La Couronne de Cuivre

" A demain." dit simplement Albérich, puis il fit volter Douce et la mit au petit galop.
Ils s'éloignèrent rapidement et le Luménien prit une profonde inspiration puis se laissa porter par la vitesse de la jument. Il avait du mal à croire que Thibault était vraiment venu jusqu'à Combeloup. En même temps, c'était relativement prévisible. Mais cela tombait si bien que c'était inquiétant... L'ancien clerc ne faisait plus confiance à la chance. Elle tournerait immanquablement.
Ils furent rapidement en vue de la garnison. Il était temps de mettre la main à la terre.

Ils la mirent.
Bastien semblait tout aussi épuisé que l'ancien aubemestre, à cause de sa nuit blanche et de son séjour au Domaine, quoi qu'il y eut fait. Peut-être le choc de l'avoir quitté, simplement. Il n'empêche : l'enfant respecta concieusement les consignes qu'Albérich lui donna, et mit même une énergie un peu surprenante dans son labeur. Comme si se concentrer sur ce travail simple l'aidait à chasser ses pensées, ses inquiétudes quant au lendemain.
Il ne s'interrompit que des heures plus tard, lorsqu'il fut crotté jusqu'aux cheveux et visiblement à bout de forces. Il regarda le jardin, autour de lui, que leurs efforts conjoints avaient considérablement transformé.
Puis il soupira.
-J'allais oublier... murmura-t-il.
Il planta sa bêche dans le sol.
-Je vous demande pardon, oncle Albérich... reprit-il d'un ton qui paraissait sincèrement désolé. Mais on m'a appris à pas désobéir aux adultes. Et je ne voudrais pas que votre ami m'en veuille : il avait l'air de tellement y tenir...
L'instant suivant, il exhumait une imposante - et menaçante - motte de terre.

Albérich n'était pas vraiment en meilleur état que son neveu car il avait travaillé avec une ardeur similaire, l'esprit embrouillé par mille pensées épuisantes. A chaque minute, il songeait à une chose supplémentaire qu'il aurait dû dire à Thibault, dont la liste imprécise des sorts qu'Aubin maîtrisait. Mais c'était trop tard, et il faudrait compter avec un peu de chance et beaucoup d'esprit d'initiative.
Lorsqu'il vit Bastien exhumer sa motte de terre, il fit un pas en arrière, réflexe.
" Et si... j'allais plutôt nous bricoler quelque chose à manger... de bon... de très bon, même... et puis nous irions... nous laver ? Mmm ? C'est beau d'obéir aux adultes, mais il vaut mieux obéir à son brave oncle Albérich qu'à un illustre inconnu rencontré au coin d'un bois."

L'enfant sourit.
-Je plaisantais, mon oncle. Je n'aurais jamais osé vous lancer ça. Et puis, votre ami avait raison : vous aimez la terre, vous en avez tout partout.
Il reposa la bêche, frotta ses mains noires.
Puis il fronça les sourcils, comme une pensée le titillait.
-Votre ami... Il a dit qu'il s'était "épris" d'oncle Aubin... ?

Albérich esquissa une grimace puis acquiesça.
" Et bien... En général, l'amour concerne un homme et une femme, je suppose... Mais il arrive, dans certaines circonstances... ou avec certaines personnes, que deux hommes, ou deux femmes, s'éprennent l'un de l'autre. Thibault et Aubin se sont rencontrés à Erhedun... Thibault est clerc de Sunie, la déesse de l'amour... Il est un peu prédisposé aux rencontres, dirons-nous. Bref, ils formaient... une sorte de couple, j'imagine. Mais il est apparu qu'Aubin s'était servi de Thibault, tandis que ce dernier était persuadé d'avoir rencontré le grand amour... D'où quelques difficultés quand ton oncle s'est enfui en laissant son amant dans le pétrin. D'où la présence de Thibault ici, désormais."
Il espérait que le gamin n'allait pas réagir en poussant des grands cris.

Mais Bastien ne s'offusqua pas Il avait écouté son discours avec attention, haussé parfois les sourcils. Quand Albérich eut terminé, il se contenta de secoua la tête.
-J'espère qu'on pourra soigner oncle Aubin, murmura-t-il. Enfin, pas parce qu'il aime les hommes, mais pour Shar... Il fait du mal à plein de monde, alors qu'avant, il était gentil... Vraiment gentil. Et je crois qu'il l'est encore, un peu...
Il baissa les yeux.
-La première fois qu'il m'a montré la Voie... Après, il est parti s'enfermer dans sa chambre; Je crois... Qu'il pleurait. Mais je me trompe peut-être, j'étais un peu... Enfin...

Albérich posa une main compatissante sur son épaule et l'entraîna vers l'intérieur de la bâtisse.
" Nous allons faire de notre mieux. Nous avons trouvé des alliés de choix, ce qui nous permet, de surcroît, de n'impliquer personne du village dans cette situation. Nous prendrons le temps qu'il faudra... Mais Aubin est tout juste converti à Shar. Il cherche sans doute à faire ses preuves... et à s'auto-convaincre en t'infligeant la Voie. Thibault et toi pensez qu'il n'est pas perdu, et pourtant vous êtes les deux personnes qui avez le plus souffert de ses exactions. Tout cela me laisse à penser qu'il y a de l'espoir, oui."
Il retira ses bottes à l'entrée de la garnison et les jeta dans un coin.
" Décrassage ou gastronomie ?"

L'enfant l'avait imité. Se redressant, il parut peser le pour et le contre. Mais, plutôt qu'une réponse, il lui opposa une nouvelle question :
-Heu... Si on opte pour la gastronomie tout de suite, vous avez de bonnes recettes à base de terre ? Parce qu'il y en aura forcément dans ce qu'on mangera, vu comme on est. Mais bon, c'est vous le spécialiste la terre, donc on fait comme vous voulez.

Albérich secoua la tête, amusé, et ralluma une petite flambée dans l'âtre. Il alla ensuite chercher la marmite qu'il emplit d'eau avant de la poser sur le feu.
" Il ne nous reste plus qu'à patienter." annonça-t-il.
Il retourna cependant dans la cuisine, histoire de regarder où en étaient les réserves de simples. Le thé à la belladone semblait tout indiqué pour empoisonner Aubin, mais le dosage était crucial. Dans l'état de stress dans lequel le barde semblait se trouver, il ne faudrait probablement trop forcer pour obtenir les effets escomptés. Mélangée à un peu de muguet ou à du genêt, la belladone le mettrait hors jeu. Il suffirait d'avoir un antidote sous la main une fois qu'il serait maîtrisé pour alléger ses troubles plus rapidement. L'art d'empoisonner n'était que la face sombre de l'art de guérir.
Il revint dans la salle à manger en réfléchissant toujours à sa mixture. La digitale était un poison plus risqué mais d'une efficacité redoutable... Sauf qu'Aubin tomberait raide à la table de son père. Non, belladone ce serait.
" Allons dans la salle d'eau." proposa-t-il à son neveu en reparaissant.
Ils devraient se contenter de la marmite et du tonneau d'eau froide qui y était entreposé.

Bastien le suivit sans mot dire : il était trop occupé à observer la maison dans le moindre détail. Le décor boisé, presque naturel, l'ambiance sylvestre qui régnait dans l'ancienne garnison paraissaient à son goût. Et la rusticité de la salle d'au ne le dépita pas : l'installation devait être relativement similaire, chez lui.
-J'aime bien ici... dit-il sur le ton de la conversation, sitôt la porte refermée derrière eux. Si je deviens le rôdeur de Combeloup, normalement, c'est là que j'habiterai...
Il grimaça.
-Enfin, je sais pas si je deviendrai le rôdeur de Combeloup. Et si vous restez, j'habiterai encore chez grand-père : je voudrais pas vous chasser.

" Ne dis pas n'importe quoi." dit Albérich en se déshabillant. " D'ici à ce que ton grand-père te laisse habiter tout seul, je pense que nous avons un peu de marge. Mais si tu deviens le rôdeur de Combeloup, je te laisserai la place avec plaisir. Et quand je serai de passage, tu pourras loger ton vieil oncle, qui sait."
Il sourit, attrapa un broc et y mélangea de l'eau chaude et froide jusqu'à obtenir une température acceptable et le tendit au petit garçon, avant de répéter l'opération pour lui-même. Leurs vêtements crottés formaient un gros tas noirâtre dans un coin et il se demanda ce qu'il dénicherait pour vêtir le gosse.
" Mais c'est une belle demeure, oui, sous ses atours sévères."

Le gamin acquiesça puis entreprit de se laver. Cependant, la rareté de l'eau tiède et les longues manipulations nécessaires à son obtention finirent par le lasser, et il en vint à puiser allègrement dans l'eau froide.
Lorsqu'il en eut terminé, il était propre mais grelotant. Ne semblait pas s'en plaindre, pourtant.
-Votre ami pourrait pas habiter ici... lança-t-il. Ou alors il demanderait à Hodor de lui fabriquer une baignoire.

Albérich sourit en terminant de se laver les cheveux. Il lui semblait qu'une odeur d'humus tenace s'accrochait à sa peau, mais ce n'était peut-être qu'une impression.
" Je ne pense pas que Thibault ait la moindre intention de jamais s'installer ici. Et s'il devait se montrer officiellement à Combeloup, je le connais... Il aurait tôt fait de se faire inviter au château... où il serait, à n'en pas douter, reçu avec plus de luxe."

Le gamins hocha la tête, puis sourit.
-On a peut-être trouvé pourquoi oncle Aubin est si gentil avec Elisa : il veut peut-être juste profiter d'une meilleure salle de bains...

Albérich sourit doucement, refusant de laisser ses inquiétudes obscurcir la légèreté du moment.
" C'est sûr que je ne pense pas qu'il soit un fervent de la terre, lui non plus."
Il reversa l'eau sale dans la gouttière qui l'entraînait au dehors puis s'étira.
" Bon, je vais te trouver une chemise et je ne sais pas quoi... Je pense que tu ne brilleras pas par ton élégance dans l'immédiat, mais au moins, tu n'attraperas pas froid."
Il n'avait évidemment rien emporté pour lui-même et il sortit de la salle dans le plus simple appareil, filant jusqu'à sa chambre, d'où il rapporta de quoi les vêtir.
" Bastien, excuse-moi d'avance pour cette question, mais... pourquoi continues-tu d'arborer cette mine indifférente devant ton grand-père ? Cela lui ferait beaucoup de bien de savoir que tu vas mieux."

L'enfant parut embarrassé. Lorgna ses pieds.
-J'ai pas envie qu'oncle Aubin remarque que... que ce qu'il me fait, ça marche, murmura-t-il. J'ai pas envie parce que ça... ça l'encouragerait encore plus. Et je préfère que grand-père me voie normal... ben... quand je le serai vraiment. Ou pas à cause de trucs de Shar.

Albérich acquiesça. En même temps, il n'y aurait pas de retour en arrière.
" Je pense qu'il va finir par être difficile de déterminer ce qui est dû à quoi... Mais je comprends ce que tu veux dire. Fais les choses comme tu le sens, quand tu le sens, c'est le principal."
Une fois rhabillé, il attrapa leurs vêtements sales et les laissa tomber dans le tonneau d'eau froide.
" Je m'occuperai de ça tout à l'heure. Maintenant, allons manger. Je pourrais avaler un boeuf entier... Mais je pense que je n'ai même pas d'oeufs..."

-C'est pas grave, on mangera mieux ce soir...
Le petit garçon enfila la chemise bien trop grande pour lui qu'avait rapportée Albérich, puis le suivit, à nouveau silencieux. Il s'installa près des flammes, pas mécontent de retrouver un peu de chaleur, puis attendit que son oncle apporte leur repas.

Albérich se rabattit sur un des bocaux mystérieux de Ada. Visuellement, il reconnut des lentilles flottant dans une sauce brune tachetée de morceaux jaune pâle. A l'odeur, il se félicita de son choix : c'étaient des pommes. La chance ne l'avait pas encore abandonné. Il ramena le tout dans une casserole et leur fristouilla rapidement un en-cas : l'après-midi était déjà bien entamée. Le Luménien anima leur repas de remarques pensives sur l'état du jardin et les choses qu'il entendait planter, puis il étouffa un bâillement.
" Je pense que je vais faire une sieste. Je ne sais pas pour toi..."

Bastien hésita.
-Je sais pas... J'ai peur que si je dors maintenant, j'y arrive plus cette nuit. Alors que si je dors pas, je serai tellement fatigué que je m'écroulerai forcément une fois dans mon lit.
Il grimaça.
-En fait, peut-être que j'arriverai pas à m'endormir ce soir, même sans sieste. Alors peut-être qu'il vaut mieux que j'essaie maintenant. J'en sais rien.

" Je pensais être la personne la plus indécise au monde, mais c'était avant de te rencontrer." fit Albérich avec une grimace. " Si tu préfères, nous pouvons simplement bavarder. Et si je t'endors, ma foi... C'est que tu en avais besoin. Elisa a l'air de penser que mes connaissances font un somnifère plutôt efficace. Tu pourrais tester, puis lui raconter."
Il retourna s'installer près du feu, un bol d'infusion à la main, et fit signe au gamin de le rejoindre.

Ce qu'il fit.
-Elisa dit que c'est les livres qui endorment... expliqua-t-il en s'asseyant. Et elle a jamais dit que vous parler c'était ennuyeux. Elle aime bien vous parler, au contraire. Elle m'a raconté que des fois c'était super animé.
Il sourit.
-Quand vous discutez des clercs, par exemple.

Albérich eut un sourire amusé.
" Ta grande soeur a un caractère bien trempé, c'est le moins qu'on puisse dire... Avoir des désaccords avec elle n'est pas de tout repos. Et je suis probablement un peu soupe-au-lait. Je vois qu'elle t'a raconté que nous nous étions accrochés... Je suis heureux qu'elle prenne le temps de bavarder avec toi, encore... Qu'elle se ménage des espaces d'enfance dans l'univers qui est le sien..."
Il secoua la tête.
" Mais je ne parlerai pas des clercs avec toi, il n'en est pas question."
Le Luménien songea aux heures, aux jours à venir. Ces instants en compagnie de l'enfant étaient probablement les derniers avant longtemps. Il devrait prendre la route avec Thibault, aller jusqu'à Erhedun ou Luménis, sans compter que César lui fermerait peut-être la porte au nez à tout jamais. Les perspectives n'étaient pas formidables, à bien y réfléchir.
" As-tu déjà... eu envie d'évoquer ce qui s'était passé, en hiver ?"

Bastien tressaillit. Ramena ses genoux contre sa poitrine. Resta les yeux plongés dans les flammes.
-Non, finit-il par murmurer. Avant, j'arrivais pas à parler, de toute façon. Et si je pensais à ça...
Il fut parcouru d'un frisson.
-Mais Ada est venue m'en parler. M'expliquer certaines choses. Et maintenant... Oncle Aubin arrête pas de m'en parler lui aussi. Pour expliquer ce qui s'est passé à sa façon. IL en parle surtout quand il me... Et il veut que... que je dise certains trucs.

Albérich secoua la tête et posa la main sur son épaule.
" Je suis désolé, j'ai été maladroit, je n'aurais pas dû t'ennuyer avec ça..." murmura-t-il.
Il reporta son regard dans le feu.
" Mais je voudrais quand même te dire que... je suis désolé de t'avoir laissé seul dans la nuit, ce soir-là. J'étais... occupé... tourné vers moi-même... J'ai été égoïste. J'aurais dû te garder avec moi, et je n'y ai même pas songé. Alors pour ça, je te présente mes excuses. Je sais qu'elles ne changeront rien à ce qui s'est produit, mais... elles sont sincères."

Le petit garçon se tourna vers lui, étonné.
-Vous y êtes pour rien, oncle Albérich. J'étais tout le temps dehors. Je connais le pays par cœur, et j'avais Belle. Personne m'aurait gardé, même s'il faisait nuit. Personne aurait pu savoir que Sire Hugues... Ada dit qu'il l'aurait fait de toute façon, qu'il avait besoin de faire ça pour que ses plans marchent. Alors, il m'aurait attaqué à un autre moment : j'étais tout le temps dehors, il aurait forcément trouvé un moment.
Doucement, il recouvrit la main de l'ancien clerc.
-Je vous en ai jamais voulu. J'aurais même pas imaginé que vous vous en vouliez... Vous y êtes pour rien. Le seul coupable, c'est sire Hugues. Oncle Aubin... Il essaie de me mettre en colère contre la Dame. Il dit qu'elle m'a pas protégé, qu'elle m'a donné Belle et qu'elle s'en est foutue qu'on me la prenne. Que je dois lui en vouloir et m'ouvrir à Shar. Qu'elle serait toujours avec moi, qu'on pourrait jamais me prendre ce qu'elle me donnera. Et que, pour avoir ça, il faut juste que je la déteste. Que je le déteste, lui.
Il frissonna, à nouveau.
-Mais je le déteste pas : il est plus normal... Et je déteste pas la Dame. Ada m'a expliqué. Elle dit que la Dame est puissante, un peu comme un dieu, mais qu'elle a des tas de choses à faire, des tas de choses sur lesquelles elle doit veiller : des milliers de plantes, d'animaux, d'êtres... et des gens, aussi. Qu'elle les aime tous mais qu'elle peut pas les surveiller tous en même temps, malgré ses pouvoirs. C'est un peu comme une mère, elle dit : les mères, elles aiment leurs enfants. Comme les pères. Elles ont moins de pouvoirs que les dieux, d'accord, mais elles ont aussi moins d'enfants, donc c'est un peu pareil... Et elles peuvent pas toujours empêcher qu'il leur arrive des malheurs, à leurs enfants... Ça veut pas dire qu'elles les aiment pas ou quoi, juste qu'elles peuvent pas toujours les protéger... Et ça veut pas dire non plus qu'elles les abandonnent après, qu'elles veulent plus leur parler ou les aider.
Il eut un sourire douloureux.
-D'ailleurs, la Dame voulait bien m'aider, encore. Elle voulait bien me faire le même cadeau qu'avant.

Albérich acquiesça, un peu sonné. Les paroles de l'enfant faisaient écho à sa propre histoire d'une manière qu'il n'avait pas anticipée. Et Bastien était beaucoup plus sage que lui. Ada aussi, évidemment. Elle avait raison. Et la raison aurait dû gouverner le coeur. Mais c'était tellement plus difficile à dire qu'à ressentir. Il se demanda où il en était. Il se posait rarement la question, désormais. Son vide spirituel était devenu partie intégrante du quotidien, comme une vieille douleur, un rhumatisme qui refuse de guérir. Les Sharites avaient échoué car il ne vouait aucune haine à Lathandre. Dans la tour, seule avait régné la stupeur. La colère était venue plus tard et il l'avait étouffée. Non, il en était probablement au stade de l'indifférence. Sans fureur mais sans plus aucune attente envers le dieu qui l'avait accompagné toutes ces années. Comme des étrangers, chacun sur sa route, qui ne rencontreront plus jamais. Pourtant il avait aimé retourner au Temple d'Erhedun. Pourtant le Temple de Luménis lui manquait un peu chaque jour. Mais la part divine de ce manque n'était plus si tangible. Il était creux et aspirait à retrouver un élan. Il n'imaginait pas un instant que la lumière reviendrait de sa source antérieure.
Mais Bastien avait mieux résisté. Il était retourné à la Dame. Il avait confiance en Ada, en ses paroles. Aubin ne pourrait rien contre l'alliance qui s'était renouvelée.
" Oui. Et elle a respecté ton besoin d'attendre. C'est une amie inestimable."
Il s'attendit à moitié à être envahi par une brusque onde de désir à la mention de la créature, mais tout au plus frissonna-t-il un instant. Il n'était pourtant pas certain que la nuit serait sereine.

L'enfant hocha la tête. Il avait le regard rêveur, emprunt d'une certaine tristesse. Preuve que le Domaine lui manquait encore terriblement.
-On retourne la voir quand vous voulez... lança-t-il d'ailleurs, d'un ton faussement léger mais à l'enthousiasme bien réel.

" Pas trop vite pour moi, tu es gentil." fit Albérich en regardant pensivement la surface irisée de son thé.
Il se sentait un peu dériver, gagné par la langueur de l'après-midi.
" Je crois que je vais quand même aller m'allonger... Je te laisse libre en ta future demeure. Mais si jamais quelqu'un venait... Réveille-moi."

-D'accord, répondit Bastien.
Il demeura près du feu tandis qu'Albérich gagnait sa chambre, puis son lit. Les draps se réchauffant rapidement, le silence ponctué de craquements rassurants et familiers, la fatigue accumulée ne tardèrent pas à l'emporter, à fermer ses paupières; à embrumer son esprit.
Il dormit longtemps, d'un sommeil profond, sans rêves. Réparateur, probablement.
Lorsqu'il émergea enfin, il fut surprit par les ténèbres qui l'entouraient.
La nuit semblait tombée depuis longtemps.