La Couronne de Cuivre

Astrée sentait la panique l'envahir. Reynald était inconscient, et il était mal, comme s'il avait une sorte de fièvre, ou comme s'il se débattait dans son cauchemar. Il lui fallait de l'aide... Neffen...
Elle le laissa à regret pour revenir chercher leurs sacs, s'obligeant au calme, et observant les lieux avec circonspection. Tout semblait désert. Les traces de campement semblaient indiquer qu'il avait été abandonné. Pourquoi ? Les humains avaient tenté de déplacer la pierre, de la détruire peut-être, pour annuler le pouvoir du shaman ? Pas forcément, s'ils rêvaient de recréer ce même pouvoir à leur solde. Mais tout de même, ils avaient agressé la pierre, l'avaient profanée... Peut-être que c'était du sang humain, que la pierre s'était défendue, en quelque sorte, contre l'intrusion ?
Mais ça ne servait à rien de se perdre en conjectures. Il fallait trouver Neffen, les centaures, de toute urgence. Est-ce que les attaques contre la pierre atteignaient Neffen ? C'était probable. Peut-être que les humains ne cherchaient qu'à attirer les centaures dans un piège en s'en prenant à la pierre... Et dans ce cas... Avaient-ils réussi ? Pourvu que non...
Elle ignorait où étaient les centaures, et la seule façon de les trouver était d'être guidée par Neffen. S'il était conscient, il y aurait sûrement des oiseaux à lui dans les parages. Il avait utilisé un geai pour guider Reynald, il lui avait parlé de pies aussi... Concentrée, elle observa les alentours tout en traînant leurs sacs auprès de Reynald. Un oiseau... C'était sa seule chance de les trouver...

Il y avait beaucoup d'oiseaux aux alentours, de toutes sortes, mais la plupart demeuraient perchés dans les arbres, où ils gazouillaient joyeusement. Astrée vit bien une pie, une paire de corneilles, entendit le jacassement d'un geai plus loin dans le bois, mais il lui était impossible de savoir s'ils avaient été repérés, comme il lui était impossible de frôler l'esprit de toute cette vie bourgeonnante autour d'elle. Pour l'heure, les oiseaux l'ignoraient royalement, vaquant à leurs parades nuptiales et autres nourrissages de progéniture.

Elle resta de longues minutes indécise, cherchant un signe de Neffen, un oiseau. Sans succès. Et pourtant, il devait y avoir quelque chose... Milil avait répondu que la harde n'avait pas été exterminée, ce qui signifiait qu'il y avait encore un shaman vivant, en lien avec cette pierre. Peut-être, cependant, que Neffen n'était pas en état de voir ce qui se passait ici... mais que pouvait-elle faire dans ce cas ? Elle n'avait aucune chance de trouver les centaures sans guide. Ils auraient dû attendre un jour de plus que Byron ait fini ses démarches, et l'amener avec eux, plutôt que se précipiter ici sans réfléchir. Il aurait su où aller. Et sans Reynald, elle ne pouvait pas lui demander...
Elle s'accroupit auprès du corps inerte de Reynald, posa une main sur son front, essaya de lui faire avaler un peu d'eau. Il n'allait pas bien, elle le sentait, et elle ne pouvait rien pour lui. L'angoisse qui l'envahissait ne l'aidait pas à avoir les idées claires. Elle aurait voulu que Prince soit là, sa seule présence l'aurait réconfortée un peu, et puis elle aurait pu le laisser à veiller sur Reynald si elle devait s'en éloigner.
Elle finit par se relever, toujours aussi indécise, incapable de réfléchir. La pierre. Est-ce, si elle la touchait, Neffen sentirait sa présence ? Ou est-ce que ça ne se faisait pas, de toucher la pierre du shaman, est-ce que ce serait vu comme une insulte, voire une profanation ? Et... le campement ? Elle pouvait peut-être regarder s'il y avait eu des traces de lutte aux alentours, au cas où ils aient attiré les centaures dans un piège. C'était peu probable, ils savaient que c'était un piège... Et puis, elle pouvait tenter de voir par où ils étaient repartis, aussi. En direction du village ou non ? Depuis combien de temps ? Oui, elle allait d'abord observer les traces de humains. Ensuite, si elle osait, elle s'approcherait de la pierre jusqu'à la toucher, en essayant prudemment de ressentir si quelque chose semblait s'y opposer, si elle ne le devait pas le faire...

Elle ne vit aucune trace de lutte. Les humains étaient manifestement partis depuis deux ou trois jours, et ils étaient repartis dans la broussaille, dans la direction approximative du village. Ils avaient des centaures avec eux, mais leurs sabots étaient ferrés, signe qu'ils appartenaient à la harde domestique. Sans doute quatre ou cinq. Difficile d'en dire plus. Ils avaient campé une nuit, pas plus, à en juger par l'état de l'herbe.
Elle gagna ensuite les abords de la pierre. Le liquide rouge maculait le sol tout autour, et semblait couler sous la roche, à moins que ce ne soit le contraire et qu'il en soit issu. Quand elle voulut toucher sa surface, elle sentit comme un champ de force qui la protégeait. Elle pouvait sûrement passer outre, mais ce serait à ses risques et périls.

Cette pierre la laissait perplexe. Et le liquide rouge également. Du sang ? Pourquoi est-ce qu'il donnait l'impression de sortir de la pierre ? Indiquait-il que la harde allait mal ? Ou que Neffen, peut-être, allait mal ? Ça n'avait peut-être rien à voir... C'était peut-être juste parce qu'ils avaient tenté d'arracher la pierre, c'était peut-être elle qui saignait. Mais pourquoi étaient-ils partis, qu'est-ce qui les avait fait renoncer ? Allaient-ils revenir ? Elle devait rester sur ses gardes.
Elle retourna près de Reynald, vérifia que son état n'empirait pas, le redressa légèrement contre un tronc d'arbre, avec douceur, et l'enveloppa dans une couverture. Puis elle revint à la pierre. Elle tendit la main, à nouveau, devina le champ de force... et n'alla pas plus loin. Elle n'avait pas le droit de toucher cette pierre. Elle se souvenait de la réaction de Byron lorsque Goran avait touché l'autre pierre, là-bas, sur les plateaux.

" Neffen... je ne sais pas si tu peux m'entendre... Mais il faut que tu m'aides, que tu me guides jusqu'à vous, il faut guérir Reynald... Je t'en prie."
C'était complètement absurde de parler à cette pierre, elle en était certaine. Mais que pouvait-elle tenter d'autre ? Si Neffen était conscient de sa présence, via ses oiseaux ou la pierre, il trouverait un moyen de l'aider. Sinon... Elle ne pouvait absolument rien faire. Sauf revenir au village pour voir où ils en étaient. Mais non, elle ne pouvait pas laisser Reynald...

A tout hasard, elle s'accroupit, observa le sol, le liquide qui coulait. Peut-être qu'il fallait redresser la pierre... mais elle ne pouvait pas, sans la toucher. Ou bien fallait-il essayer de combler le trou qu'ils avaient fait autour ? Avait-elle seulement le droit de tenter quelque chose ? Elle n'était pas Neffen, lui seul pouvait s'occuper de sa pierre... mais si celle-ci risquait de tomber, si elle avait l'impression que ses fondations avaient été attaquées, elle pouvait peut-être essayer de consolider sa base... Sauf si elle sentait un champ de force l'en empêcher, bien sûr.
C'était certainement absurde de tenter de réparer ainsi les dommages causés. Mais au moins aurait-elle la sensation de tenter quelque chose...

La pierre ne menaçait pas de tomber, elle semblait encore bien ancrée sur ses fondations, mais le trou creusé autour de sa base semblait s'enfoncer profondément dans le sol. Il était empli de ce liquide rouge, lequel, une fois examiné plus attentivement, n'avait ni la couleur ni l'odeur du sang. Mais il s'était comme coagulé, formant une mare poisseuse, figée et répugnante. Astrée put sans difficulté y jeter un peu de terre. Celle-ci fut absorbée sous la surface avec un bruit de succion. Rien d'autre. Le champ de force demeurait présent, elle percevait son bourdonnement sourd, mais il n'y eut nulle manifestation spectaculaire.

Astrée soupira. Peut-être qu'il fallait combler ce trou immonde... mais est-ce que ça suffirait ? Est-ce qu'il n'était pas vain de jeter de la terre là-dedans ? Et surtout, avait-elle le droit de tenter quoi que ce soit de ce genre ? C'était la pierre de Neffen qui saignait... Lui seul pouvait faire quelque chose, certainement. Lui seul pouvait réparer le mal que les hommes avaient fait ici. Est-ce que tenter de combler ce trou pouvait au contraire être perçu comme une nouvelle profanation? Hum... il lui semblait que non, il lui semblait, en tout cas, qu'elle sentirait si elle faisait quelque chose qu'elle ne devait pas. Elle n'avait rien ressenti de spécial en jetant un peu de terre dans le trou. Mais il allait en falloir beaucoup pour le remplir... Et puis, à quoi est-ce que ça servirait ? La pierre continuerait peut-être de saigner malgré la terre ?
Elle revint vers Reynald, indécise, cherchant à nouveau un signe quelconque qu'on l'observait, cherchant, également, à vérifier que l'état du Sorlyn n'empirait pas. Il semblait souffrir, ou paniquer... Il fallait qu'elle fasse quelque chose, absolument. Mais elle ne voyait pas quoi tenter. Si Neffen avait été atteint par la profanation de sa pierre, il ne pouvait peut-être pas la voir, l'aider. Est-ce que, si elle tentait de réparer les dégâts causés, il irait mieux ? Bon sang, tout ça reposait sur des hypothèses, de simples suppositions... Et il n'était certainement pas en son pouvoir de réparer les dégâts.
Elle tenta à nouveau de faire boire un peu d'eau à Reynald, guetta le moindre signe de présence, humaine ou centaure, alentours. Les humains pouvaient revenir, avec d'autres outils, pour continuer leur sale boulot. Ensuite, elle essaierait de combler le trou avec davantage de terre. Peut-être qu'une poignée, ça ne déclenchait rien. Il fallait probablement reboucher en partie le trou pour ressentir un quelconque changement. C'était de toute façon la seule idée qui lui venait... Les autres options, aller chercher les centaures ou quérir l'aide du clerc humain, étaient, pour la première, inatteignable, pour la seconde, suicidaire.

L'état de Reynald s'était légèrement amélioré. La fièvre était tombée, sa respiration s'était calmée, mais il demeurait inconscient et ne répondit à aucune des injonctions de la jeune femme, ni en mots, ni en gestes, ni en baisers. Il paraissait désormais profondément endormi, le teint peut-être un peu trop rouge, mais en tant que rouquin, il prenait facilement des couleurs. Il but quand elle lui donna de l'eau, déglutissant deux fois avant de laisser couler le reste sur ses joues. Il n'y eut pas d'autres signes d'éveil. Autour d'eux, les oiseaux continuaient de chanter avec énergie, signe, sans doute, que personne n'approchait : la nature était souvent un bon indicateur des mouvements alentours.
Astrée retourna donc vers la pierre et entreprit de combler le trou avec la terre que les humains avaient déplacée. Au début, elle fut avalée par la nappe visqueuse, comme si celle-ci donnait sur un gouffre sans fond. Mais au fur et à mesure qu'elle persévérait, le creux se combla : elle vit affleurer la terre et il semblait qu'elle absorbait le liquide rouge, car celui-ci ne déborda pas.
Elle avait presque terminé lorsqu'elle se sentit observée. Levant les yeux, elle aperçut un tout petit oiseau, perché sur la pierre. C'était une mésange bleue, aux yeux noirs minuscules, qui l'observait en silence, inclinant sa petite tête pour mieux la regarder. Elle ne semblait pas affectée par le champ de force, pourtant toujours présent.

" Neffen...", s'exclama spontanément la rôdeuse, un sourire illuminant ses traits.
Certes, l'oiseau n'était probablement pas Neffen, seulement l'un de ses espions. C'était en tout cas l'explication la plus plausible à sa curiosité excessive... Mais est-ce qu'un simple oiseau pouvait se poser sur la pierre ? Quoiqu'il en soit, si c'était l'un de ses envoyés, le shaman pourrait certainement entendre ce qu'elle lui dirait.
" Je suis vraiment soulagée de te voir, petite mésange, j'étais inquiète..."
Elle jeta un coup d'oeil en direction de l'endroit où elle avait installé le Sorlyn.
" Reynald a eu un malaise en nous téléportant ici... Il est là-bas, sous les arbres. Il a besoin d'aide..."
Elle avait tant de choses à lui dire... mais elle se tut, attendant de voir la réaction de l'oiseau. Elle se souvint subitement que Dymphéa avait prétendu qu'il aurait pu envoyer un oiseau lui parler si elle avait refusé son hospitalité. Bon, c'était certainement une simple expression... Mais l'essentiel était que le shaman sache qu'ils étaient là. Il trouverait certainement un moyen d'aider Reynald et de les guider jusqu'à la harde.

L'oiseau sautilla sur la pierre et pépia puis prit son envol. Mais loin de se diriger vers le bois où reposait Reynald, il prit la direction opposée. Il voleta sur quelques mètres puis se posa sur le sol, dans la poussière, et entreprit de picorer un insecte imaginaire. De temps en temps, il levait la tête pour observer Astrée, puis recommençait son manège. Rien de plus.

Astrée observait l'oiseau, interloquée.
" Je suis sensée comprendre quoi ? Que tu as faim ? Tu veux que je te donne à manger ? J'ai des provisions dans mon sac, là-bas..."
Non, c'était absurde, il devait être capable de se nourrir par lui-même...
Elle secoua la tête.
" Ou bien il faut que je donne à manger à Reynald ? Je n'y comprends rien... Ecoute, viens avec moi, je te montre ce que j'ai."
Elle recula un peu en direction de Reynald et de leurs bagages, observant attentivement sa réaction. Elle commençait à se demander si ce n'était pas un oiseau tout à fait ordinaire. Elle devrait peut-être tenter d'entrer en contact avec lui, tout simplement, peut-être comprendrait-elle mieux...

L'oiseau ne la suivit pas mais se mit à pépier lorsqu'elle repartit vers le bois. Il voleta jusqu'à elle, se posa sur sa tête et la gratifia de petits coups de bec, avant de repartir, à nouveau dans la direction opposée. Cette fois, il se posa un peu plus loin, mais ne picora plus le sol. Astrée ne parvint pas à entrer dans son esprit : quelque chose l'en empêchait. Un signe, sans doute, que ce n'était pas une mésange ordinaire.

Astrée grimaça. Certes, il fallait voir le bon côté des choses : c'était bien Neffen qui lui envoyait cette mésange. Mais le mauvais côté des choses, c'était qu'elle ne comprenait fichtrement rien à ce qu'il voulait lui dire...
Fronçant les sourcils, elle s'approcha doucement de l'oiseau, et s'accroupit face à lui.
" On devrait peut-être essayer de convenir d'un code pour essayer de communiquer... Enfin, si toutefois tu comprends ce que je te dis. Je peux essayer de te poser des questions. Si tu veux répondre oui, tu penches la tête, si tu veux répondre non, tu pépies. Est-ce que ça te semble faisable ? "

Mais dès qu'Astrée fut à proximité de l'oiseau, il s'envola à nouveau, sans écouter la fin de ses paroles, et alla se poser trois mètres plus loin, où il parut à nouveau l'attendre. Il semblait que la bestiole incite la rôdeuse à la suivre. Mais c'était, indéniablement, toujours plus loin du petit bois.

Apparemment, l'oiseau ne comprenait pas ses paroles. Ou ne voulait pas prendre le temps de communiquer... Elle ne put cependant s'empêcher de lui parler à nouveau.
" Je vois bien que tu veux m'emmener quelque part, mais je ne peux pas laisser Reynald là, en tout cas pas longtemps. Il est à la merci d'un carnivore qui passerait..."
Elle se tourna vers le bois, indécise. Si elle y retournait, la mésange allait à nouveau l'assaillir. Comment savoir où elle comptait l'emmener ? Peut-être que ce n'était pas loin, peut-être que c'était urgent... Mais si elle s'absentait trop longtemps, il fallait qu'elle construise un abri pour Reynald. Et ça risquait de lui prendre un certain temps.
Mais une mésange, c'était minuscule, elle ne voulait peut-être pas l'emmener si loin que ça ? Elle ne lui avait même pas laissé rejoindre son sac, peut-être parce qu'elle n'en avait pas besoin ? Ou parce que sa consigne consistait juste à la guider là où elle devait aller... Et si c'était la Plaine des Sorcières, ça serait très loin.
" Je te suis si ça n'est pas loin... ", fit-elle en avançant dans la direction de l'oiseau.
Reynald était à l'abri des regards, au milieu des arbres, chaudement enveloppé dans une couverture. Elle n'avait pas trouvé trace d'un prédateur quelconque dans les environs. Elle devait pouvoir le laisser sans risque un petit moment, sans doute. Elle ne s'absenterait pas longtemps : si l'oiseau semblait vouloir quitter le petit vallon où se trouvait la pierre, elle reviendrait chercher de quoi bivouaquer et installer un peu mieux le Sorlyn.

Mais il apparut très vite à Astrée que la mésange avait l'intention de faire exactement ce qu'elle redoutait : l'entraîner hors du vallon, loin de la pierre et de Reynald. La mésange parut d'ailleurs très contrariée lorsque la rôdeuse fit demi-tour et l'accompagna de pépiements indignés pendant toute sa marche. Elle se percha ensuite sur une branche voisine de l'endroit où reposait le Sorlyn et les observa en frottant l'écorce de son bec, pendant tout le temps que prit la rôdeuse pour se préparer.

Astrée jetait des coups d'oeil réguliers à l'oiseau tout en triant rapidement leurs affaires. Plus que jamais, elle regrettait l'absence de Prince qui aurait pu transporter le Sorlyn. Être contrainte de le laisser ici, seul au milieu de nulle part, lui déchirait le cœur. Et puis, qui sait si les humains n'allaient pas revenir par ici avant qu'il se réveille ou qu'elle puisse lui venir en aide ? Mais elle devait se rendre à l'évidence : il était trop lourd pour qu'elle puisse le transporter sur plusieurs lieues.
Elle l'éloigna davantage de la pierre, et chercha un taillis touffu dans lequel elle aménagea une cavité. Il serait parfaitement dissimulé aux regards. Elle tenta de lui fabriquer un abri sommaire avec des débris de bois, des branchages entrelacés, pour le protéger d'éventuels prédateurs. Elle lui laissa ses affaires et la moitié des provisions, qu'elle glissa auprès de lui dans l'abri, installa un vague matelas de fougère pour l'isoler du sol, et le recouvrit avec tendresse de la couverture. Il avait tout le nécessaire pour se débrouiller s'il se réveillait enfin. A tout hasard, elle griffonna un mot qu'elle glissa dans sa main, lui expliquant qu'elle suivait un oiseau de Neffen et qu'elle revenait vers lui dès que possible. Bien sûr, elle essaya maintes fois de le réveiller, lui fit boire encore un peu d'eau, et se retrouva à lui parler comme on le ferait pour un enfant, d'une voix calme et rassurante, avant de l'embrasser encore une fois. Qu'il était difficile de partir, sans savoir si les précautions qu'elle avait prises seraient suffisantes, sans savoir quand elle pourrait revenir le chercher. Mais peut-être se réveillerait-il seul, finalement. Il fallait l'espérer.
Elle se glissa hors du minuscule abri, replaça les branchages, et s'éloigna de lui le cœur en miettes. Elle prit le temps d'effacer toutes les traces qui menaient à sa cachette au cas où les humains reviennent, avant de se tourner à nouveau vers la mésange.
" Allons-y...", fit-elle en s'avançant d'un pas vif dans la direction où l'oiseau semblait vouloir l'emmener. Elle était bien décidée à ne plus perdre un instant et à avancer aussi vite qu'elle le pourrait. Plus vite elle aurait retrouvé les centaures, plus vite elle serait de retour.

La mésange entraîna donc Astrée par monts et par vaux, au fil de son vol ondulant. Elle se posait régulièrement, sur une branche, un rocher, dans l'herbe, pépiant. De temps en temps, elle semblait oublier son objectif et poursuivait une mouche ou un moustique pendant quelques minutes, avant de revenir vers la rôdeuse. Elles s'enfoncèrent dans la forêt, descendirent le long d'un petit ravin, traversèrent un ruisseau puis progressèrent un moment dans une zone marécageuse où bourdonnaient mille insectes qui trouvèrent Astrée très à leur goût. Elles remontèrent ensuite une pente plus raide, couverte de sapins serrés, puis gagnèrent une petite crête dégagée, qui surplombait des bois noirs et des prés fleuris. De son perchoir, Astrée ne reconnut pas grand chose. Les nuages étaient bas, une brume s'était levée sur une partie du paysage, et seul le rideau infranchissable des montagnes était omniprésent. La mésange reprit sa route, l'entraînant dans un paysage de roches et de bruyères avant de redescendre dans des alpages fleuris où l'arrivée d'Astrée dérangea un troupeau de chèvres sauvages. Un peu plus loin, elles atteignirent un nouveau bois, de noisetiers, où la mésange s'enfonça en pépiant de plus belle. Cela faisait déjà deux bonnes heures qu'Astrée marchait et il se mit à pleuvoir.

La Plaine aux Sorcières était un endroit reculé, c'est ce qu'avaient dit Sheldon et Neffen. Si c'était bien là-bas que la conduisait la mésange, elle allait en avoir pour des heures et des heures de marche.
Consciente qu'elle devait ménager un peu son organisme, Astrée fit une pause à l'abri d'un arbre au feuillage imposant, pour manger un bout et boire quelques gorgées d'eau. Puis elle repartit à une allure régulière, un peu plus lente toutefois qu'au départ. Ses bras dénudés et son visage, dévorés par les insectes, la démangeaient, et elle saisit la première occasion pour les plonger dans l'eau glacée d'un ruisseau à défaut d'avoir un baume apaisant.
Elle restait à l’affût de traces de passages humains. Elle s'efforçait, lorsqu'elle le pouvait, de privilégier les sols rocailleux ou secs et les espaces dégagés, pour ne pas laisser trop d'empreintes. Mais la pluie rendait le terrain plus boueux, ses pieds marquaient le sol et elle n'avait pas le temps d'effacer ses traces. Même s'il il était probable que Neffen aurait le pouvoir de les faire disparaître lorsqu'elle approcherait de leur repère, elle ne voulait pas mettre les humains sur la piste des centaures. Mais peut-être l'étaient-ils déjà ?
Elle avait pris son arc et une flèche en main, machinalement, au cas où un prédateur s'en prenne à elle, et elle restait sur ses gardes. Mais ceux qu'elle redoutait le plus, dans les parages, étaient les humains, non les carnivores....

Alors qu'elle avançait à travers des taillis épais, entre fougères et ronces, au coeur d'un nouveau bois pentu, Astrée entendit soudain des voix. Rapidement, elle réalisa qu'elle comprenait parfaitement ce qui se disait : c'était du commun, pas du sylvestre. Ceux qui parlaient étaient probablement à une trentaine de mètres en contrebas, elle devinait une trouée d'herbe plus claire, sans parvenir à discerner grand chose au travers de troncs serrés. Ils étaient plusieurs, peut-être cinq ou six à en croire le nombre de timbres qu'elle identifia. Impossible de savoir ce qu'ils disaient ou ce qu'ils faisaient, cependant.

La rôdeuse se figea. Des montequins. Dans ce secteur, qui menait probablement à la cachette des centaures. Une catastrophe...
Elle brûlait d'entendre ce qu'ils disaient, de voir ce qu'ils préparaient. Mais sans doute ne faisaient-ils qu'avancer, comme elle... et le plus important était, dans tous les cas, qu'ils ne la repèrent pas. S'ils avaient des centaures domestiques avec eux, ceux-ci auraient l’ouïe fine, sans parler de leur odorat... et s'ils se lançaient à sa poursuite, elle ne parviendrait pas à leur échapper.
Elle s'obligea à relâcher le souffle qu'elle avait bloqué dans ses poumons. Elle se trouvait au-dessus d'eux, c'était le meilleur endroit pour observer sans être vue. Peut-être qu'il était important qu'elle sache, peut-être qu'il se passait quelque chose. Mais ils étaient certainement à l'affût, se sachant en plein territoire centaure. Elle devait rester prudente, ne pas prendre de risque inutile. Et pourtant... ils parlaient à voix haute, comme s'ils ne craignaient pas une attaque.
Très lentement, en prenant garde de ne pas faire craquer la moindre branche, elle s'approcha un peu du rideau d'arbres qui lui masquait la scène, jetant un coup d'oeil, presque d'excuses, à la mésange qui l'attendait pour repartir. La pluie assourdissait un peu les bruits, brouillait les odeurs, la luminosité était relativement faible. Normalement, ils ne devraient pas s'apercevoir de sa présence...

Elle descendit donc, le plus prudemment possible, vers la source du bruit. Le bois était pentu, il lui fallait donc redoubler de précautions, sous peine de créer de petits éboulements qui ne manqueraient pas d'attirer l'attention. Le groupe d'humains progressait et elle dut bientôt avancer en descendant. Puis ils s'arrêtèrent. A travers les troncs, elle les distingua. Environ quatre centaures domestiques, avec leurs cavaliers, plus des hommes à pied. Ils étaient peut-être dix au total. Ils convoyaient un cinquième centaure, dont la tête était encapuchonnée. Il avait la robe et les crins noirs et se défendait à chaque pas posé.
" Ça m'a l'air d'être un bon endroit, dit une voix.
— Aussi bon qu'un autre, en tout cas."

Astrée sentit l'angoisse monter en elle. Un bon endroit... pour quoi faire ? Et ils avaient un prisonnier... Pourquoi l'amener ici ? Pour servir d'appât ?
Ils s'étaient arrêtés, et elle en fit autant, s'accroupissant derrière les arbres, silencieuse, juste assez proche pour voir et entendre. Elle était en hauteur, légèrement en arrière, il faisait gris... Non, ils ne la verraient pas, et leurs centaures ne la détecteraient pas non plus.
Qui pouvait être le centaure captif ? Un centaure domestique ne se débattrait pas autant. Était-ce l'un de ceux qu'ils avaient capturé récemment ? Un centaure noir... Elle fouilla dans sa mémoire. Elle revoyait la robe noire de Kess. Il y avait Maelwys, aussi... Mais il était plus probable que ce soit Kess, ils n'avaient pas été assez au nord pour capturer le guerrier.
Ils étaient une petite dizaine, ainsi que quatre centaures. Elle n'avait aucune chance de pouvoir tenter quoi que ce soit. Mais il fallait qu'elle sache ce qu'ils préparaient...

Quatre des hommes commencèrent à enfoncer de gros pieux dans le sol, à l'aide d'imposantes masses. Ils en installèrent un peu moins d'une dizaine. Ensuite, deux des centaures tirèrent le prisonnier entre les pieux, et les hommes y rivèrent les cordes qui maintenaient le centaure : certaines étaient nouées autour de ses jambes, d'autres autour de son ventre, de sa taille, de ses bras attachés dans son dos. Ils s'écartèrent ensuite et la créature se débattit dans ses liens, sans parvenir à ébranler les piquets qui la retenaient au sol. Les hommes discutèrent un moment autour d'elle, puis l'un d'entre eux retira son capuchon, révélant, comme Astrée s'en était doutée, Kess. La jeune femme les invectiva avec virulence, en sylvestre, mais cela ne déclencha que des rires. Ensuite, les villageois se replièrent dans les bois, dans toutes les directions... en ce compris vers l'endroit où Astrée s'était dissimulée.

Dès qu'elle vit les premiers hommes s'égayer, Astrée ne perdit pas une seconde pour se replier. Le piège était en place, ils allaient s'installer pour guetter leurs proies. Elle remonta aussitôt plus haut dans le bois. Il fallait qu'elle prenne ses distances, qu'elle se mette en sécurité, c'était la priorité. Ne pas se faire prendre...
Mais elle enrageait. Il suffirait de quelques flèches bien placées pour trancher les cordes qui maintenaient la centaure. Mais il en fallait un certain nombre, et elle serait repérée très vite si elle s'avisait d'utiliser son arc, même en agissant tout de suite pendant qu'ils se mettaient en place. Ils étaient dix, ainsi que quatre centaures. Elle n'avait aucune chance de leur échapper s'ils la prenaient en chasse. Elle ne pouvait donc rien faire, absolument rien. A part poursuivre sa route et prévenir les centaures du piège... une démarche sans doute vaine : il était évident que c'était un piège, et les centaures ne tomberaient pas dedans comme ça, du moins elle l'espérait. Sheldon était intelligent. Mais ce serait terrible pour eux de ne rien pouvoir tenter... donc peut-être qu'ils finiraient par prendre des risques ? C'est ce que les humains escomptaient, sans doute.
Pour sa part, tout ce qu'elle pouvait faire était de les prévenir au plus vite. Elle se remit en route dans la direction qu'elle suivait auparavant, cherchant du regard la mésange bleue. Et guettant, également, la présence de centaures dans les parages.

Astrée quitta donc le bas du bois pour gagner les hauteurs à nouveau. Elle mit quelques minutes à retrouver la mésange, qui ne l'avait pas suivie durant son expédition d'espionnage, mais le petit oiseau était toujours perché sur une branche, pépiant d'impatience. La rôdeuse dut redoubler de prudence car elle entendait le pas crissant des hommes qui marchaient sur ses traces sans le savoir, quelques dizaines de mètres plus bas. Elle perçut aussi les invectives de Kess, qui semblait ne pas en avoir terminé avec ses geôliers malgré leur disparition. Mais le passereau avait déjà repris son envol et elle poursuivit sa route entre les arbres, jusqu'à une combe, et ensuite un morceau de lande grise, enfin un pré fleuri que la pluie avait détrempé, une cascade et puis des rochers, et petit à petit, la nuit se mit à tomber.

Astrée grimaça en voyant le soir tomber. Bientôt, elle n'y verrait plus assez pour distinguer son chemin, à moins que le ciel se dégage et laisse apparaître la clarté de la lune. Bien sûr, elle pouvait s'éclairer d'une bougie, mais, outre le fait que la lumière annoncerait sa présence, ça n'était vraiment pas pratique sous la pluie. Si seulement Reynald était là, avec ses sortilèges... mais le Sorlyn était inconscient dans son abri précaire, et c'était une raison supplémentaire de poursuivre sa marche sans s'arrêter. Elle s'efforça d'accélérer le pas. Il fallait prévenir les centaures au plus vite, pour Kess. Qui sait si, durant la nuit, ils n'auraient pas la possibilité d'agir pour la libérer ? Elle trouvait étrange, à la réflexion, que les humains tendent ce piège à une heure aussi tardive. Mais ils avaient sûrement conscience de leur handicap dans ce domaine, et avaient dû prévoir l'éventualité d'une attaque nocturne. Et sans doute comptaient-ils rester quelques jours à guetter.

Si seulement elle avait eu la moindre idée de la distance qu'il restait à parcourir... Elle essaya d'évaluer, avant que l'obscurité ne soit trop profonde, si elle se trouvait encore loin du fond de la vallée. Si la distance paraissait importante, la prudence commandait de faire une pause lorsqu'il ferait trop sombre, d'autant que la mésange n'accepterait sans doute pas de poursuivre dans l'obscurité. En revanche, si elle avait la sensation que ça n'était plus très loin, elle continuerait, quitte à allumer une bougie si ça devenait nécessaire. Elle avait laissé les humains loin derrière elle, il lui semblait qu'elle ne risquait plus rien de leur part.

La mésange prit la décision à sa place, en s'installant subitement sur une branche pour dormir. Elle s'ébouriffa jusqu'à devenir une petite boule de plumes, ferma ses yeux noirs, et nicha sa tête sous son aile. Quelques secondes plus tard, elle paraissait parfaitement assoupie. Astrée se trouvait alors sur un petit plateau boisé, humide, au centre duquel se trouvait une mare brune où chantaient quelques grenouilles. Certains arbres avaient les racines dans l'eau, d'autres étaient à sec, et la pluie s'était arrêtée. Le ciel était cependant nuageux, gris sombre, et si la lune pointait son nez, il était probable qu'on ne puisse que la deviner. Astrée s'approchait indéniablement du rempart septentrional des montagnes, mais elle n'était pas encore rendue, et ce ne serait pas pour ce soir-là.

En l'absence de guide, elle n'avait pas le choix. La mésange devait être épuisée d'avoir volé si longtemps, elle avait bien mérité un peu de repos, et elle devait bien admettre qu'elle aussi se ressentait de cette longue marche.
Se promettant de se lever avant l'aube, aux premiers chants des oiseaux, elle repéra l'arbre le plus solide des environs pour y installer son hamac. Elle n'avait pas le coeur à faire un feu ou à cuisiner quoi que ce soit et se contenta de grignoter un peu de pain, de viande froide et de fromage. Elle était inquiète, affreusement inquiète, pour Reynald qu'elle avait laissé seul et sans défense, pour Neffen qui avait dû souffrir, certainement, des atteintes à sa pierre, pour la harde qui peut-être n'était plus si bien protégée, pour Kess coincée entre ses piquets. Elle se demandait ce que le lendemain lui réservait, encore, comme mauvaises surprises, et elle regrettait terriblement l'absence de Prince. Ces sombres pensées tournoyant dans son esprit, elle eût bien du mal à trouver le sommeil. Mais son corps épuisé finit par avoir le dessus sur son esprit en ébullition, et elle s'endormit au son des coassements nocturnes des grenouilles, avec comme dernière image le visage endormi du Sorlyn qu'elle avait laissé.

La mésange la réveilla à l'aube, en venant picorer les cheveux sur son front. La rôdeuse sentit des courbatures lui étreindre les épaules et les jambes, ainsi que la morsure de la faim. Le ciel était gris clair, le fond de l'air humide, une brume avait recouvert le monde. Astrée distinguait à peine les contours de la mare et la silhouette fantomatique des troncs. L'oiseau la laissa se sustenter légèrement avant de repartir entre les arbres. Très vite, la rôdeuse peina à distinguer sa petite ombre et elles durent ralentir leur progression. La mésange paraissait impatiente.
Une odeur de feu se leva brusquement, émanant de quelque part vers l'est, et Astrée eut la sensation que la fumée et le brouillard se mélangeaient. Le brasier était pourtant lointain et à la faveur d'un changement de direction du vent, son parfum s'effaça. Elle n'en vit pas les lueurs.
La mésange volait toujours.
Et puis Astrée perçut des voix, à nouveau.
Elle était désormais en contrebas d'un chaos de pierres noires et grises, et les voix provenaient de quelque part dans les hauteurs. Des voix humaines à nouveau, dont les paroles étaient emportées par la brise.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine