La Couronne de Cuivre

" Quelque chose ne va pas ?" demanda Albérich, sensible à l'hésitation de l'enfant.
Derrière eux, Douce semblait indécise, elle aussi, comme si la liberté qu'on lui avait offerte de manière impromptue la laissait plus inquiète que ravie.
" Ne sommes-nous pas sensés nous déshabiller, ou quelque chose du genre ?" ajouta le Luménien, se remémorant soudain cette pratique à laquelle il n'avait aucune envie immédiate de se plier.

Bastien sursauta, comme s'il émergeait d'un songe.
-Heu... Si si, bien sûr... bafouilla-t-il. Les êtres des bois portent pas de vêtements, eux. On doit faire pareil...
Il entreprit aussitôt de déboutonner sa chemise, mais il garda les yeux rivés sur les arbres... et suspendit son geste au bout de quelques secondes.
-Mais... Ce qui va pas, c'est que...
Il se tourna vers Albérich. Il avait les traits tendus. Tremblait légèrement.
-J'ai peur que si la Dame me propose un nouveau familier... J'arrive pas à dire non. Belle me manque. Sans elle, je me sens... tout vide. Et puis engourdi. Comme si j'étais qu'à moitié là... Comme si tout, c'était un rêve où je serais pas vraiment, plutôt que la vraie vie... Avant, je pouvais même pas parler ou bouger.. Après, j'ai pu un peu, mais pas beaucoup.
Il ferma les yeux.
-Oncle Aubin... Ce qu'il fait... Les coupures, les... Il... Il dit qu'il me manque un peu de souffrance; Juste un peu. Et... Il dit que la souffrance ouvrira la porte, me remplira... Je sais que c'est pas bien, Shar. Mais... Maintenant, c'est vrai que je peux mieux parler, écouter, bouger, comme si avoir mal... ça montrait qu'on existe vraiment, que tout est réel... Il dit ça, en tout cas. Moi, je veux pas redevenir normal avec la Voie. Je veux pas. Et maintenant que je suis un peu redevenu comme avant, je sens encore plus que Belle me manque...
Il tremblait comme une feuille, à présent.
-J'ai envie d'avoir un nouveau familier. Très envie. Mais j'ai peur, aussi. Très peur. Parce qu'un nouveau familier, il pourrait... Il pourrait mourir, aussi. Comme Belle. Et alors, tout recommencerait.

Albérich ferma les yeux une seconde, puis soupira et prit l'enfant contre lui, d'un bras.
" Tu as raison. C'était une mauvaise idée. Je ne l'aurais jamais suggéré si... si la situation n'avait pas été ce qu'elle est..."
Il frissonna.
" Je suis le premier à penser que tu dois guérir avant de prendre un nouveau familier..."
Mais ce que Bastien avait dit le remplissait d'effroi. Avait-il vraiment besoin d'être blessé pour reprendre vie ? Quel processus démoniaque était-ce là ? Il se maudit de n'avoir pas fait ce qu'il avait projeté au départ sans le mettre en actes : emmener le gosse à Erhedun. Un clerc expérimenté débloquerait son engourdissement sans difficultés, l'arracherait au marasme. Sans torture. Bien sûr, reprendre pied le ferait souffrir, comme il le voyait lui-même, c'était obligatoire. Mais l'idée qu'il soit sorti du gouffre parce qu'on lui avait fait du mal... Il était nécessaire de le faire examiner, Albérich en devenait plus persuadé à chaque seconde. Bastien prétendait rester défiant envers Shar, mais à son âge, il n'était pas impossible qu'il soit incapable de prendre conscience de ce qui avait pris racine en lui.
" Repartons. Nous trouverons un autre moyen."
Peut-être était-ce la meilleure manière de soustraire Bastien à Aubin : l'emmener à Erhedun. Le chemin était long mais il pouvait faire l'aller-retour en moins d'une veille, et espérer que Combeloup serait toujours debout à son retour. Sur place... Il avait plusieurs personnes de confiance auxquelles il pourrait confier l'enfant et c'était un lieu qu'Aubin n'approcherait pas. Restait à convaincre César.

Le gamin leva les yeux vers lui, toujours troublé.
-Mais... Si on en trouve pas ? Et puis... Si on part, peut-être que ça vexera la Dame ? Enfin, en même temps, on est pas entrés chez elle...
Il grimaça.
-Mais c'est peut-être bête d'avoir fait le trajet pour rien... On peut juste... Discuter. Si c'est vous qui parlez, mon oncle, ça devrait aller...

Albérich sentit un vent de panique l'envahir, une envie puissante de tout planter là et de partir en courant. L'indécision de l'enfant était douloureuse pour quelqu'un qui ne savait déjà pas vraiment où aller et que faire. Il aurait eu besoin d'un compagnon décidé ou obéissant, un interlocuteur qui ne lui aurait pas sans cesse renvoyé l'imprécision de ses intentions au visage. Mais il fallait faire avec. Bastien n'avait pas confiance en lui, ce qui n'était pas étonnant, vu qu'il ne savait pas ce qu'il faisait. Mais puisqu'ils étaient venus jusque là...
Il n'ajouta rien, conscient que chaque mot prononcé effritait davantage son semblant de résolution. Il n'était pas certain que la Dame l'écouterait. Il ne savait pas ce qu'elle ferait. Mais tant pis. Il retira sa tunique et sa chemise, délaça ses chausses et retira ses bottes.

Après un moment d'hésitation, le petit garçon soupira puis l'imita, se déshabillant presque avec empressement, comme si, à l'instar d'Albérich, il ne voulait plus laisser à l'indécision le temps de briser son élan.
Une fois nu, il ramassa ses frusques, les plia soigneusement, les déposa au pied d'un arbre avant de marcher vers la frontière, s'immobilisant juste à côté d'elle. Enfin, il jeta un regard à son oncle.
Ne restait plus qu'à franchir le pas.

Albérich se morigéna mentalement de se montrer aussi peu fiable. Il termina de se déshabiller, sans plus réfléchir à rien d'autre qu'à son geste suivant. Après avoir rangé ses propres vêtements, il rejoignit son neveu, lui prit fermement la main et lui décocha un timide sourire. Puis, prenant une profonde inspiration, il franchit les limites du domaine de la Dame, l'entraînant derrière lui.

Les doigts de l'enfant se crispèrent entre les siens, comme ils franchissaient la limite indistincte... puis se détendirent. Imperceptiblement.
Il faisait plus chaud, désormais. Et la douce brise qui soufflait, caressante, se fit porteuse de fragrances entêtantes, sucrées, aux nuances innombrables. Autour d'eux, la nature semblait vibrer d'une vie sans pareille qui s'élançait, palpitante, le long des troncs, des branches, qui gorgeait les membrures des feuilles, les corolles des fleurs... Les êtres des bois étaient là, eux aussi, indistincts sinon invisibles, rieurs sans once de moquerie. Simplement joyeux.
Tandis qu'ils avançaient, la rumeur de l'eau courante se mêla à leurs éclats de rire, au chant des oiseaux. Bientôt, les arbres s'écartèrent, révélant la clairière, sa source jaillissante, son bassin d'eau transparente...
Et sa Dame. Plus belle encore que dans le souvenir d'Albérich. Ses cheveux du vert des jeunes pousses cascadant sur ses épaules nues, ses yeux aux nuances profondes les observant comme ils s'approchaient, bienveillants.
-Bienvenue... dit-elle simplement.

Albérich s'inclina respectueusement, conscient d'avoir le souffle court et bien en peine d'exercer le moindre contrôle sur l'émotion que lui inspirait la Dame. Il se doutait qu'elle était consciente de l'effet qu'elle avait sur les mortels et espérait qu'elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Il lui fallut cependant quelques secondes pour reprendre ses esprits. Les effluves presque hypnotiques de la Nature révélée lui donnaient un léger vertige et il essaya de retrouver son calme à défaut d'une contenance parfaite. Comme au coeur de l'hiver, et malgré l'absence du satyre, une partie de lui-même se rebellait avec violence contre l'envoûtement profond du domaine. C'était une fraction trop infime pour qu'elle puisse exprimer sa défiance, mais peut-être était-elle aussi ce qui l'empêchait de se jeter aux pieds de la dame pour lui offrir son allégeance absolue, en corps et en esprit. Sans doute fallait-il une part de révolte en soi pour survivre à cette rencontre. Le Luménien devinait que certains hommes devaient se perdre face à elle, incapables de réprimer leur désir de lui plaire ou de la posséder.
" Ma Dame..." finit-il par articuler d'une voix cassée, qu'il éclaircit d'une légère toux. " Nous venons à vous en quête d'aide. Accepterez-vous de nous entendre ?"

Elle s'était approchée. A le frôler. Si près qu'il pouvait sentir sa présence, voir, sur le sol qu'il fixait, ses pieds graciles foulant l'herbe sans paraître la toucher.
Bastien lui avait lâché la main. Demeurait silencieux comme une ombre. On ne l'entendait pas même respirer.
-Parlez sans crainte, dit doucement la Dame.
Même sa voix était envoûtante...

Lorsqu'il reprit la parole, au bout d'une pause qui avait peut-être duré des années, il entendit à peine sa propre voix, tant le tambourinement de son coeur lui paraissait assourdissant. Il serra le poing droit, s'enfonçant les ongles dans la paume, à la fois pour tenter de distraire son attention avec une sensation désagréable, mais aussi pour s'empêcher de lever la main pour la toucher. Ces créatures et les humains n'étaient pas faites pour entrer en interaction, il en avait la certitude. Les risques étaient trop grands. Les fées ne pouvaient que s'offusquer qu'on tente de les toucher, alors même qu'elles étaient responsables d'un élan irrépressible.
" Bastien... est menacé par l'emprise d'une déesse humaine... une déesse maléfique... Le vide... qu'a laissé la chienne en lui... veut se remplir à nouveau..."
Il exhala, son estomac était noué et il sentait une chaleur insupportable lui dévorer le bas ventre.
" Je ne peux pas le protéger." lâcha-t-il. " Nous cherchons... de l'aide... pour que... que l'homme qui lui fait du mal ne puisse plus l'atteindre."

Il y eut un silence, un bruissement. La Dame avait tourné son attention vers l'enfant.
-Je pourrais remplir ce vide, dit-elle après un moment. Remplacer ce qu'il a perdu. Je m'y suis engagée, je suis prête à tenir parole. Ainsi, il ne serait plus menacé, cette puissance que vous redoutez ne pourrait plus prendre place en lui. Ce serait la solution la plus rapide, la plus durable, et comme il s'agirait d'une promesse tenue, nul ne pourrait m'accuser de m'immiscer dans les affaires des dieux ou des hommes.
Elle se tut. Repris avant qu'Albérich ait pu répondre.
-Mais ce n'est pas cela que vous êtes venu chercher. Vous n'aimez pas cette solution, et l'enfant est par trop hésitant. Je le sens au fond de lui.

Albérich avala sa salive. La conversation lui permettait de rependre un peu pied dans la réalité qui les avait menés là.
" Il est vrai que je préférerais qu'il retrouve un équilibre par lui-même, qu'il puisse être entier seul, et trouver un développement supplémentaire dans le lien qui l'unirait à votre don... Mais ce n'est que mon souhait, et je ne suis pas partie prenante dans votre pacte... C'est à lui, et vous, de décider de cela. Néanmoins, si tel devait être la voie de sa guérison... Je pense que Bastien posera un choix plus fort s'il peut s'avancer vers vous en temps de paix, et non poussé par l'urgence..."
Il frémit une seconde.
" Je viens à vous sans idée précise de ce que nous cherchons... Mais chaque minute que l'enfant passe sous la coupe de Shar est une minute qui risque de le détruire... N'avez-vous pas... un moyen de le protéger temporairement... Quelque chose qui repousserait le mal qui tente de l'étreindre ?"

-Pour l'heure, ce garçon n'est sous la coupe d'aucune divinité, répondit-elle. Il n'est pas souillé. Blessé, fragile, creux, oui. Mais pas souillé. Mais sa fragilité est telle qu'il pourrait l'être bientôt...
Elle s'éloigna de quelques pas. Revint. Peut-être plus près encore que la fois précédente.
-Il existe bien des façons de le protéger. Toutefois... Contrairement au don d'un familier, qui ne serait qu'une parole tenue, elles constitueraient une ingérence de ma part. Dans les affaires humaines ou divines. Or, le Pacte m'engage à n'intervenir en rien à Combeloup, sauf si on est intervenu dans mes domaines, sauf si la Nature est menacée. Ce n'est pas le cas ici : même si j'ai de l'affection pour lui, le garçon ne m'est plus lié en rien, alors qu'il était lié à moi lorsqu'il avait un familier. Il n'est pas l'un de mes fidèles. Si je l'aide... Combeloup ne m'en tiendra certainement pas rigueur. Mais d'autres le feront, peut-être. Sans compter que l'équilibre serait rompu, pencherait d'un côté.
La dame soupira.
-Pour que l'équilibre soit préservé, il faudrait un échange. Que mon acte soit compensé par un autre acte.

Albérich acquiesça. Les paroles de la Dame l'avaient rassuré : Bastien était intègre, c'était un soulagement indicible. Elle avait le pouvoir de percer l'âme, de savoir ce qu'il ne pouvait plus qu'espérer. Il avait envie de lui abandonner l'enfant jusqu'à ce que le problème posé par Aubin soit réglé, mais ça aurait été impossible à justifier auprès de César. Le vieil homme serait d'ailleurs probablement furieux s'il apprenait ce qu'ils étaient en train de faire.
" A quelle contrepartie songez-vous ?" reprit alors le Luménien.
Il savait que passer un pacte avec la Nature était quelque chose d'extrêmement dangereux. Mais il lui semblait n'avoir aucun autre choix.

-Je ne songe à rien... dit la Dame. Et quand bien même songerais-je à quelque chose, je me garderai de l'exprimer. Si j'émets un souhait, votre acte ne sera plus spontané, j'aurais moi-même rompu l'équilibre en vous proposant un échange décidé à l'avance.
Elle se tourna vers Bastien. Ses cheveux virevoltants, soyeux, parfumés, frôlèrent le visage de l'ancien clerc.
-Offrez. Faites. Le garçon ou vous. Ou joignez vos efforts. Sans que je n'ai rien sollicité ou demandé. Agissez de votre propre chef. Spontanément. Ainsi, je serai votre débitrice et, alors, je vous rendrai un bienfait, sous la forme qui me conviendra. Pas pour vous aider, non : juste pour rétablir l'équilibre. Nul, ainsi, ne pourra m'accuser d'avoir pris l'initiative, de m'être mêlée aux affaires qui n'étaient pas les miennes. Et peu importe que, vous, vous agissiez d'une façon qui ne soit pas désintéressée. Je suis garante de l'équilibre, il m'incombera de le rétablir en n'étant plus votre obligée.

Albérich se sentit brutalement affligé, en dépit de la douceur du temps, de la beauté de celle qui l'ensorcelait, des fleurs lumineuses à ses pieds, des senteurs suaves portée par l'air pur. Comme si, en plus de tout ce qui le taraudait déjà, il avait le temps de songer à un service à rendre à la Nature ! Ils venaient de perdre des heures précieuses, irrémédiablement. Il fallait qu'ils retournent au plus tôt dans le monde réel, avec toute sa noirceur, et l'inextricabilité de leur situation. Il tenta cependant de ne rien laisser paraître de sa déception.
" Merci, ma Dame, de nous avoir écoutés. A présent, nous devons prendre congé."
Ils repartaient les mains vides. Bastien était toujours vulnérable et son seul moyen de repousser Aubin demeurait de rester aux côtés du gosse. Il s'inclina cependant cérémonieusement, puis attendit qu'elle les congédie pour reprendre le chemin de la forêt.

La Dame ne répondit rien, d'abord. Il avait presque l'impression de sentir son regard posé sur lui, scrutateur, attentif.
-Devoir et vouloir sont deux choses différentes... souffla-t-elle. Ici, le temps s'écoule à sa manière, dans le sens qui lui plait. Ainsi, rien ne vous oblige à partir. Mais si tel est votre désir, je ne vous retiendrai pas.
Elle s'approcha davantage.
-Votre visite fut appréciée, et il ne sera pas dit qu'en échange de ce plaisir, et à seule fin de rétablir l'équilibre, je ne vous aurais pas donné un indice quant à la conduite à tenir.
Une seconde, une fraction de seconde, la main de la Dame frôla un point sensible.
Geste éloquent, s'il en était.

Albérich fut secoué de la tête aux pieds et contint à grand peine un gémissement peu recommandable. Il ne put cependant retenir sa main, qui attrapa le fin poignet de la Dame avant qu'elle ne se soit esquivée.
" Ne faites pas ça... " souffla-t-il à voix basse. " Vous n'avez pas idée de ce que... vous me faites subir."
Il était particulièrement conscient du spectacle lamentable qu'il donnait à son neveu, debout à ses côtés.
" Je me conformerai à vos désirs." ajouta-t-il, réalisant brusquement qu'il la touchait.
Il la libéra confus et effrayé et se mit à frissonner.

La Dame rit. D'un rire doux, cristallin. Aussi joyeux que le bruit de la source voisine.
-Mes désirs ? Que savez-vous de mes désirs, mortel ? Vous êtes venu ici avec vos propres intentions. Votre propre désir de m'offrir quelque chose. Il aurait fallu être aveugle pour ne pas le remarquer. Et c'est bien votre main qui enserra la mienne pour dissiper les doutes qu'il aurait pu subsister. Mais soit, un don ne se refuse pas.
Elle lui prit le poignet, l'entraîna sans qu'il puisse résister vers les limites de la clairière, puis au-delà d'un rideau d'arbres serrés.
-Et si vous releviez les yeux, à présent ? murmura-t-elle. Et si vous m'offriez ce présent, avec toute la fougue que vous contenez à grand peine ?

Albérich ne put que lui obéir. Pendant une seconde, alors qu'il relevait les yeux, il se demanda comment une créature d'une telle beauté pouvait accepter qu'un être aussi grossier que lui pose les mains sur elle. Pendant une autre, il paniqua, se remémorant les contes sur les hommes perdus dans le royaume des fées, en émergeant mille ans plus tard, ou y demeurant à jamais, esclaves envoûtés de reines exigeantes. Puis il croisa son regard et toute pensée fut abolie. Il ne demeura plus qu'un élan impérieux qui déferla en lui et emporta toute autre considération sur son passage. Il lui saisit le visage à pleines mains mais sans violence et embrassa ses lèvres sucrées sans pouvoir se détacher de son regard. Heureusement, elle finit par fermer ses grands yeux verts, ce qui le libéra de leur emprise, mais pas du désir dévorant qui gouvernait désormais chacun de ses gestes. Elle n'eut pas besoin de le guider, il n'eut pas besoin de l'interroger. Ils se trouvèrent naturellement, comme s'ils l'avaient fait mille fois auparavant, comme si leurs corps se connaissaient, communiquaient à un niveau primitif, élémentaire. Chaque mouvement tombait sous le sens, alors même que leur rencontre prenait des visages sans cesse renouvelés. Ils firent l'amour avec la douceur de la rosée sur les feuilles au petit matin, ils se prirent avec la sauvagerie des fauves qui luttent pour leur survie. Ils s'étreignirent comme des amants dissimulés par l'ombre des arbres, Albérich la couvrit comme le cerf ensemence la biche au creux du bois. Elle le chevaucha, il la mit debout. La Dame ne lui offrit aucun instant de répit, mais il n'en avait nul besoin. La réflexion, la sagesse, n'avaient aucun droit de cité. Il n'y avait que ses yeux, ses lèvres, la courbe de ses seins, sa chevelure à la douceur de l'herbe tendre, ses hanches et sa taille fine, ses jambes, les replis de son sexe derrière le buisson de mousse qui le dissimulait. Chaque parcelle de son corps semblait contenir la Nature toute entière. Elle dégageait une odeur d'humus, de pollen, de sève, et il pouvait la goûter de la langue et s'en imprégner, peau à peau, tandis qu'elle déployait les arcanes de sa sensualité. Il perdit toute notion du temps sans même y songer. Il ne désirait que la posséder et la posséder encore, et on eut dit qu'elle avait exactement le même souhait.

Il y eut une dernière extase, une dernière libération. Beaucoup l'avaient précédée, mais aucune n'avait atteint cette intensité. Elle le laissa pantelant, haletant. Autour de lui, le monde tournoyait, comme lancé dans une folle sarabande.
Pourtant, déjà, il reposait les yeux sur elle, sentait renaître le désir. Mais elle leva la main.
-Je crois qu'il est plus raisonnable que nous en restions là... souffla-t-elle. Je ne me lasse pas de cette danse, et je n'ai pas pour habitude de repousser ceux qui se donnent à moi. Mais le don de soi-même à ses limites, et je crains que vous ne les ayez déjà atteintes.
De fait, pour la première fois, Albérich prit conscience de son épuisement, de la sueur qui le recouvrait, de son cœur qui battait la chamade, affolé...
-Merci pour votre présent, mortel. reprit la Dame. Pour ces heures passées en votre compagnie. Je suis votre débitrice. Allez, à présent. Il n'est pas impossible que nos chemins se croisent à nouveau.

Pendant un instant, il la regarda sans comprendre. Oui, il était épuisé, mais quelle importance ? Il était prêt à aller jusqu'au bout car il n'y avait de mort plus glorieuse que de succomber dans ses bras, au coeur de la passion. Puis il eut brusquement peur, réalisant qu'il avait été en proie à une fièvre incontrôlable pendant un temps indéterminé. Il se releva, tremblant, effrayé par ce qui s'était produit, et murmura quelques mots indistincts avant de détaler vers l'endroit où il avait abandonné Bastien.

On aurait pu croire que le temps n'avait pas passé, tant la lumière y était identique, tans les rayons d'un soleil radieux, toujours à la même place dans un firmament d'azur, découpaient les mêmes ombres sur l'herbe verdoyante, éveillaient les mêmes scintillements sur l'onde pure du bassin.
Une chose avait changé, néanmoins. Une seule.
Bastien n'était plus là.

Albérich se figea et sentit le sang se retirer brusquement de son visage. Il prit appui sur un arbre voisin, tentant de résister au vertige qui l'avait saisi.
Il y avait forcément une explication simple. Forcément. Il était parti se promener le long du ruisseau. Il s'était enfoncé dans les bois. Quelqu'un devait savoir.
Je l'ai abandonné. J'avais promis de le protéger et je l'ai laissé tout seul pour... pour assouvir...
Il se sentit défaillir et se retourna brusquement vers la fée qu'il venait de quitter, cherchant une réponse.

Mais elle avait disparu. S'était volatilisée, sans avoir laissé la moindre trace de sa présence.
Il y eut du bruit dans les buissons, de l'autre côté de la clairière. L'instant suivant, Bastien faisait son apparition. Il adressa un sourire - un vrai sourire -à son oncle, puis se rapprocha d'un pas tranquille.

Albérich refusa de songer à son allure, froissée par les ébats fantastiques qui venaient d'avoir lieu. Il sourit, embarrassé, à son neveu.
" Je suis désolé de t'avoir fait attendre..." murmura-t-il en s'approchant.
Les souvenirs fragmentés des dernières heures commençaient déjà à le hanter. Comment avait-il pu perdre la tête à ce point ?
" Nous devrions... partir, maintenant."
Et au plus vite, songea-t-il.

Le sourire du gamin se fit amusé.
-Vous inquiétez pas, mon oncle. J'ai trouvé à m'occuper.
Il se tourna vers le chemin du retour.
-En fait, vous aviez besoin d'un alibi pour venir vous amuser ici, c'est ça ? lança-t-il, léger. Vous auriez pu le dire tout de suite...

Albérich s'empourpra brutalement et ne trouva rien à répondre. Le gosse ne lui facilitait pas les choses.
" Je n'en avais aucune intention..." finit-il par grommeler, embarrassé.
Et l'innocence de la jeunesse, alors ?
Il avait déjà l'impression de se languir de son amante merveilleuse. Il fallait qu'ils quittent rapidement le domaine. Encore étourdi par leurs ébats, il n'était pas certain qu'il n'allait pas faire volte-face pour fouiller tous les taillis à la recherche de la Dame, pendant mille ans s'il le fallait.
" Et qu'as-tu fait, de ton côté ?"
N'importe quoi pour se changer les idées.

-Des trucs ! répondit Bastien, évasif.
Il observa Albérich une seconde, comme s'il percevait son trouble, puis, décidé, il lui prit la main.
-Allez, venez, mon oncle. Ada dit qu'à trop rester dans le Domaine, on perd l'envie d'en partir, d'autant que les êtres des bois voient peu d'humains et aiment bien les retenir. Ça leur fait du changement, elle dit. Et vu comme j'ai déjà pas envie de retourner là-bas, vaut mieux y aller maintenant..
Et de l'entraîner hors de la clairière.

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