La Couronne de Cuivre

Après avoir été forçat, te voilà bête de somme. N'est-ce pas une carrière des plus inattendues ?
Évidemment, Taliesin n'avait pu rester calfeutré dans son indifférence quand ils s'étaient emparés de Victor. Il avait donc suivi les événements avec attention, incapable de faire autrement.
Et l'amertume ne fut pas la seule chose qui lui vint à l'esprit.
D'abord, il en voulait à Martin d'avoir parlé des autres. Mais il lui était aussi redevable de ne pas avoir fait du zèle, de ne pas s'être livré à un déballage complet, indépendant des questions posées. Il n'avait rien révélé de ses liens avec les enfants, que les drows ne soupçonnaient pas ; rien révélé du pipeau ; rien révélé, non plus, de ses compétences de barde, de sa capacité à jeter des sorts.
Cela pouvait s'avérer crucial... Car il n'était pas impossible que ce petit groupe de pirates ait été séparé des autres au cours du tremblement de terre qui avait chamboulé le sous-sol de l'île.
Sept drows seulement.
Pour l'instant.
Qui sait s'ils ne feraient pas d'erreur ? S'ils ne leur permettraient pas, involontairement, de reprendre le dessus ?
Crétin. Triple crétin. Ne te résigneras-tu donc jamais ?
Il aurait dû, pourtant.
L'elfe se haïssait d'espérer ainsi, envers et contre tout.
Mais il savait déjà, avec une douloureuse acuité, qu'il ouvrirait l'œil, tendrait l'oreille. Saisirait la moindre opportunité.
Envers et contre tout.
Car il y aurait peut-être une ouverture. Qu'il n'avait pas le droit de laisser passer.

Si Taliesin tenta de rester éveillé en dépit de l'épuisement, il ne parvint pas complètement à maintenir son attention en alerte toute la nuit. Plusieurs fois, il sombra dans un semi-sommeil dont il devait émerger brusquement plus tard, sans savoir si une minute ou une heure s'étaient écoulées. Autour de lui, soupirs, sanglots et respirations amples se succédaient, signe que ses compagnons passaient par divers états.
Puis l'aube vint, les murs rosirent, accueillis par des murmures interloqués de la part des elfes noirs. Taliesin les vit se lever et venir dans leur direction. Ils échangèrent plusieurs paroles vives, puis d'un coup de botte, l'un d'entre eux renversa Taliesin sur le dos. Deux autres le mirent debout, puis il fut entraîné à l'écart. On l'assit sur une concrétion, le chef des drows s'installa en face de lui, tandis que le reste du groupe s'affairait autour des provisions. Deux hommes restèrent cependant dans le dos du barde et l'un deux lui retira son bâillon.
" Bon. Explique-moi un peu cette grotte, l'ami." fit le pirate.

Le barde était tellement habitué aux propriétés de ce qu'ils ne pouvaient plus appeler leur havre que la surprise des drows le prit au dépourvu. Toutefois, il était parvenu à suffisamment rassembler ses esprits pour anticiper les questions de leur chef et pour élaborer un semblant de stratégie. Restait a espérer qu'il se montrerait convaincant.
-Ses murs s'éclairent pendant la journée. Du moins, c'est comme cela que nous avons compris la chose. La température y est agréable, et le bassin que vous voyez là-bas est empli d'eau chaude. C'est tout ce que je peux vous dire. Pour le reste, le pourquoi, le comment, je n'en ai pas la moindre idée. Je ne connais rien ni aux grottes, ni aux propriétés de la lave, si c'est bien elle qui est à l'origine de ces divers phénomènes.

L'elfe noir le dévisagea, incrédule, puis secoua la tête avec une moue peu convaincue.
" Waele darthiir !" s'exclama-t-il dans sa langue obscure. " Soit. Ce n'est pas à moi de décider comment punir la stupidité. De la lave ! Décidément, vous êtes encore plus bêtes qu'on le raconte."
Il se leva.
" J'espère pour toi que tu as davantage à raconter, tanth. Notre yathrin ne se contentera pas de tes faux-fuyants. Cela dit, tu pourras probablement la divertir d'une manière ou d'une autre."

Ah tiens. On racontait qu'ils étaient bêtes.
Vu le nombre de bêtises dont il s'était rendu coupable en divers lieux et en diverses occasions, la rumeur, si elle l'avait concerné individuellement, n'aurait rien eu d'étonnant. Ou d'infondé.
Mais le drow avait dit "vous". Voulait-il parler de ceux qui, sur Mersant, s'était opposés à leur assaut ? Des elfes du soleil en général ? Aucun moyen de le savoir. Ni de savoir qui était le "on" à l'origine de ces racontars. En effet, il ne semblait guère avisé de poser des questions.
Ou de se fendre d'une remarque provocante du type "On verra déjà si vous pouvez me ramener à votre yathrin".
En résumé, il n'y avait qu'une seule attitude à adopter : garder le silence.
Ce qu'il fit.

Le chef de l'escouade claqua de la langue puis grogna un ordre à ses hommes. Une seconde plus tard, Taliesin était à nouveau bâillonné. Ils le remirent debout et le traînèrent vers le reste du groupe. Tous les prisonniers étaient désormais debout, on leur avait délié les chevilles et les avait chargé de tout ce que les drows avaient trouvé à leur goût dans la caverne. Ils n'avaient pas l'air particulièrement charmés par les lieux. Les paquetages dont on avait affublé les rescapés semblaient pesants, à voir leur mine dans la pénombre. Taliesin en eut la confirmation lorsqu'on lui arrima un sac sur les épaules, que l'on riva à lui avec des cordages qui ne le ligotèrent que davantage. Ironie, cependant, on s'était entre autres servi de Rumoc, lequel était demeuré silencieux jusque là. Le chef drow se campa devant les prisonniers.
" Une petite mise au point, surfacins. Si je devine la moindre tentative d'insubordination, de la part de n'importe lequel d'entre vous, je m'en prendrai au plus faible. Au plus inutile. Il n'est pas dit que je le tuerai. Il n'est pas dit que ce que je lui réserverai sera plus agréable. Autrement dit, tenez-vous à carreau."
Il fit ensuite un signe à ses hommes. Taliesin constata qu'ils avaient élargi la crevasse de Victor et Jehan pour pouvoir y passer sans avoir à grimper. Ils franchirent le passage, encadrant leurs prisonniers, abandonnant le golem et la grotte derrière eux.

La promenade promettait d'être joyeuse... Et dépourvue de toute opportunité de se libérer, à moins d'un miracle.
Dans tout cela, Taliesin avait cependant deux satisfactions.
La première, c'était qu'il pouvait, de bon droit, penser que les drows n'avaient pas mis la main sur le pipeau. Un instrument de musique si simple, si petit, gisant sur le sol où il l'avait laissé tomber en récupérant son épée... Pourquoi aurait-il suscité leur intérêt ?
La seconde satisfaction - encore à confirmer - concernait l'éventualité de pouvoir discuter mentalement pendant le trajet. Afin de rompre la monotonie... Mais pas seulement.
Rum ? pensa-t-il. Si tu m'entends, tu veux bien me rendre un service ? Essaie de repérer le trajet que nous allons suivre. Si d'aventure je sors vivant de tout cela, j'aimerais bien venir récupérer le golem. L'idée qu'il puisse rester tout seul durant des millénaires me brise le cœur.

Oui, c'est ça, c'est ça, essaie seulement de me faire croire que tu songes un instant au bien-être de ce tas de cailloux ! grommela Rumoc pour toute réponse. Ne peux-tu pas surveiller ce chemin toi-même ? Crois-tu vraiment que je suis un spécialiste des dédales souterrains ?
Les elfes noirs pressèrent leurs prisonniers. Ils ne leur avaient passé que leurs bottes : sinon ils portaient toujours leurs vêtements de nuit. Cependant, le fardeau qui leur meurtrissait les épaules contribuait à leur donner une sensation de chaleur. Il faisait à nouveau nuit noire, et les humains peinaient. Les drows les avaient encordés pour les guider. Ils semblaient parfaitement savoir où ils allaient.

Allez, Rumoc, sois chic... répondit-il. Je vais essayer de repérer le trajet, mais un coup de main ne serait pas de trop. Et puis, dis-toi que par ma stupidité crasse, en nous laissant capturer, je t'offre une chance inespérée de revoir la surface plus tôt que prévu. Une telle aubaine ne mérite-t-elle pas un petit service ?
Malgré son "ton" détendu, l'elfe naviguait entre deux états d'esprit absolument contraires.
D'un côté, il ne cessait pas d'espérer que le trajet leur offre une possibilité de s'échapper. Les drows, comme tout un chacun, pouvaient commettre des erreurs.
De l'autre, il était conscient de la futilité d'un tel espoir. Entravés comme ils l'étaient, ils n'avaient pas la moindre marge de manœuvre.
Et il était aussi inquiet pour ses compagnons. Pour les enfants, surtout. A peine vêtus, lourdement chargés, le ventre creux, pourraient-ils tenir longtemps, à crapahuter, aveugles, dans ces galeries encombrées d'éboulis qu'il fallait escalader sans l'aide des mains ? S'ils venaient à chuter, à ne plus pouvoir se relever, les pirates ne les exécuteraient-ils pas purement et simplement ?
Cela vaudrait sans doute mieux pour eux, en un sens : ils se verraient ainsi épargner bien des tourments.
Mais... Il ne pouvait s'empêcher de prier pour que cela n'arrive pas.

Les drows les entraînèrent dans des chemins relativement praticables mais les enfants traînèrent rapidement la patte. Ils ne parurent pas s'en formaliser, l'un d'entre eux calqua son rythme sur le leur, tandis que les cinq autres encadraient les trois autres prisonniers. Ni Griselda, ni Martin ne bronchèrent. Le courtisan avait le visage fermé, la jeune femme masquait moins bien son angoisse, mais ils avancèrent sans faiblir, sans offrir de prise à leurs ravisseurs. Les pirates ne paraissaient pas particulièrement désireux de les brutaliser sans raison. Pour l'heure.
Ils firent une pause après environ deux heures de marche. Les drows détachèrent leurs prisonniers à tour de rôle pour les laisser manger un peu : quelques biscuits secs, un peu d'eau, une pomme ridée. Le tour de Taliesin vint en dernier. Aucun de ses compagnons n'avait dit quoi que ce soit, tous s'étaient nourris.
" Ne tente rien, darthirii." dit le chef. " Je te tiens à l'oeil."

Le barde demeura silencieux et ne fit rien d'autre que manger. Même sans la menace du drow, il se serait tenu tranquille : qu'aurait-il pu faire, seul, et soumis à une telle surveillance ? De surcroît, s'il prenait la moindre initiative, les pirates menaceraient ses compagnons. Et il serait réduit à l'impuissance, comme dans la grotte...
En résumé : se taire, manger. Et guetter une meilleure occasion.

Ils repartirent peu après. Ils avaient quitté les conduits que Taliesin, Griselda et Jehan avaient repérés la veille. Un des drows partit en éclaireur, un autre garda l'arrière de la colonne, où Victor et Jehan ahanaient sous le poids de leur charge. Mais nul ne trébucha. Personne ne s'arrêta pour se plaindre ou s'écrouler. Et au bout de deux nouvelles heures de progression, dans des conduits dégagés, presque aménagés, ils débarquèrent dans une grotte beaucoup plus vaste, où l'on avait érigé un semblant de campement. Plusieurs tentes de fortune, en toile jaune et grise, se dressaient autour d'un brasero aux flammes bleu sombre, dont les vapeurs odorantes grimpaient dans les ténèbres. Apparemment, ceux qui s'étaient établis là ne craignaient pas de se trahir. Peut-être parce qu'ils se savaient maîtres des ténèbres. Taliesin vit plusieurs silhouettes venir à leur rencontre. D'autres elfes noirs. D'abord des hommes, armés, vigilants, puis une femme qui suintait l'arrogance et dont le sourire ne présageait rien de bon. Elle échangea quelques phrases gutturales avec le chef de l'escouade, lequel répondit avec la déférence habituelle que devaient les mâles aux femmes, dans leur culture. La nouvelle venue portait des vêtements amples, marqués d'araignées rouge sombre, symbole de Lolth, la déesse des ténèbres. Elle approcha des prisonniers, son regard passa sur les enfants sans les voir, puis elle s'attarda sur les adultes. La lumière diffusée par les flammes étranges de l'âtre drow ne permettaient sans doute pas aux humains de voir grand chose, sinon des ombres, mais Taliesin savait que les elfes noirs y voyaient comme lui en plein jour. Elle lâcha quelques phrases supplémentaires et les pirates se saisirent des prisonniers. Taliesin et Martin furent emmenés dans une tente, les trois autres ailleurs, le barde ne put le savoir. On les fit asseoir sur le sol et deux mâles demeurèrent avec eux.

Le barde se sentit à nouveau gagné par le désespoir.
Il avait compté sur une erreur des drows durant le long trajet annoncé. Or, il n'y avait eu ni long trajet - a peine quatre heures -, ni erreur.
Et à présent, ils étaient aux mains d'une bande de drows. Nombreux. Organisés. Dans leur élément.
De surcroît, on l'avait séparé des enfants. Ce qui laisserait libre cours à son imagination quand au funeste destin qui leur était réservé.
Il se retrouvait à nouveau impuissant, sans possibilités apparentes d'évasion. Sans possibilité, non plus, de venir en aide à ses compagnons.
Il maudit intérieurement l'espoir qui l'avait fait jeter son arme. Se maudit, lui, pour son incompétence, son imprévoyance; Sa faiblesse.
Et, la mine aussi neutre que possible, il attendit le dénouement de ce pitoyable épilogue à une tout aussi pitoyable aventure.

Ils ne durent pas attendre très longtemps. Le chef de l'escouade reparut.
" Vous allez être interrogés par nos roma. Je vous suggère de collaborer et d'obéir. Votre survie, et celle de vos compagnons, dépendent de leur bon vouloir."
Il fit signe à l'un de ses hommes, qui retira leur bâillon aux deux prisonniers.
" Soyez respectueux, vil'klviss. La tête d'un jaluk ne vaut pas grand chose, surtout quand il est rivvil... ou darthirii. Et je la couperai moi-même, lentement."

Si tu crois que j'en ai quelque chose à foutre... gronda mentalement le barde.
Mais il y avait les gosses, bien sûr. Alors il serait courtois, coopératif. Il avait déjà joué cette comédie, en d'autres circonstances. Et comme son orgueil, sinon son honneur, lui avait été pris depuis bien longtemps,, il ramperait à nouveau.
Restait à espérer qu'il pourrait cacher une partie de la vérité. Sur lui, sur ceux de leurs compagnons encore libres - du moins, il l'espérait. La chose serait malaisée. Surtout que les garçons et Griselda seraient aussi interrogés. Sans qu'il puisse rien connaître de leurs déclarations.
Il faudrait donc rester aussi près que possible de la vérité... Et ne mentir que par omission.
Même si cela ne rime à rien, puisque tout est perdu...

Le drow fit signe à ses hommes et Taliesin et Martin furent à nouveau remis sur leurs pieds. Mais ils ne furent pas conduits à la même tente : l'humain fut entraîné vers l'extérieur du campement, tandis que le barde était mené jusqu'à la plus imposante des constructions de fortune. Celle-ci était aussi ténébreuse que la caverne, mais il y régnait une odeur d'encens nauséabonde et confinée qui lui mena immédiatement les larmes aux yeux. Le chef de l'escouade drow le précédait et il s'inclina très bas, murmurant quelques paroles incompréhensibles, devant une sorte d'amas qui se révéla être un fauteuil. Une femme y était assise, mais dans l'obscurité enfumée, Taliesin ne put véritablement discerner ses traits. Elle semblait plus âgée que la moyenne des elfes noirs qu'il avait vus jusqu'ici. Une seconde femme était installée à ses pieds, et ses pupilles rougeoyaient dans le noir. Le mâle se redressa, fit un pas en arrière, puis attrapa Taliesin par l'épaule et le fit avancer. Il lui asséna un coup brusque dans le pli des genoux, le déséquilibrant, puis recula.
" Mmm... Malchance pour un darthirii de tomber dans les mains des Ssri-tel-quessir. Nous n'aimons pas les tiens, jaluk. Oh non, nous ne les aimons pas."
L'autre femme, plus jeune, rit.
" Quel est ton nom, inlul shaok ?"

Je n'avais rien contre les vôtres jusqu'ici, mais, depuis quelques temps, je me sens pris à votre égard d'une virulente aversion... Je ne sais vraiment, vraiment pas pourquoi,
Mais l'heure n'était pas aux acides réflexions. Il fallait répondre. Et, compte tenu des gaffes que Jehan et Victor pouvaient commettre, ou, simplement, des grands déballages que pouvaient entraîner des interrogatoires serrés, il fallait répondre la vérité. songea-t-il.
-On me surnomme parfois Belenn, dit-il sur un ton des plus déférents. Mais mon vrai nom est Taliesin.

Le nom ne parut pas familier à la drow qui continua sur sa lancée.
" Keniryn me dit que tu commandais à un golem. Que vous l'avez modelé dans votre repaire. Pourtant, tu te bats à l'épée. Tu n'es pas magicien. Quel est ton art ? Tu as la mine d'un beau parleur, je te dirais barde."
" Et on les dit bien montés." ajouta sa compagne.
" Il est encore un peu tôt pour cela, Ginxae."

Ah, si elles commencent à donner les réponses à leurs propres questions, je ne vais pas avoir à me casser la tête... pensa-t-il, plutôt que de s'attarder sur la dernière remarque.
-Je suis barde, effectivement, dit-il, du même ton que précédemment.

La plus jeune des deux femmes gloussa sauvagement.
" La grotte où vous résidiez accueillait davantage de personnes. Où sont-elles ? Combien sont-elles ? Qui étaient-elles ?" demanda la seconde, sans tergiverser.

S'il n'avait pas eu les mains attachées, il aurait compté sur ses doigts : la fatigue n'aidait pas à réfléchir.
-ils étaient sept, si je ne me trompe pas. Des habitants de Mersant et des étrangers en escale comme moi. Ils devaient gagner une grotte ouverte sur la mer pour tenter de construire un radeau. Nous avons définitivement été séparés d'eux suite au grand tremblement de terre, et ils n'ont plus donné signe de vie depuis cette nuit-là.
C'était vrai, en un sens, puisque leur dernière communication remontait à peu après la secousse...

La seconde femme se remit à rire.
" Pourquoi répond-il docilement, ilharess ? J'espérais tant user de mon elgluth..." soupira-t-elle.
" Cela viendra, vallabha." répondit la première, doucement.
Puis sa voix se fit plus cassante.
" Qu'avez-vous découvert dans le ventre de la terre, shoak ? Quelles étaient vos intentions ?"

Mentalement :
Tu sais où tu peux te le mettre, ton elgluth ?
Et, à voix haute :
-Nous espérions simplement survivre. Soit en demeurant cachés le plus longtemps possible, soit en nous enfuyant sur notre radeau, si nous parvenions à le construire. Pour le reste... Nous sommes tombés, dans une caverne, sur le trésor d'un dragon, protégé par le squelette de son défunt propriétaire. La petite partie que nous en avons prélevée, vos homme l'ont trouvée dans notre refuge. Quant au gros des richesses... Je serai bien incapable de vous montrer où elles se situent, maintenant que tous les souterrains ont été chamboulés par le tremblement de terre.
Il ne voyait vraiment aucune raison de leur cacher la vérité, en la matière.

La mention du trésor précipita un conciliabule entre les deux femmes, et Taliesin devina quelques échanges entre les hommes qui se trouvaient juste derrière lui. Ils finirent cependant par se taire.
" Ton groupe contient quelques bouches inutiles, jaluk." dit finalement la vieille femme. " De ta capacité à nous plaire va dépendre leur survie. De ta capacité à nous convaincre que tu peux être plus utile vivant que mort."
" Je ne demande qu'à être convaincue." fit la seconde femme, hilare.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que la situation était posée en termes clairs, nets et précis.
Il allait devoir obéir. A tous les ordres, quels qu'ils soient. Nul doute qu'il serait amené à ramper, à s'humilier... Le tout sous les dehors de la docilité, de l'empressement. Et, naturellement, de la plus absolue des gratitudes.
Sans quoi, les gosses - qui d'autre pouvait être qualifié de "bouches inutiles ?" seraient exécutés.
Oui, la situation était claire. Et lui laissait un goût horriblement amer au fond de la gorge.
D'abord, pourquoi était-ce à lui qu'on demandait cela ? Après tout, les garçons n'étaient pas des elfes, et les drows n'avaient aucun moyen de soupçonner ses liens avec eux. Ils pouvaient être les enfants, les neveux, les protégés de Martin ou de Griselda. Pourquoi, dès lors, faire de lui le seul responsable de leur survie ?
Ensuite, veiller à ladite survie, était-ce une bonne chose ? Il était probable que leur servitude, à l'instar de la sienne, durerait des semaines, des mois. Des années. Ne valait-il pas mieux que, dans l'instant, il provoque leur mort, leur évitant ainsi des tourments sans limites ?
Enfin, les garçons en question... Ils étaient les seuls responsables de ce qui leur arrivait. Certes, il avait été un chef lamentable et aurait pu éviter la capture. Pourtant, s'ils n'avaient pas fait montre de la dernière des stupidités, s'ils étaient tranquillement restés sur Hélonna, ils ne courraient aucun danger. Et lui-même ne serait pas obligé, par le sacrifice de sa liberté et de son honneur, de sauver leur peau.
Pourquoi devrait-il payer pour eux ?
D'autant qu'ils n'étaient pas de son sang. Ni l'un, ni l'autre. Et même Victor... L'avait-il jamais considéré, traité comme son père ? L'avait-il jamais simplement écouté ? Lui avait-il jamais obéi, alors même qu'il ne songeait qu'à le protéger ? Non, mille fois non ! Le gamin n'en avait toujours fait qu'à sa tête, allant jusqu'à attaquer un homme aveugle et désarmé quelques minutes seulement après qu'ils aient eu une discussion sérieuse à son sujet.
Et, par le passé, il les avait déjà mis dans des situations désastreuses... Avec cette sorcière, Ava, qu'il était allé chercher, qui avait failli les dévorer, qui avait changé en âne le petit garçon...
Taliesin songea alors à tout ce qu'il avait dû faire, dans le Val aux mille campanules, pour que Victor retrouve sa forme normale.
Il avait perdu l'un de ses meilleurs souvenirs. Il avait dû céder aux avances d'une fée-hérisson. Il avait même accepté de mettre en péril son premier enfant... Il avait condamné son propre sang pour préserver... un étranger.
Et tout cela s'était avéré vain, au final, puisqu'il semblait revenu au point de départ.
Un point de départ plus sombre - ô combien ! - où tout était à refaire. En mille fois pire. En un million de fois pire...
Alors, à quoi bon, franchement ? Pourquoi devait-il encore s'avilir pour ce mioche écervelé ?
Il se sentit pris de tournis, étouffé par des émotions violentes et contradictoires. De la colère, de la haine. Contre lui, contre d'autres. Il ne savait pas exactement qui.
De la honte et do dégoût. Pour ce qu'il allait vivre. Pour ce qu'il venait de penser.
Du désespoir, aussi. Surtout.
Mais il fallait répondre. Répondre vite.
Et, bien évidemment, il savait déjà ce qu'il allait dire.
Restait à rassembler le courage nécessaire.
Il pensa à Galathée. Pensa à ce chaleureux été, dans leur petite maison à la lisière de la Lorien.
Si loin, déjà...
Le barde était à genoux ; qu'importe, il s'inclina, déférent, soumis.
-J'en suis pleinement conscient, dit-il sur le ton le plus humble qu'il fut possible d'adopter. Je vous suis dors et déjà profondément reconnaissant pour cette chance que vous m'offrez, et j'emploierai toutes mes forces pour tenter de m'en montrer digne.
Il se faisait horreur.
Bah, ce n'était pas la première fois...

" Des mots qui ne coûtent rien." fit la femme la plus haut placée. " Tu n'es pas obligé de feindre, jaluk. Ça n'a pas la moindre importance. Ce n'est pas ça qui déliera tes mains."
N'en fais pas trop, lui souffla Rumoc. C'est un peuple méfiant.
La femme lança une série d'ordres à ses sbires et Taliesin fut remis sur ses pieds. On l'entraîna ensuite hors de la tente, pour le ramener dans celle qu'il avait quitté un peu plus tôt. Martin s'y trouvait déjà, scrutant les ténèbres d'un air blasé. Les elfes noirs assirent Taliesin sur le sol puis lui rivèrent les chevilles à une chaîne courte, laquelle avait été scellée à la pierre. Ensuite ils sortirent. L'ombre de l'un d'entre eux demeura cependant dans l'encadrement de l'entrée.

-Oh, des fers ! lâcha-t-il à mi voix. Je n'en avais plus porté depuis l'hiver. Ça me manquait.
Puis il se tourna vers Martin, et reprit d'une voix plus forte - compte tenu de ce qu'il allait dire, il ne voyait aucun inconvénient à ce que le garde l'entende.
-Alors, comment ça s'est passé, pour toi ?

Martin sourit en l'entendant parler, et parvint à diriger son regard plus ou moins adéquatement.
" Deux accortes demoiselles m'ont interrogé sur mes activités souterraines." fit le courtisan. " Enfin, accortes, je n'en sais rien, vu que je n'en ai rien vu. Mais j'espère, vu ce qui m'attend dans les heures à venir."
Il poussa un léger soupir.
" Dommage que tu n'aies pas répondu à mes avances, j'aurais pu te montrer une ou deux choses qui plaisent aux dames drows."

-Ce n'est pas drôle si tu sais déjà ce que l'avenir me réserve... fit l'elfe, faussement boudeur. Moi qui espérais te faire de grande révélations... Mais il semblerait que nos entretiens aient été très similaires : on m'a posé les mêmes questions, promis au même avenir. A quelques différences près, toutefois : on m'a indiqué que de ma capacité à plaire et à prouver mon utilité dépendait la survie des "bouches inutiles". Et la mienne, incidemment. Bref, il ne me reste plus qu'à me montrer à la hauteur, dans tous les domaines où l'on voudra me tester.
Il parlait avec décontraction. Avec bonhomie, même. Évidemment, ce n'était aucunement le reflet de ses émotions, de son état d'esprit. Cependant, comme il allait être forcé de jouer la comédie pour les éternités à venir, mieux valait s'entraîner tout de suite.

" Ne fais pas l'unique martyre de cette aventure." grommela Martin. " On m'a averti de la même chose. Et j'imagine qu'on aura dit à Griselda quelque chose de similaire. Enfin... Rien n'est certain en la matière. Cela dépend de la connivence entre les femelles et les mâles qui les servent. S'ils sont méritants... Bref. De toute façon, c'est une opportunité de survivre. Tu devrais t'en contenter."
Il baissa le ton.
" On peut plus facilement s'échapper quand on est vivant, me semble-t-il."

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