te remercier.
Il jeta un coup d’œil en direction du brasero.
-Et permets-moi de te dire à quel point je suis heureux pour toi, heureux pour vous... Je pense que vous êtes vraiment faits pour vous entendre, tous les deux. Et ça fait longtemps que je le pense. Bon, ça ne m'a pas empêché de me ronger les sangs, l'autre soir, après que nous nous soyons séparés... Heureusement que tu es passé t'enquérir de tes écuyers, que j'ai pu voir ton expression... Parce que je m'inquiétais, mine de rien. Je pensais avoir agi comme il le fallait mais... Comme je te l'avais dit, je n'avais pas non plus de certitudes absolues.

" Je dois dire que je suis moi-même toujours un peu stupéfait de la manière dont Albérich a réagi. Il a mis un peu de temps pour comprendre... Il pensait... que je parlais de toi. Vu que nous venions de passer du temps ensemble, que tu es proche de Thibault... Ça n'aurait pas été chose impossible, évidemment... Mais une fois que j'ai cessé de me cacher derrière des approximations, il a eu l'air complètement... stupéfait... et pourtant pas contraire. J'ai l'impression... qu'il ne mesure pas toujours ce que cela recouvre... mais dans le même temps, tant pis."

-L'important, c'est effectivement que sa réponse ait été favorable. Et ce n'est pas étonnant : il éprouvait un profond sentiment à ton égard mais le prenait pour de l'amitié alors qu'il s'agissait d'amour, confusion qui tenait peut-être uniquement au fait qu'il ne se soit jamais imaginé en couple avec un homme. Il fallait donc juste lui ouvrir les yeux et si quelqu'un d'autre aurait pu s'en charger, c'est quand même mieux que ce rôle te soit revenu.
Il se leva pour aller récupérer sa théière, revint pour remplir leur coupes.
-Tiens, tant que j'y pense : si certaines nuits, Albérich et toi souhaitez bénéficier d'un peu plus de tranquillité, d'intimité, n'hésitez pas à me faire signe : on s'arrangera pour trouver un prétexte afin que tes écuyers dorment ailleurs que dans vos appartements.

Hubert se sentit changer de couleur jusqu'à ce que les oreilles lui brûlent et se dissimula rapidement dans les vapeurs de sa boisson.
" C'est gentil, dit-il après avoir légèrement repris contenance. Pour l'heure, nous nous débrouillons. Et puis, bon... chaque chose en son temps. Nous verrons bien comment cela évolue, de toute façon. J'ai décidé de faire mienne la devise des Sunites : vivre chaque instant pour ce qu'il est. Je suis déjà tellement... émerveillé moi-même... Je ne veux pas brûler les étapes. Albérich a les commandes, maintenant. Je dois me rappeler qu'il ouvre les yeux et que je suis un vieux vagabond, en ce domaine. Je ne veux rien faire qu'il pourrait interpréter comme une pression de ma part."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue