La Couronne de Cuivre

-Heu... Non. Et d'abord, pourquoi serait-ce à moi de me déguiser ? Je ferais un trop gros blaireau, tandis que toi... Il n'aurait pas peur. Quant à construire un affût, tu ne crains pas que cela nous prenne des heures ? Il vaudrait peut-être mieux grimper dans un arbre, le moins éloigné possible et offrant une bonne vue...
Rien de tout ça n'était idéal mais comme l'avait souligné le petit garçon, il n'avait rien d'un rôdeur. De surcroit, le résultat de leur guet n'avait absolument aucune importance.

Victor parut incrédule.
" Dans un arbre ? Heu... Pourquoi pas, je suppose. Mais c'est toi qui t'arranges avec Galathée si je déchire mon pantalon !"
Gloussant, il se dirigea presque à l'aveuglette dans la direction approximative de l'arbre le plus proche, un jeune chêne auquel il restait encore quelques feuilles. Autant dire que l'enfant humain ne verrait absolument rien à cette distance, mais vu les conditions de lumière, cela ne changeait pas grand chose. Tâtonnant, Victor trouva l'arbre et l'escalada prestement, se fiant sans doute à son souvenir de la place des branches.

En rien effrayé par d'éventuels travaux de raccommodage - mais espérant malgré tout qu'il n'aurait pas à y recourir -, Taliesin le rejoignit précautionneusement avant de se chercher une place pas trop inconfortable et, surtout, d'où il serait en mesure de rattraper Victor si celui-ci, somnolent, menaçait de perdre l'équilibre.
-Je vais garder les yeux sur l'entrée du terrier, lui souffla-t-il. De ton côté, garde l'oreille tendue : une bestiole de cette taille doit forcément faire un peu de bruit.
Et ils pourraient toujours s'amuser à identifier les sons produits par la faune nocturne.

" Y'a trois mille trucs qui font du bruit, avec ce fichu vent." remarqua Victor.
Les branches de l'arbre se balançaient doucement au-dessus d'eux, les aspergeant régulièrement d'eau glacée, vestiges de la pluie diurne. Un oiseau de nuit cria dans le lointain, un autre répondit depuis le toit de la ferme.
" C'est Plume." dit l'enfant, sûr de lui.
Un renard glapit dans le bois, quelque chose se déplaça dans le champ, peut-être un lièvre ou un lapin. Victor éternua avec bruit, puis enchaîna sur un bâillement.
" Pour mon anniversaire, je voudrais un super objet magique pour voir dans le noir. Un qui cause moins que Rumoc, cela dit."

Responsable, Taliesin songea qu'il ne faudrait pas prolonger le guet trop longtemps et qu'une fois rentré, il devrait veiller à ce que le gosse se réchauffe : qu'il prenne froid serait une sacrée tuile.
-C'est noté. Je ne garantis pas que nous parvenions à t'offrir ça mais... on verra. Et sinon, qu'est devenu ce brave Rumoc ? Martin l'a-t-il emporté avec lui ?
C'était l'occasion d'en apprendre davantage à ce propos.

" Oui, dit Victor. C'est la seule chose qu'il a emportée, à part les vêtements qu'il avait sur le dos. Peut-être qu'il l'aura vendu pour se payer de quoi manger..."
Il changea de place sur sa branche.
" Mais la plupart du temps, de toute façon, il restait dans sa chambre. Rumoc, je veux dire, pas Martin. Faut dire qu'il était vraiment... insupportable, oui. A jacasser sans cesse. Et à nous trahir chaque fois qu'on essayait de... hum... Je crois que Guillhem est triste, lui, de l'avoir perdu."

-Tu veux dire que Rumoc s'était fait l'agent de l'ordre plutôt que celui du chaos ? Bigre ! Je crois qu'on va tout faire pour le retrouver et... te l'offrir pour ton anniversaire. Avec un tel allié, la discipline règnera à la ferme en maîtresse absolue et on aura beaucoup moins de travail...
Il sourit.
-Et tant qu'on en est à parler d'objets magiques, il faut que je te rende le pipeau. Ça m'était complètement sorti de la tête et il est grand temps qu'il rretourne à son légitime propriétaire.

" C'est toi le légitime propriétaire, dit Victor. Je ne crois pas que celui qui te l'a donné avait dans l'idée que tu confies un objet aussi puissant à un enfant. Je pense que c'est mieux que tu le gardes. Tu me le rendras, si tu as envie, quand je serai grand. Et si je l'ai mérité. Je pense honnêtement que ce serait beaucoup plus... sérieux."

-Victor, on me l'a donné pour que je l'offre à quelqu'un, et c'est toi que j'ai spontanément choisi. Cet artefact t'appartien donc et je suis convaincu que, si je te le remets, tu sauras ne l'utiliser qu'en cas de besoin.
D'autant que le gosse avait déjà pu le tester à loisir...
-Après, si tu préfères que je le conserve jusqu'à ce que tu sois adulte... Je respecterai ta décision, conclut-il.

" C'est vraiment pour l'offrir à quelqu'un qu'on te l'a donné ? Tu es sûr ? Ça me parait... bizarre, à moi, qu'on ne te l'ai pas donné à toi."
Il haussa les épaules.
" Mais je préfère que tu le gardes, oui."

Il essaya de se remémorer ce que disait la lettre de Belenn. En vain. Mais c'était sans importance : il avait choisi d'offrir l'artefact à Victor et ne reviendrait pas sur sa décision.
-Très bien, je te le restituerai donc dans quelques années.
C'est à dire... Presque demain.
-Sinon, je compte sur toi pour me prévenir quand tu commenceras à avoir trop froid. Je n'ai pas envie que tu tombes malade. En plus, si ça devait advenir, ta mère ne manquerait pas de me passer un sacré savon.

" Je sais pas. Le souci, c'est que si on bavarde, on verra jamais le blaireau. Mais si on bavarde pas, je vais m'endormir. Et comme on bouge pas des masses, c'est sûr qu'il ne fait pas très chaud. Bref, j'en sais rien. Peut-être qu'on peut attendre encore un peu."
Il se tut.
" Tu as demandé à Galathée si elle pensait qu'il y avait encore quelque chose dans la tanière, cela dit ?"

Il secoua la tête.
-Oh non, je me suis bien gardé d'évoquer le terrier devant elle, de quelque façon que ce soit. Sinon, il y aurait eu de fortes chances qu'elle se doute de notre intérêt pour lui et qu'elle nous interdise formellement de nous en approcher pour ne pas déranger son éventuel occupant. Alors malheureusement, il va nous falloir faire avec cette incertitude...

" Mais donc on poireaute peut-être dans le froid pour rien, en somme... dit Victor. Ce serait peut-être quand même mieux si tu parvenais à l'interroger discrètement, tu sais. Il fait quand même rudement... humide. Evidemment, si je tombe malade, je pourrai sécher l'école ce qui serait formidable... mais je manquerais tout le reste aussi, ce qui serait nettement moins formidable. Donc... Tout bien considéré..."
Il commença à redescendre du tronc.
" En plus, ça hiberne, ces bêtes, non ?"

-Hé, je n'en sais rien, moi : je ne suis pas rôdeur ! fit-il, amusé. En plus, c'est encore l'automne... Ecoute, tu n'auras qu'à jeter un œil dans l'un de nos livres sur les animaux : je suis sûr qu'on y parle des blaireaux.
Il se pencha pour pouvoir, en cas de besoin, indiquer au gamin au poser ses mains et ses pieds : autant éviter toute chute...
-Je te ferai une infusion quand nous serons rentrés : comme ça, aucun risque que tu tombes malade, aucun risque que tu manques les cours dispensés par le si formidable professeur que la ferme a la chance d'abriter.

" Ha ha." fit Victor en gagnant le sol spongieux du champ sans mal.
Il se remit aussitôt en marche vers la ferme, dont les fenêtres encore éclairées trahissaient la présence de quelques personnes au rez de chaussée.
" Tu as donné quoi, exactement, comme prétexte ? Histoire que je ne grille pas tes mensonges."

-J'ai laissé entendre, sans entrer dans les détails, que je voulais te montrer quelques étoiles particulièrement bien visibles en cette saison, répondit-il spontanément. Vu le livre que je suis en train de lire, vu qu'il y a eu quelques jolies trouées dans les nuages, vu qu'on ne s'est pas sali et qu'on a rien déchiré, cela paraîtra crédible, non ?
Cela ne lui semblait pas si incongru, à lui...

" Des étoiles ?"
Il parut surpris.
" A moi ? Pas à l'autre... Baptiste ? Hum. Si tu le dis."
Il sourit.
" Les jolies étoiles, dis donc ! Merci alors ! Vraiment jolies ! Surtout la verte !"

Le barde leva les yeux au ciel - et pas pour contempler les constellations.
-Dans mon souvenir, tu rêvais de devenir un barbare lanceur de boules de feu. Et bien, sache que si j'arrive à comprendre les principes de ce qu'on appelle la musique des sphères, à savoir la musique des astres, je serai peut-être en mesure d'en lancer, des boules de feu.
Il dévisagea le garçon.
-Alors, elles sont toujours aussi inintéressantes, mes étoiles ?

" Y'a des moyens bien plus simples de lancer des boules de feu ! s'exclama Victor en riant. D'abord, il y a des gens qui savent faire ça de nature... Ils foutent le feu à la grange de leur papy sans le faire exprès, par exemple. Moi j'ai déjà essayé, mais j'y arrive pas. Ensuite, les magiciens, ils ont pas besoin de regarder les étoiles pour lancer des boules de feu. Ils se contentent de décrypter des papiers ou bien de le faire de tête !"
Il se mit à caracoler sur le chemin.
" Mais bon... Va pour les étoiles, alors. Ça nous fera un chouette feu de joie en hiver. Enfin... Faut le bois aussi. Les étoiles aident, pour ça ?"

Bigre, ce gosse ne s'en laissait pas compter. Mais ça tombait bien : lui non plus.
-Non. En revanche, elles se vengent des petits garçons trop moqueurs en les faisant s'étaler de tout leur long dans la boue. Alors je ralentirais, si j'étais toi !
Sous la plaisanterie, il y avait un conseil bien réel : il faisait noir, le chemin glissait et si Victor continuait à gambader de la sorte, la chute menacerait.

Victor s'immobilisa.
" Et qu'est-ce qu'elles font aux bardes qui essaient d'impressionner les autres en crânant sur leurs futurs pouvoirs incroyables ? Je parie qu'elles les foudroient ! Méfie-toi !"
Riant toujours, il reprit sa course désordonnée. La lumière de la ferme lui permettait désormais de cheminer sans trop de risques.

Il soupira.
-Je ne crânais pas. J'essayais juste de te montrer que les choses auxquelles je m'intéresse ne sont pas toutes terriblement ennuyeuses, dans l'espoir, qui sait, de t'amener à t'y intéresser aussi.
Il espérait également que Victor arrêterait de trouver ridicules les choses que Baptiste était susceptible d'aimer. Mais c'était un échec sur toute la ligne.

Victor parut penaud.
" Pardon. Je ne voulais pas dire que ça ne m'intéressait pas. C'est joli, les étoiles, c'est sûr. Et je suis persuadé que s'il y a du pouvoir dedans et bien... tu arriveras à le maîtriser un jour ou l'autre."
Il sourit.
" Mais bon, avoue que c'est quand même moins intéressant que le blaireau !"

Il rit.
-Je te l'accorde. D'autant que jusqu'à preuve du contraire, les étoiles ne creusent pas de si imposantes tannières.
Il le rejoignait, lui serra brièvement l'épaule.
-Allez, rentrons. Si on tarde trop, Galathée tiendra absolument à nous faire ingurgiter sa décoction anti coups de froid. Et... Hum... Je préfère n'y recourir qu'en cas d'extrême nécessité.

" Avec beaucoup de miel et un peu de sirop de framboise, ça passe très bien. Mais je crois qu'elle refuse de t'en donner pour que tu ne tombes pas trop souvent malade."
Il gloussa et poussa la porte du couloir qui menait à la salle à manger. Guillhem et Galathée s'y trouvaient.
" Vous amenez le froid avec vous, remarqua le fermier.
— Asseyez vous près du feu. Victor, dix minutes pour avaler l'infusion puis pipi, puis au lit." dit la rôdeuse en se levant pour aller leur servir deux louches d'eau chaude parfumée.

Le barde referma soigneusement la porte derrière lui, retira bottes et manteau puis, pour donner l'exemple, alla s'assoir à proximité de la cheminée. Et il ne s'en porta que mieux : la chaleur des flammes était fort agréable.
-L'été me manque déjà, dit-il, souriant.
On était elfe du soleil ou on ne l'était pas. Sans compter que la dernière fois qu'était arrivée la morte saison...
Mais tout était différent, à présent.

" La bonne nouvelle, c'est qu'il reviendra." dit Guillhem en s'étirant.
Galathée tendit un bol à Taliesin et posa l'autre sur la table, devant Victor. Le gosse bâilla.
" En voilà un qui sera frais demain matin." remarqua la rôdeuse.

L'été reviendrait, oui. Et peut-être qu'alors tout serait enfin réglé. Et réglé de la meilleure façon qui soit.
-Allez, il n'est tout de même pas si tard que ça ! Victor pourra donc profiter d'une longue nuit de repos !
En réalité, il n'avait aucune idée de l'heure qu'il était. Mais, du moins en avait-il l'impression, leur excursion s'était avérée beaucoup plus courte qu'il ne l'avait d'abord envisagé.

Guillhem acquiesça.
" Essaie de ne pas réveiller la moitié de l'étage en allant te coucher. Tu peux prendre une bougie sur le dressoir."
Galathée eut un léger sourire.
" Baptiste a proposé de te remplacer à la traite demain matin, vu que c'était ton tour. Je lui ai dit de voir si tu étais capable de t'extirper de ton lit. Mais comme ça, tu sais que si tu le désires, tu peux dormir un peu plus tard que prévu."
Le visage de Victor s'était figé mais il esquissa un rictus qui ressemblait presque à un sourire.
" Ah... Et bien... C'est sympa."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins