La Couronne de Cuivre

Sa tentative pour dédramatiser avait semble-t-il échouée mais il était tout à fait normal que Sylvia ait besoin d'être rassurée. Kasumi esquissa un sourire et serra un peu plus sa main dans la sienne avant de répondre d'un ton sincère :

- Non, ça signifie que j'ai décidé de la servir différemment mais ça ne change rien à tout le reste. Y compris que celle qui passe avant tout pour moi, c'est bien toi. Et que ça le restera. Bien sûr, je vais avoir des obligations et des responsabilités. Mais pas plus qu'avant.

" Mmmm mwouais".
Elle n'était qu'à demi convaincue.
" Ça change quand même certaines priorités il me semble. On a fait moins de liberté... Appartenir à une église, souvent, ça nécessite de suivre certains rites. Peut-être même de suivre les directives d'une hiérarchie ? Dans certains cultes c'est le cas... même s'il me semble que l'église de Mielikki n'a pas ce défaut. En fait, je n'en sais rien, il y a peut-être une hiérarchie aussi ? Quelqu'un qui te dira où tu dois aller prêcher et comment ?"

Kasumi secoua doucement la tête sans se départir de son expression confiante. Il était encore une fois tout à fait naturel que Sylvia se pose ces questions et s'inquiète de ce que ce tournant pouvait signifier concrètement pour leurs propres projets. Encore une fois, il tenta de la rassurer en s'efforçant d'être plus précis. Et donc plus convaincant :

- Le culte de Mielikki n'est pas très porté sur la hiérarchie pour ce que j'en sais. Et c'est pour défendre le bosquet que la déesse m'a accordé ces pouvoirs. Alors c'est là que j'exercerai. Après, j'ai bon nombre de lacunes à corriger et je comptais demander à Hortense si elle peut me guider un peu, me fournir des pistes.

" Oui, je crois que ce serait une bonne idée. Tu saurais mieux à quoi tu t'engages... Et moi aussi d'ailleurs."
Elle soupira. Puis se fendit d'un léger sourire.
" Et comment doit-on t'appeler maintenant ? questionna-t-elle d'un ton taquin. Frère Kasumi ? Votre seigneurie ? Cerf de Printemps ? Bras Armé de la Dame ? Tu sais que les gens ici vont se méfier de toute tendance prosélyte ?"

La remarque taquine était de bonne guerre et Kasumi préférait de loin cette attitude que les inquiétudes et les doutes exprimés un peu plus tôt par Sylvia.

- Grands dieux ! Je ne sais pas trop mais la dryade m'a appelé Cerf de printemps à plusieurs reprises... Mais j'espère bien que tu vas continuer à m'appeler simplement par mon prénom : je n'ai absolument pas l'intention de faire du protocole !

" Bah, je dirai à notre enfant que tu es le Grand Cerf de la chanson, celui qui accueille le lapin poursuivi par les chasseurs... Mais si, souviens-toi !
Dans sa maison un grand cerf
regardait par la fenêtre
un lapin venir à lui
et frapper ainsi....
Certes, tu n'as pas vraiment une tête de cerf, mais bon... D'ailleurs, reprit-elle d'un ton plus sérieux, à propos de bêtes, est-ce que ça change quelque chose pour ta louve ?"

Le sourire du demi-elfe s'était élargi en songeant à leur enfant et aux chansons que pourrait lui chanter sa mère. D'un geste impulsif, il posa une main sur le ventre de Sylvia et se perdit un instant dans ces perspectives d'avenir des plus réjouissantes. Il répondit cette fois d'un ton un peu plus absent :

- Non, ça ne change rien : je suis toujours autant rôdeur que je l'étais. Il me semble que le fait de devenir prêtre m'ouvre de nouvelles perspectives mais sans rien retirer de ce que j'étais avant. D'ailleurs, je crois que la plupart des prêtres de la déesse ont commencé leur carrière comme rôdeurs...

" Sans doute..."
Elle soupira.
" J'espère juste que ça ne te créera pas trop d'obligations, que tu garderas ta liberté, du temps pour moi... et pour lui. Ou elle d'ailleurs. Mais je parie que c'est un garçon."
La perspective de la naissance prochaine la fit sourire.
" Et... ça fait quoi, en fait, d'être clerc ? Ca te donne l'accès à des sortilèges, c'est ça ? Tu peux... parler à Mielikki ?"

Kasumi l'embrassa spontanément sur la joue comme pour mieux affirmer qu'il avait bien l'intention de consacrer tout le temps possible à sa famille malgré toutes ses obligations. Il réfléchit longuement à la réponse à donner à la question de Sylvia, s'interrogeant peut-être pour la première fois sur ses impressions alors que tout s'était enchaîné si vite depuis son retour en Helonna.

- C'est assez indescriptible. Je peux manier plus d'énergie divine que quand j'étais simple rôdeur. Et de façon plus diversifié. Et quand je prie, je sens que la connexion est bien plus profonde qu'avant. Avec Mielikki mais aussi avec tous les êtres vivants.

" Ça doit être... assez magique... Mais je ne suis pas très portée sur la prière et la religion, tu sais. Je n'aurais jamais cru être fiancée un jour à un prêtre d'ailleurs! Comme quoi on ne sait jamais ce que la vie nous réserve !"
Au loin, le soleil se couchait, et un souffle d'air plus frais fit voler ses mèches rousses.
" Bon, je crois qu'on ferait mieux de rentrer, Martha nous attend..."
D'un geste spontané, elle se serra contre lui.
" Je suis heureuse que tu sois là", souffla-t-elle.

Il n'avait pas l'intention de rentrer tout de suite mais plutôt de profiter quelques minutes encore de l'étreinte de sa compagne. Il en profita pour étendre ses perceptions à la vie qui se développait en elle. Il n'avait pas oublié l'épisode de la nuit et ne comptait rien laisser au hasard même si Sylvia paraissait bien plus vaillante qu'alors.

- Moi aussi je suis heureux de pouvoir passer ces moments avec ma fiancée !

Sylvia allait mieux, c'était évident. Elle était encore fatiguée, il avait noté ces cernes et son teint un peu pâle, mais il était difficile de savoir si cela était dû à son état ou aux vestiges d'une quelconque maladie. Si mal il y avait, il était quasiment éradiqué.
Elle était, en tout cas, clairement coulagée et heureuse de le voir, de pouvoir se blottir contre lui, et ils se gavèrent de caresses et de baisers jusqu'à ce que l'heure du dîner ne puisse plus être repoussé : la lumière s'estompait, Martha commençait à allumer une lampe à huile à l'intérieur. Et les bruits de couverts indiquaient que tout était prêt.
" Hum... Tu vas annoncer à Martha ton nouvel état ? Tu veux le garder pour toi ? Ou tu veux que je m'en charge de le dire à tout le village ?"

Kasumi accompagna Sylvia vers la cabane en la tenant par la main et marqua une petite pause sur le perron pour lui répondre à voix basse :

- Je ne vois pas de raison de le cacher : ce serait éveiller la méfiance des villageois alors que je recherche leur concours. Mais je crois que ce serait bien de le dire à Martha et Bertrand en premier pour jauger leur réaction.

" Oh, je suis sûre qu'ils le prendront très bien ! Mais je te laisse l'annoncer..."
A l'intérieur, la table était mise, et une soupière y trônait. De la volaille cuite, froide, ainsi que des crudités, complétaient le menu.
" Je commençais à croire que vous n'aviez pas faim !, s'exclama Martha. Ce qui m'aurait étonné après toutes ces journées dans les bois... même si apparemment les rôdeurs vivent très bien de très peu quand ils sont en forêt. Mais installez-vous !"

Kasumi ne bouda pas son plaisir : après plusieurs jours passés à manger sur le pouce, ce dîner avait tout d'un chaleureux festin. Il profita de la remarque de Martha pour annoncer la nouvelle qu'il venait de partager avec Sylvia :

- C'est certain que j'ai passé beaucoup de temps en forêt ces temps-ci. Et je n'ai eu droit à aucun de vos désormais célèbres festins, Matha. J'ai même dû jeuner un jour et une nuit entiers pendant le rituel qui a permis d'invoquer une dryade... Mais c'était pour la bonne cause et Mielikki m'a récompensé de mes efforts.

Il échangea un regard avec Sylvia et lui sourit avant de sortir la tête de licorne de sous sa tunique.

- J'ai accepté de devenir l'un de ses prêtres pour protéger le nouveau bosquet.

" Oh, fais voir !!! s'exclama Sylvia, qui n'avait pas encore vu l'effigie. Elle est magnifique !"
Sans attendre sa permission, elle la lui prit des mains.
Martha s'était arrêtée, un peu surprise, une cuillère à la main. Il lui fallut quelques secondes pour réagir.
" Vous voulez dire... que vous êtes clerc de Mielikki ? Ça alors ! Je ne m'y attendais pas, c'est le moins qu'on puisse dire... Mais c'est une merveilleuse nouvelle ! Quand je pense à toutes ces fois où je regrettais qu'Hortense nous ai quittés et ne soit pas là pour corriger certains propos que tenaient mes concitoyens... Vous allez enfin pouvoir faire entendre un autre son de cloche !"

L'enthousiasme de Sylvia envers son médaillon faisait plaisir à voir et Kasumi ne voyait aucune raison de ne pas la laisser le manipuler et l'examiner. C'était un cadeau plein de symbole mais la rôdeuse était aussi une fidèle de la déesse. Et avant tout, ça semblait lui faire plaisir. Quant à la remarque de Martha, il lui répondit mais avec un peu moins d'enthousiasme :

- J'espère que je pourrai peser un peu plus avec les outils que la déesse met à ma disposition mais je sais aussi que je n'ai pas encore gagné toute la confiance des villageois. Il reste le problème des loups, déjà. Il ne faudrait pas qu'ils croient que ma vocation m'oblige à prendre fait et cause pour eux à leur détriment.

Martha se rembrunit légèrement.
" Les loups, oui. C'est effectivement un risque. Vous vous êtes plus ou moins engagé à ce qu'ils partent, à terme, et pour le moment ils sont toujours là. Certes, il n'y a pas eu d'incident récemment, mais on a vu leurs traces dans les bois, pas si loin que ça, et ça suffit à inquiéter. Il va falloir que vous débarrassiez le village de ce problème pour achever de gagner la confiance de tous. Mais je vous rassure, par votre aide au petit Loïc, vous avez déjà attiré de nombreuses sympathies. Les loups... disons que pour certains, ce sera un test. Comme vous le dites, ils voudront savoir si vous les faites passer avant les humains..."

Kasumi esquissa un sourire à son tour : il avait de nombreux défis à relever. Plus encore à présent. Mais il comptait bien donner le meilleur de lui-même pour parvenir à remplir ses objectifs, pour étendre le succès obtenu au bosquet au reste de la région.

- J'en ai déjà parlé à Bertrand en toute transparence : les loups ne pourront pas être déplacés avant l'automne. Et je dois commencer par leur trouver un nouveau site plus approprié. Et avant tout ça, je dois rencontrer Hortense pour apprendre quoi faire pour la prochaine cérémonie. En somme, il reste plein de travail et l'aide de Mylène sera importante pour avoir un peu de temps pour m'occuper de la cabane.

" Hortense sera de bon conseil, approuva Martha avec un hochement de tête. Et Mylène sera sûrement ravie d'être utile. Par contre, je ne suis pas sûre qu'elle soit très portée sur la religion...
- Tu comptes lui demander de t'aider à trouver un abri pour les loups ? questionna Sylvia avec curiosité. C'est le genre de mission qui devrait lui plaire !
- Mais moins à sa mère..."

Kasumi abonda dans le sens de Martha, se souvenant de sa discussion avec sa jeune potentielle apprentie :

- Ce n’est pas parce que j’ai accepté la charge de clerc que je vais essayer de convertir ceux qui ont d’autres aspirations. Je me suis engagé à apprendre à Mylène les éléments qui lui seront utiles pour se débrouiller dans la nature. Je pense que c’est par cette voie que je servirai au mieux la philosophie et les préceptes de Mielliki. Et je ne compte pas envoyer Mylène seule aux devants des loups de toute façon ! Nous irons ensemble en repérage mais pas avant que j’aie pu revoir Hortense : la prochaine cérémonie est prévue dans moins de six jours et j’ai donc très peu de temps pour la préparer.

" Six jours ? Déjà ? Oh miséricorde...
- Ça fait court, oui...
- C'est pour la pleine lune j'imagine...
- Hortense sera sûrement de bon conseil. Et surtout très heureuse d'apprendre que quelqu'un appris la relève.
- Tu comptes y aller demain je suppose ?"

Kasumi hocha sereinement la tête en signe d'acquiescement : il allait encore devoir repousser ses nombreux autres projets mais il n'avait pas vraiment le choix. Car en moins de six jours, il allait devoir tout apprendre ou presque sur la façon de mener une cérémonie décisive. Le seul point positif était qu'il n'aurait pas vraiment l'occasion de tergiverser.

- Oui, le plus tôt sera le mieux d'après moi... Je partirai de bonne heure demain matin.

" D'accord..."
Sylvia poussa un bref soupir.
" Bon, je présume que tu vas devoir passer quelques jours là-bas et que je vais encore rester seule... Même si je sais bien que tu feras le plus vite possible... Je doute que tu rentres dès demain soir...?"
Il y avait tout de même une petite nuance d'espoir dans le ton.

Kasumi esquissa une grimace éloquente : il n’était en effet pas du tout certain qu’une seule journée en compagnie d’Hortense suffise à ce qu’elle lui transmette tout ce qu’elle voudrait – et pourrait - bien. Il ne voulait pas non plus se risquer à faire une nouvelle promesse qu’il ne pourrait pas tenir.

- Je ne peux pas te dire : je ferai au plus vite bien sûr mais soit Hortense ne pourra pas m’apprendre grand-chose de neuf et je reviendrai ici directement, soit il vaut mieux que je profite de ma présence là-bas pour en apprendre le plus possible et ainsi m’éviter de longs aller-retours.

" Je comprends bien, admit-elle dans un soupir. J'attendrai donc... mais bon, c'est pour la bonne cause. Et puis je n'en suis plus à ça près...
- Si ça peut vous consoler : il s'ennuierait à tourner en rond ici toute la journée ! sourit Martha.
- Avec tout le boulot qu'il y a pour aménager notre petite maison ? Je ne crois pas !
- Bah, vous avez tout le temps pour ça, votre enfant ne naîtra pas tout de suite. Même s'il vaut mieux profiter des beaux jours, je vous l'accorde...
- On peut aussi emménager avant la naissance !" répliqua Sylvia.
Ce qui lui valut un regard au ciel éloquent de Martha, visiblement pas tout à fait de cet avis.

Kasumi se garda bien d'émettre ses propres hypothèses quant à leur emménagement : il avait été bien trop souvent échaudé par les imprévus qui s'étaient produits depuis leur arrivée dans la région pour se hasarder à nouveau à faire de tels projets. Il avait toujours la ferme intention d'habiter la cabane au plus tôt et son enthousiasme à cette idée ne faisait que croître. Mais les urgences étaient telles qu'il avait dû maintes fois repousser le début des travaux et il ne voulait pas risquer de décevoir Sylvia une fois de plus. Au lieu de répondre, il se contenta d'arborer un calme sourire et de remercier sa fiancée pour sa confiance et ses encouragements : c'est de cela dont il avait le plus besoin pour continuer à avancer en gardant espoir qu'il pourrait résoudre tous les problèmes et surmonter toutes les difficultés encore sur son chemin.

La conversation dévia sur autre chose. Certes, pas tout à fait puisqu'il s'agissait de meubles, de vêtements et de linge de maison : Sylvia commençait à accumuler pas mal de choses, pour tromper son ennui sans doute. Elle était bavarde, plus qu'à l'ordinaire, peut-être pour compenser tout ce temps d'attente ou en prévision de celui à venir.
Martha, en desservant la table, promit de lui préparer un casse-croûte à l'aube. Sylvia baillait, fatiguée par sa grossesse. Il était temps de dormir s'il voulait être en forme le lendemain.

Kasumi ne rechigna pas à gagner immédiatement la chambre mise à leur disposition : la perspective d’une nuit complète n’était pas pour lui déplaire et passer du temps avec sa chère et tendre était tout aussi plaisant. Il lui offrit galamment son bras après avoir souhaité la bonne nuit à Martha puis l’accompagna jusqu’à leur lit : ils étaient assurément trop fatigués pour prolonger la veillée mais cela ne le gênait aucunement. Le temps viendrait bientôt pour cela !

Sylvia se blottit contre lui, somnolente. Il la vit cependant se raidir au moment où elle semblait plonger dans le sommeil.
" Le bébé bouge...", expliqua-t-elle simplement dans un bâillement.
Elle lui prit la main pour la poser sur son ventre et lui faire sentir sous ses doigts ce prodige, mouvement infime et pourtant réel. Et s'endormit presque aussitôt.

Lorsqu'il se réveilla le lendemain, à l'aube, elle dormait toujours profondément.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Peyregorde