La Couronne de Cuivre

" Je vois rien, je te ralentis, murmura Baptiste. Cette fois, je pense que c'est vraiment mieux si j'attends ici..."

Il n'aimait pas ça.
Il n'aimait pas ça du tout.
Mais avait-il vraiment le choix ?
-Bon, d'accord... On va te trouver un endroit abrité. N'en bouge pas quoi qu'il advienne : je reviendrai te chercher.

Baptiste secoua la tête avec un sourire contraint.
" Je peux me débrouiller, vas-y. Laisse le chien avec moi, si tu as peur que j'ai besoin d'un coup de main. Il y voit, lui. Il me trouvera un endroit... Tu n'as plus le temps de t'occuper de moi si tu veux arriver à temps..."

-Tu as malheureusement raison...
La mort dans l'âme, il transmit ses consignes à l'animal, lui demandant de tout faire pour protéger Baptiste.
-A tout de suite, dit-il finalement à son fils avant de reprendre sa marche.
Ah, quelle fichue histoire... Il s'estimerait vraiment chanceux si elle se terminait bien.

Baptiste lui sourit avec courage, puis Taliesin l'abandonna derrière et reprit sa route, désormais libre de ses mouvements. Le groupe sur sa gauche était désormais pratiquement au contact du campement et si hostilités il devait y avoir, elles ne tarderaient plus à se déclencher. Pendant un instant, ce fut le silence le plus total. Taliesin n'entendait que le bruit de sa propre respiration, de sa battue rapide, du sang qui pulsait dans ses oreilles. Il vit plusieurs ombres bouger sur sa droite. Si c'étaient bien les enfants, ils s'étaient séparés en cinq ou six endroits différents. Le premier n'était plus qu'à quelques dizaines de mètres, mais rien ne prouvait qu'il s'agissait de Victor.

Mais comme il n'avait plus le chien avec lui, comme il n'avait donc aucun moyen de retrouver directement son fils, il lui faudrait procéder groupe par groupe, en espérant que le premier sur lequel il tomberait serait en mesure de lui dire où étaient les autres. Et, de totue façon, c'était l'ensemble des gosses qu'il fallait mettre à l'abri...
Tout en progressant silencieusement, il eut une pensée pour les centaures. Il espérait vraiment que ceux-ci auraient prévu des sentinelles et seraient en mesure de recevoir leurs assaillants. Car ces derniers ne travaillaient certainement pas avec l'accord des autorités...

Taliesin atteignit le premier gosse et le bâillonna de justesse : une seconde plus tard, il aurait poussé un grand hurlement en voyant bondir un elfe sur lui. C'était un gamin d'une dizaine d'années, dégingandé et... sentant peut-être effectivement le fromage... Il se débattit de toutes ses forces, ruant et cabrant dans les bras du barde.

-Du calme, lui souffla-t-il à l'oreille. Je suis Taliesin, le père de Victor.
Il jeta un regard inquiet autour de lui.
-Je vais te libérer. Mais pas de cr et pas de fuite non plus. Il va y avoir du grabuge, ici, et je dois tous vous récupérer avant qu'on ne mette les voiles.

Le gosse acquiesça.
" On était juste venus voir... j'vous jure qu'on allait rien faire d'autre... juste regarder... rien de plus. Je vous jure." balbutia-t-il dès que Taliesin l'eut libéré.
Ils étaient très proches du campement, désormais. Taliesin voyait les tentes, il y en avait trois, les symboles peints sur le cuir tendu, l'éclat d'un feu ténu, sans doute réduit pour la nuit...

-On verra ça plus tard, répondit-il. Pour l'instant, il faut que tu m'aides à retrouver tous les autres avant que le combat n'écate. Sans quoi, il pourrait y avoir des blessés parmi vous.
Des blessés dans le meilleur des cas.

Le gosse acquiesça en se mordant la lèvre.
" On est neuf, dit-il. Ils sont par là..."
Il désigna des taches dans le noir.
" Je viens avec vous ou bien je m'enfuis ?"

-Tu restes avec moi.
Paniqué, le gosse risquait de se perdre ou de se faire mal, vu l'obscurité qui régnait.
-On va se rapprocher des autres et tu les appelleras doucement. Comme ça, on gagnera du temps et on évitera de leur faire peur.
Un cri aurait pu les mettre dans une situation bien périlleuse.

Ils se faufilèrent vers une seconde ombre, le gosse juste devant Taliesin, frissonnant dans la nuit. Du coin de l'oeil, le barde vit néanmoins quelque chose bouger sur sa gauche. D'autres ombres étaient en train d'encercler le campement centaure, à seulement quelques dizaines de mètres. Ils atteignirent un second enfant, une gamine qui devait avoir onze ou douze ans, encore en chemise de nuit, l'expression revêche.
" D'où il sort, lui ?" demanda-t-elle, sans manifestement la moindre peur.

-Il sort du village. Et il vient vous tirer d'un très mauvais pas.
Essayer de les en tirer, plutôt.
-Viens : on doit récupérer les sept autres, et vite.
Si cela continuait comme ça, ils allaient se retrouver pris entre deux feux...

Ils débusquèrent un troisième gamin, mais effectivement, ils commençaient à être nombreux. Un cinquième vint spontanément à leur rencontre, surpris de les voir en mouvement. A la mention de Victor, il grimaça.
" Il est allé dans le camp, lui, murmura-t-il. Il voulait ramener une preuve..."

-Oh bon sang...
S'ils s'en sortaient tous sains et saufs, le gosse aurait droit à une "punition carabinée", pour reprendre l'expression de Baptiste. Et elle n'aurait rien à envier à celles distribuées à leurs novices par les paladins de la commanderie de Luménis...
-On continue à récupérer ceux qui sont restés hors du camp. Et on reste groupés.
Oui, ce n'était pas très discret. Mais il ne pouvait se permettre, dans l'immédiat, de guider les mômes hors de l'encerclement qui était en train de se mettre en place. Et les laisser partir seuls était juste hors de question.

Le cercle se faisait devant eux, cependant, ils n'étaient pas encore à l'intérieur. Et ils ne le seraient probablement jamais... Ils approchaient d'un septième enfant quand subitement, un sifflement fendit le silence. Une seconde plus tard, une des tentes s'embrasait dans une explosion de flammes. Autour de Taliesin, les enfants poussèrent des cris aigus de frayeur. Les ombres se mirent en mouvement vers le campement, Taliesin repéra l'éclat de lames qu'on tire de leur fourreau. Personne ne semblait leur prêter la moindre attention... Plus loin dans le noir, une petite ombre détala, puis une deuxième... au hasard...

Adressant une prière silencieuse à quelque divinité de la nature pour que les centaures soient en mesure de rendre la monnaie de leur pièce à ces salopards, il renonça à toute discrétion - les cris des mômes avaient de toute façon trahi leur présence.
-Les enfants, par ici ! lança-t-il à l'intention des fuyards. Ne courrez pas au hasard, il est plus prudent de se replier tous ensemble !
Et de croiser les doigts pour que Victor soit du lot.

Mais les enfants couraient en tous sens, heureusement tous plus ou moins dans la même direction, vers Vauxgrisants, à l'aveuglette. Les flammes derrière eux dessinaient leurs ombres immenses sur la plaine endormie. Taliesin n'avait plus les moyens de regarder ce qui se tramait dans son dos, s'il voulait fuir avec les gosses. Seuls les deux qu'il tenait par la main restèrent près de lui.
Derrière, il entendit des cris, le fracas de quelque chose qui s'effondre, puis le choc du métal contre le métal, sans doute un début de combat qui s'engage...

Si Victor avait été au nombre des fuyards, lui au moins aurait répondu à son appel.
Par conséquent... se replier n'était pas encore une option pour lui.
-Bon, écoutez-moi, dit-il aux deux gosses demeurés à ses côtés. Vous allez vous diriger droit dans cette direction, d'accord ? Quand vous vous serez quelque peu éloignés du camp, commencez à appeler Baptiste, le frère de Victor : il attend par là-bas. Ensuite, restez bien groupés, prenez la direction de Vauxgrisants et essayez d'appeler les autres pour qu'ils vous rejoignent : l'idéal serait que vous vous retrouviez tous et que vous rentriez ensemble.
Il leur dédia un sourire encourageant.
-Vous pensez pouvoir faire ça ? De mon côté, il faut que je cherche Victor.

C'était un bien long discours à tenir à deux gosses qui assistaient au déferlement de l'enfer à seulement quelques pas. Ils acquiescèrent et détalèrent sans demander leur reste. Il n'était pas clair qu'ils étaient réellement en état d'écouter réellement ses consignes, mais il était trop tard pour ça. Taliesin était seul dans la prairie. Le campement des centaures n'était plus qu'un brasier, le feu s'était propagé à une seconde tente. Les flammes étaient très hautes, sans doute avaient-elles été encouragées par quelque substance. Un certain nombre d'agresseurs s'étaient écartés et Taliesin entendit, entre les craquements de l'incendie, le bruit de cordes d'arc que l'on tend. Des silhouettes se mouvaient, se penchaient les unes vers les autres. Les centaures demeuraient invisibles. Peut-être avaient-ils déjà péri...

Un pogrom en bonne et due forme, dans cette Vallée fertile où l'on refusait de donner du travail aux étrangers, où on se fichait comme d'une gigne qu'une jeune femme disparaisse, où on ne commençait à se bouger que quand on craignait des représailles...
Dans cette Vallée fertile qu'il commençait à vomir.
Bien sûr, il ne fallait pas mettre tout le monde dans le même panier : bien des habitants devaient être de braves gens, à l'image de Mona et de son fils. Mais s'il songeait à Demetrius, par exemple, un goût de bile lui montait à la gorge.
Le clerc l'avait envoyé discuter avec les centaures mais n'avait rien fait des informations rapportées, n'avait rien tenté pour régler la situation. Il était donc responsable, pleinement responsable de ce massacre. Peut-être doublement, d'ailleurs : n'était-ce pas étrange qu'il se produise juste après qu'il lui ait remémoré les détails de son ambassade ?
Pour un peu, il en venait presque à ce demander ce qui se tramait vraiment, dans cette foutue abbaye. Si les femmes disparues n'y étaient tout bonnement pas enfermées...
Il n'avait pas la moindre envie de s'attarder en ces parages nauséabonds. Non, il brûlait plutôt du désir de ficher le camp, de mettre le plus de distance possible entre lui et ce lieu. Et sans doute le ferait-il sous peu, d'ailleurs...
Mais d'abord, retrouver Victor, ce crétin de Victor qui avait bien choisi son moment pour se montrer stupidement téméraire.
Il s'approcha donc du camp et observa, en quête du moindre signe, ce brasier qui lui en rappelait un autre auquel le gosse n'avait survécu que d'extrême justesse.
Et si l'un de ces salopards osait se mettre en travers de sa route... Il l'abattrait sans le moindre remord.

S'approcher n'était pas vraiment possible, tant la chaleur et la lumière étaient intenses. On percevait le fracas de combats à l'intérieur du cercle de flammes. Il eut soudain un cri, un craquement, et un centaure jaillit hors de la fournaise. Armé de pied en cap, il chargea droit sur les humains qui se trouvaient plus bas. Des flèches fusèrent, il arriva néanmoins au contact, la lance dressée. Son apparition subite désorganisa un moment les agresseurs positionnés non loin du barde. La moitié fila sans demander son reste, l'autre se rua vers la créature. Si l'elfe voulait pénétrer dans le campement sans être vu, c'était le moment idéal...

A dire le vrai, il fut tenté de prêter main forte au centaure : ça n'aurait été que justice, compte tenu de l'infamie dont ils étaient victimes. Cependant, l'incendie faisant rage, Victor courant grand risque d'y laisser la vie, c'était sur lui et seulement sur lui qu'il devait se concentrer. Alors, il pénétra dans le camp, espérant intérieurement que nombre des lâches ayant perpétré cet assaut déloyal seraient occis par ceux qu'ils avaient entendu massacrer dans leur sommeil.

Le camp était désert. Les flammes dévoraient les tentes, les quelques sacs posés au sol, les structures de bois que les centaures avaient érigées pour recevoir leurs armes et leur nourriture. Mais il n'y avait personne en vue, ni humains, ni centaures. Le crépitement du brasier étouffait tout autre bruit, on n'entendait plus ni cris, ni chocs. Il faisait brûlant, et la fumée qui se dégageait des décombres piquait les yeux et la poitrine du barde. Il aurait pu crier mais personne ne l'entendrait. Il lui sembla finalement détecter un mouvement sur sa droite, côté butte. La paroi d'une tente s'effondra et il vit l'un des agresseurs, lui tournant le dos, une fourche à la main. Il y avait quelque chose par là, indéniablement.

Ainsi les assaillants n'avaient-ils même pas l'excuse d'être des soudards ou des criminels endurcis.
Il s'agissait de simples paysans du coin.
Voilà qui rendit leur démarche plus horrible encore : ils auraient pu tenter d'intimider les centures, de les pousser à se replier mais non, ils avaient d'emblée opté pour un massacre...
Dégoûté, révolté, il s'efforça toutefois de rester concentré sur la seule chose qui comptait : tirer Victor des flammes. Il se dirigea donc vers l'endroit où il avait cru percevoir le mouvement, faisant un crochet pour éviter l'homme.
Celui-ci n'avait pas intérêt à lui chercher des noises.

Il avança donc dans cette direction, pas à pas, en dépit de la chaleur et du danger. Les mâts de la tente voisine s'effondrèrent à leur tour, le forçant à un arrêt et un détour. L'homme à la fourche criait quelque chose à un autre, mais c'était inaudible. Il disparut derrière les flammes. Taliesin avançait toujours quand un autre homme surgit en face de lui, déboulant de l'ombre. Il portait un semblant d'armure, morceaux de métal mal ajustés sur la poitrine, et une épée qui avait connu de meilleurs jours. Pendant un instant, il le regarda, interdit, l'arme brandie. Les rouages dans son crâne tournaient, il se demandait probablement ce que l'elfe faisait au milieu de cette fournaise.

En d'autres circonstances, le barde aurait peut-être cédé à l'envie de donner une bonne leçon à cet assassin. De lui montrer ce qu'il arrivait quand on se trouvait face à un adversaire bien réveillé et non devant des gens que l'on massacrait dans leur sommeil.
Mais le temps pressait trop. Beaucoup trop.
Il s'efforça donc de poursuivre son chemin, décidé à garder sa lame au fourreau à moins que l'autre ne lui laisse pas le choix.
En revanche, il grava son visage dans sa mémoire. Il ferait de même avec tous ceux qu'il apercevrait.
Car il avait l'intention de les dénoncer aux autorités. Celles de la vallée, d'abord, même s'il était certain qu'elles n'entreprendraient aucune poursuite contre eux et les laisserait bien tranquilles. Aux autorités de Togoria voire de Luménis ensuite : il y avait tout de même une justice, sur cette île, et des hommes prêts à la servir.

L'homme en arriva peut-être à la même conclusion, car subitement, il sortit de sa torpeur et se rua vers le barde, lame brandie. Son visage reflétait une intense détermination... Pas de témoin, pas de crime.

Alors c'était comme ça ?
Ces pourritures auraient-elles éliminé les enfants, si elles l'avaient pu ?
Élimineraient-elles Victor si elles le trouvaient avant lui ?
Il n'aurait su dire, espérait que non.
Mais de toute façon, la question ne se posait pas.
Il tira sa lame et se mit en garde, prêt à parrer l'assaut ennemi.
Ensuite, il contrattaquerait.
Il s'efforcerait de blesser, non de tuer : ce misérable devait être traduit en justice.
Mais s'il n'avait pas le choix, tant pis : il devait se hâter, ne pouvait permettre qu'on le ralentisse.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile