La Couronne de Cuivre

Il le dévisagea un instant, absolument décontenancé. Mais il ne tarda pas à se ressaisir. Ou, plus précisément, ses réflexes prirent le dessus et une réplique lui monta instantanément aux lèvres. Barde un jour, barde toujours...
-Détrompe-toi, bonhomme : je t'ai ramené plein de cadeaux qui attendent simplement que tu ailles les chercher à l'entrée du domaine. Il y a de l'eau à côté de laquelle celle de la marre à l'air pure et limpide, du pain non sec mais moisi et grouillant de vie, une paillasse qui bouge toute seule grâce aux puces qui l'ont colonisée ainsi que des chaînes rouillées... J'ai hâte de te voir tout essayer !

" Mouais, n'importe quoi !" s'exclama le gamin en haussant les épaules.
Ensuite il l'étreignit brièvement, puis fila pour rejoindre le reste du groupe, lequel était composé de Guillhem, Galathée, Mathilde et un Baptiste hésitant.
" Juste à temps pour le goûter, remarqua le fermier.
— Nous allions tester la tarte aux pommes du verger." dit Galathée en lui prenant doucement le bras.
On ne lui posa aucune question.

Et il leur en fut profondément redevable. Certes, l'un ou l'autre finirait sans doute par l'interroger. Certes, tôt ou tard, il lui faudrait discuter de certains points avec Galathée. Mais pas maintenant. Il était bien trop marqué pour évoquer sereinement sa journée et peinait déjà p garder contenance alors qu'une irrésistible vague de soulagement menaçait de le balayer. Il se contenta donc de prendre une profonde inspiration et de leur sourire à tous - notamment à Baptiste, espérant ainsi dissiper ses hésitations.

Il fut escorté jusqu'à la table du jardin, où étaient plus ou moins installés tous les Merlus. Il faisait beau, la température était agréable, on aurait dit un dernier sursaut d'été avant l'hiver. En plus de la tarte aux pommes, du poiré maison et du thé, il y avait un superbe gâteau au potiron, qui sortait manifestement du four. Peut-être avait-on préparé ce festin pour accueillir le barde au retour de Luménis, peut-être était-ce un hasard... Toujours est-il que la table grouilla bientôt de gosses affamés et remuants...

Un peu sonné, un peu perdu, il ne parla guère mais fit honneur au goûter : il n'avait presque rien pu avaler de la journée, doutait de pouvoir le faire davantage à présent et fut cependant détrompé. Sa tension devait se relâcher à son insu et les prouesses des pâtissiers avaient de quoi réveiller même le plus noué des estomacs. Il mangea donc, but aussi, sourit beaucoup.
-Bon ,je crois qu'on a le temps pour deux ou trois heures de classe... finit-il par lancer, espiègle, à la marmaille qui cernait les gâteaux comme un essaim d'abeilles.

Les enfants répondirent par un tonnerre de protestations et de sifflets, puis s'égayèrent dans le jardin et le potager, certains filant jusqu'au bois, et il ne resta bientôt plus que Galathée, Guillhem, Mathilde et Elliot autour de la table. Même Antoine avait déguerpi, alors que la classe ne le concernait pas.
La conversation évita soigneusement la journée du barde, mais tourna vers le départ prochain de Mathilde, Antoine et Eliott. Galathée avait donné son aval à l'occupation de la maison de la rue de l'Orme Creux, Victor aussi, et les deux Merlus l'occuperaient momentanément avant, probablement, de trouver un toit chez leurs employeurs respectifs. La rôdeuse avait profité du départ des enfants pour s'asseoir près du barde et elle lui confia un des bébés, comme pour l'ancrer dans le réel, le présent mais aussi leur futur.

Sa fille dans les bras, c'est toutefois sur le seul présent qu'il choisit de se concentrer. Il écouta leur conversation, bien sûr, mais n'y participa pas beaucoup. Le départ des aînés, le surcroit de travail qui l'accompagnerait, la réorganisation qu'il leur faudrait opérer pour y faire face... Tout cela viendrait en son temps. Il ne s'attarda pas même sur le remplacement d'Elliot, quoi que celui-ci lui semblât totalement inutile puisque les autorités pouvaient désormais le localiser instantanément en cas de fuite...

La fin de journée se déroula sans événements particuliers. Les enfants profitèrent du redoux jusqu'au crépuscule et Elliot et Mathilde occupèrent la cuisine pour le souper. Galathée fit une tournée des animaux de la ferme, tandis que Guillhem terminait de réparer le toit du poulailler qu'Antoine et Félix avaient abandonné. Quant à Taliesin, il fut chargé des bébés jusqu'au repas du soir. Le temps avait fraichi, ils rentrèrent à l'intérieur et emplirent la salle à manger de leurs joyeux bavardages. Ce fut beaucoup plus tard que le barde se trouva enfin en tête à tête avec son aimée.

L'envie était forte d'éluder complètement le sujet mais ç'aurait sans doute été injuste pour la jeune femme. Alors il se fit violence.
-Ça a été rude mais il n'y a eu aucune surprise : tout s'est déroulé comme l'avait annoncé mon avocat, murmura-t-il. Le juge semble avoir été bien choisi, le procureur va m'en faire baver mais... c'est son rôle.
Il hésita puis renonça a parler des poursuites dont la rôdeuse pourrait faire l'objet : cela attendrait un moment où il serait plus vaillant, où il se sentirait en mesure d'affronter une discussion houleuse.
-Enfin, le plus important, c'est que nous avons à présent quelques mois de tranquillité devant nous.

La rôdeuse sourit et l'embrassa sur le nez.
" Quelques mois avant bien d'autres..." dit-elle.
Elle l'entraîna sur le lit.
" Je suis fière de toi pour avoir affronté et survécu à cette épreuve."

Il n'était pas certain de mériter cette fierté : d'accord, il avait réussi à sauver les apparences tout au long de la journée mais, en son for intérieur, il n'en avait vraiment pas mené large - doux euphémisme.
-Si j'avais craqué aujourd'hui, ç'aurait été de fort mauvais augure pour la suite, souffla-t-il en l'étreignant. Et puis, je me devais d'être à la hauteur pour vous... Il n'aurait plus manqué que je vous fasse honte...

Galathée lui écarta les cheveux du visage, puis l'embrassa doucement.
" Taliesin... Tu n'as jamais été un couard. Tu as toujours affronté le pire, tête haute... Tu t'es même montré téméraire, à plus d'une occasion... La vie t'a t-elle à ce point blessé que désormais tu trembles devant la justice ? Je ne comprends pas bien ce qui te rend si craintif..."

L'elfe soupira.
-Je ne crois pas avoir jamais été courageux : à mon avis, il s'agissait davantage de naïveté et d'insouciance. Plus récemment, je n'avais tout simplement pas les droits de me montrer faible, car... les choses dépendaient de moi, en partie. Alors qu'ici, je ne peux rien changer à ce qui adviendra, en bon ou en mauvais. Ajoute cette impuissance aux remords, à la honte, au douloureux constat que depuis des années, toutes les périodes de lumière ont été aussitôt suivies de plongeons dans les ténèbres.. et tu obtiens un cocktail détonnant.
Il secoua la tête.
-Ce procès... C'est quelque chose que je ne peux affronter que tête basse, avec l'angoisse de ce qui se joue en coulisse et que je ne peux nullement influencer...Mais je survivrai et nous repartirons ensuite de l'avant.

" Tu es beaucoup plus courageux que tu ne veux bien l'admettre. Et je comprends que l'impuissance te pèse... Mais je ne pense pas que ce soit à ce point le cas... Tu pourras prendre la parole, et tu sais combien tu es capable de séduire les gens par tes discours... Je sais qu'Henry n'est pas complètement certain que ce soit opportun, justement parce que... ton angoisse et ta colère prennent le dessus sur cette magnifique maîtrise qui est généralement tienne..."
Elle lui caressa le visage, soupira.
" Tu devrais aussi apprendre à faire confiance aux gens t'entourent. A Kerun, à Henry, à moi, même... Tu n'es pas tout seul. Tu es loin d'être tout seul."

-Je le sais bien et, honnêtement, je suis convaincu que tout cela ne se terminera pas par une peine de prison ou pire encore. En revanche, j'ai peur de l'état dans lequel je serai après le procès. J'ai peur aussi que les choses se déroulent de telle sorte que je ne puisse plus, ensuite, vivre sereinement à Luménis : je crains un profond sentiment d'injustice, de la rancoeur... Et ça nous poserait un sacré problème.
Il soupira à nouveau.
-A chaque nouvelle discussion avec mon avocat, j'en apprends de belles qui ne font que m'inquiéter davantage et pas seulement pour moi. Et face à cela, je me demande si les contreparties qu'exigeront les autorités pour qu'advienne une issue heureuse ne seront pas... difficiles à avaler. Mais bon, du moment que nous pouvons continuer à vivre tous ensemble... Le reste importe peu.

" Tu ne fais pas confiance aux Luméniens, dit la rôdeuse. Et tu penses qu'ils veulent te punir pour le désastre que tu as involontairement mené jusqu'à eux. Mais cela ne va pas se produire. Ils veulent mettre tout ça derrière eux, tu sais. Henry le dit, je le crois. Kerun le disait, aussi, en son temps. En même temps, que doivent-ils faire ? T'absoudre de ce que tu as fait ? Pense à la jurisprudence, Taliesin. Pense au signal que cela enverrait à tout un chacun... Toi-même, ce n'est pas ce que tu veux, n'est-ce pas ? Henry a raison, tu es ambivalent. Je réalise que de mon côté, j'ai foi en toi, en lui, mais aussi dans les institutions. C'est ce qui nous différencie."
Elle sourit.
" Mais tu sais, au pire, si tu ne supportes plus cet endroit... Nous partirons. Je suis de Féérune, toi aussi, rien ne nous oblige à demeurer sur cette île."

-Nos grands sont Luméniens : les arracher à leurs racines serait cruel. Nos amis sont Hélonniens : nous couper d'eux, alors que nous n'avons personne d'autre...
Il ferma les yeux.
-Mais tu as raison : je n'ai aucune confiance dans les institutions. Si l'on reconnaît que j'ai perpétré ces horreurs sous le coup de la folie, je devrais être purement et simplement acquitté : c'est ce qui se fait en général, là est la jurisprudence. Or, même si je suis officiellement acquitté, je ne m'en tirerai pas à si bon compte, car le procès ne sera somme toute que la partie visible de l'iceberg : tout se décidera en coulisse et il faudra que j'achète cette fameuse issue heureuse. Alors, si je dois payer pour quelque chose dont je ne suis pas coupable, c'est bien qu'on entend me punir... pour autre chose, non ? Sans compter que tu risques d'être poursuivie pour m'avoir couvert... Où est la volonté des Luméniens de mettre tout ça derrière eux, là-dedans ?
Il sourit amèrement aux ténèbres.
-Je n'ai jamais voulu l'absolution. Ce que je voulais, c'était la justice. Mais il n'en sera pas question ici : il y aura un procès pour les apparences, et des tractations d'épiciers en coulisses. Ce n'est pas ce que j'espérais. Ce n'est pas ce qui me permettra de tourner la page.

" Tu sais... Je pense que les tractations d'épicier, comme tu les appelles, elles sont... inhérentes à tout procès. Mais dans notre cas, elles sont surtout dues à deux choses... Au fait que nous sommes revenus à Luménis sans rien dire... et au fait que ton état de folie va être très difficile à démontrer... S'il l'est, tu seras de surcroît considéré comme non coupable... mais peut-être pas non dangereux... Bref... Tout ça ne me parait pas étrange... et ça ne me semble pas non plus être un déni de justice. Enfin... J'ai tu ce que je savais de toi. C'est un fait. Je ne peux pas le nier et je n'ai pas peur de l'affirmer."

-S'ils s'en prennent à toi, je ne pourrai jamais le leur pardonner, fit-il tout net. Outre le fait que je sois persuadé qu'ils n'ont pas poursuivi toutes les personnes qui ont couvert un conjoint, un parent ou un ami ayant fait quelque chose d'un tant soit peu illégal durant la dictature, outre le fait que cet acharnement ressemblerait fort aux manœuvres des Kanter qui vous ont punis Victor et toi parce que vous m'aimiez... Tu as déjà trop enduré par ma faute et je ne pourrai tout simplement pas supporter que cela recommence. Et puis, imagines-tu les conséquences pour nos enfants ? Comment leur expliquerons-nous cela ? Et comment Victor réagira-t-il en comprenant que tu es menacée, toi aussi ? Par ailleurs... Dieux, être condamné ou tout simplement faire l'objet de poursuites judiciairs est à ce point stigmatisant, socialement, à ce point excluant... Comment nous en tirerons-nous, si nous sommes tous deux flétris de la sorte ?

" Taliesin... J'ai parlé de ce cas de figure avec Henry. Avec Kerun, déjà, je l'avais fait. Ils pensent, et je les crois, que je risque très peu. J'ai mille circonstances atténuantes, et hormis une petite audition, rien ne va se passer. Ils me sermonneront, je dirai que je suis désolée, et ce sera terminé. Pourquoi en fais-tu une espèce de montagne ? Je suis fière de t'avoir aidé, Taliesin. Je ne regrette rien. Et je n'ai pas peur de l'affirmer. Et nos enfants seront fiers de savoir que je n'ai jamais craint de t'aider. Il faut que tu cesses de me voir comme une chose fragile. C'est ça qui me fragilise."

-Je ne crois pas que tu sois faible, Gal. Au contraire, je sais que tu es forte, beaucoup plus forte que moi. Mais c'est une question de principes, quelque part. Bon sang, vous avez déjà tellement souffert par ma faute, et ça restera tellement rude jusqu'à ce que nous en ayons terminé avec ces histoires...
Soupir.
-Mais bon : il est tard, je suis sacrément secoué... je vais avoir du mal à envisager positivement les choses. Alors ne t'en fais pas : demain, après-demain peut-être, j'arriverai mieux à relativiser.

" J'espère, dit-elle en l'embrassant sur le front. Je sais que c'est difficile, pour toi, tout ce... bazar. Mais nous survivrons. Nous sommes ensemble. Nous avons une famille magnifique. Tout le reste, c'est du vent..."
Elle se pelotonna dans son étreinte et soupira d'aise. Au dehors, une chouette ulula et le vent agita les branches du tilleul voisin. La fatigue du jour les rattrapait peu à peu.

Il la serra contre lui puis, après l'avoir embrassée, s'immobilisa, tentant de se focaliser sur sa seule présence, sur sa respiration calme qui, peu à peu, allait se ralentissant. Ainsi parvint-il lentement à repousser ses angoisses, à trouver un semblant de paix, à se laisser progressivement envahir par l'oubli bienvenu du sommeil. Demain, la vie reprendrait son cours routinier. Quelques jours encore, et il aurait remisé l'ombre dans une petite boîte bien câchée dans les replis de son esprit... Dès lors, tout irait bien.

Galathée ne lui laissa pas le temps de se morfondre car, dès le lendemain après le petit déjeuner, elle vint l'entretenir de leurs plans concernant le blaireau. Le terrier était vide mais contenait deux petites salles dans lesquelles un enfant tiendrait accroupi. Il y avait une issue plus loin dans le bois, mais moins large, qui demanderait un peu de travail si on voulait qu'elle soit franchissable aisément par Baptiste ou Victor. Bref, avec la mauvaise saison bientôt sur eux, ils avaient intérêt à bouger. Mais la rôdeuse se demandait si le départ prochain des aînés Merlu ne serait pas une bonne opportunité pour agir : une partie de la famille se rendrait certainement à Luménis pour les accompagner...

Le barde abonda aussitôt en son sens : puisque les garçons ne devaient pas se douter qu'il y avait anguille sous roche, cette absence opportune des Merlus conviendrait bien mieux qu'un éloignement spécialement orchestré par Guilhem. Il faudrait juste, d'ici là, de trouver un moment pour élargir la seconde issue, au moins pour justifier la disparition du blaireau. Pour le reste, il se garderait bien d'aborder le sujet avec Victor mais, si ce dernier revenait à la charge, Taliesin organiserait une petite séance de surveillance nocturne en sa compagnie : cela ne risquait pas de nuire à leur plan, sans compter qu'il fallait saisir chaque occasion de renforcer leurs liens, de rassurer le gamin.

Le départ des aînés était fixé à six jours plus tard, ce qui leur laissait un peu de marge, mais pas beaucoup. Galathée se chargea d'élargir la voie de sortie et Taliesin put aisément organiser une petite séance d'observation avec Victor. Il faisait humide, cependant, et il était peu probable qu'ils tiennent toute la nuit.
" Comment tu as fait pour convaincre Galathée de nous laisser sortir comme ça ?" demanda le gosse une fois qu'ils furent dans le champ.

-Je me suis contenté de lui sourire et de prononcer les mots magiques : "S'il te plait" ! répondit-il d'un ton léger. Personne ne peut me résister, quand je procède de la sorte.
Il sourit.
-En réalité, elle est contente quand nous passons du temps ensemble, alors elle n'a même pas exigé d'explications quand je lui ai soumis cette idée de soirée à la belle étoile.
Ce n'était pas vraiment un mensonge puisque, il en était convaincu, les choses se seraient passées ainsi même s'il n'avait pas mis la rôdeuse au courant du fond de l'affaire.

Victor sourit.
" Les autres sont rudement jaloux, en tout cas. C'est pas Guillhem qui irait surveiller un terrier de blaireau..."
Son regard fila vers l'ombre de la souche.
" Moi je vois rien. Mais lui il nous voit sûrement. Tu comptais qu'on se cache comment, dans ce grand champ... plat ?"

-On peut creuser un trou et s'y dissimuler, commença-t-il, exagérément sérieux. Autre option moins aventureuse mais surtout moins fatigante et moins salissantes : il suffit de se positionner sur la souche ou derrière celle-ci, afin que l'éventuel occupant des lieux ne nous aperçoive pas en jetant un regard depuis sa tanière. Bon, il est possible qu'il nous sente mais là, on ne peut rien y faire, sauf si le vent nous fait une faveur en soufflant du bon côté.

Victor rit joyeusement.
" T'es pas un rôdeur, hein, toi ? Debout sur la souche ? Même si le vent soufflait n'importe comment, il nous sentirait ! Sans compter qu'il entendrait les battements de notre coeur. Mais je crois pas non plus que Guillhem sera super content si tu creuses un trou dans son champ. Donc... seule solution... On doit se construire un affut. Un abri. Un truc quoi. Avec des branches et des planches et de la paille. Ou alors tu te déguises en blaireau. Tu sais faire ça ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins