La Couronne de Cuivre

S'il ne dit rien, Taliesin ne manqua pas de saluer son effort manifeste en lui dédiant un sourire chaleureux. Peut-être Victor le consentait-il uniquement pour ne pas s'attirer leur réprobation, l'elfe en était conscient. Mais il préférait se dire que le gosse n'était pas insensible à la proposition de son rival. Il devait s'agir de la première démarche de Baptiste depuis la triste affaire du poulailler : comment ne pas être touché par ce geste de bonne volonté ? Oui, il espérait vraiment que la réaction du petit garçon recèle une part de sincérité. Car dans le cas contraire, cela serait on ne peut plus inquiétant...

Il n'eut pas l'opportunité de s'inquiéter beaucoup plus longtemps des humeurs de Victor car le gamin termina son thé, le remercia pour l'escapade, leur souhaita la bonne nuit, et fila vers les étages sans demander son reste.
Galathée poussa un bref soupir tandis que Guillhem levait les yeux, suivant les déplacements de Victor à l'étage supérieur.
" C'est pas facile, entre ces deux-là, hein ? S'ils étaient vraiment frères, il n'y aurait pas lieu de s'inquiéter, mais là... C'est plus compliqué de rester de marbre, je suppose."

Il acquiesça.
-Je savais que ça ne serait pas facile. Mais j'avais pensé que leur bon fond, leur générosité et leur passé commun leur permettraient de surmonter les écueils et de peu à peu se rapprocher. Si j'avais su à quel point je me leurrais, j'aurais certainement beaucoup plus hésité avant de proposer à Baptiste de venir vivre avec nous : cette hostilité est la dernière chose dont il avait besoin, comme se sentir menacé ou concurrencé était la dernière chose dont avait besoin Victor...
Soupir.
-Enfin, nous n'allons pas baisser les bras face à ces difficultés : je suis convaincu que ça finira par aller mieux. J'espère juste que ça sera le cas quand je partirai pour mon procès, parce qu'à ce moment-là, il faudra qu'ils arrivent à se serrer les coudes.

" Tu ne dois pas te mettre une telle pression, dit Galathée. Même s'ils étaient encore distants au moment du procès, qu'est-ce que ça changerait, réellement ? Ils n'assisteront pas aux audiences, ils ne viendront pas te voir en prison. Ici, nous gérerons leurs émotions comme nous le pouvons. Je souhaite bien sûr que ça aille mieux, déjà, à ce moment-là, mais finalement... ça pourrait les rapprocher, de s'inquiéter de concert pour toi."

-C'est possible, oui. Mais je sais que dans ma cellule, j'aurais l'âme un peu plus en paix si, auparavant, j'ai pu constater qu'il y a eu du progrès entre eux...
Il soupira à nouveau.
-Et j'ai surtout peur que s'il n'y a pas d'amélioration, Baptiste ne tienne pas jusqu'au procès. Il vit mal la situation, tu le sais bien,

" Je pense que ça va mieux, dit Galathée. Il est toujours inquiet, mais il a l'air d'avoir pris son parti de la situation... Je le trouve moins à cran.
— Je crois qu'il met ses œufs dans plusieurs paniers, intervint alors Guillhem. Il travaille dur et n'a pas son pareil en cuisine. Mon impression, c'est qu'il se dit que si ça ne devait pas marcher avec vous... il pourrait tout aussi bien rester avec moi. Pas forcément comme membre supplémentaire de la famille... mais comme ouvrier agricole, je suppose. Il est très gardé, très distant, mais il compense avec sa bonne volonté."

Il ne put réprimer une grimace. L'idée que Baptiste puisse se considérer comme un simple employé le mettait très mal à l'aise. Mais peut-être fallait-il se montrer pragmatique, au moins pour un temps.
-C'est déjà une base, j'imagine. Je veux dire, qu'il envisage dans tous les cas de rester, qu'il comprenne que c'est possible... Cela doit le sécuriser quelque peu. A partir de là, au fur et à mesure que ses relations avec Victor s'amélioreront, nous devrions réussir à le convaincre qu'il sera davantage qu'un ouvrier et qu'il peut sans risque aucun se livrer davantage.

" Vu l'âge qu'il a, il doit se dire qu'une famille n'est peut-être plus complètement nécessaire, remarqua Galathée. Un maître pourrait suffire, s'il se trouve une voie.
— Il ferait un bon... cuisinier, je suppose, dit Guillhem. Ou un bon magicien. Un mélangeur de potions, ce genre de choses. Il a vraiment du talent, en la matière.
— Ce qui est dommage, c'est que Victor semble se détourner de toutes les matières plus cérébrales, comme s'il voulait faire contraste...
— Victor est davantage physique que... studieux, si je puis me permettre, dit le fermier. Il était déjà porté sur l'extérieur avant l'arrivée de Baptiste."

Le fermier savait de quoi il parlait : après tout, il connaissait Victor quasiment aussi bien qu'eux. Cependant...
-A mon avis, sa venue a malgré tout accentué le phénomène. Tout à l'heure, je lui ai dit quelques mots des étoiles et de l'intérêt concret qu'elles pouvaient présenter et il s'est gentiment moqué de moi, en soulignant que c'était le genre de trucs dont il vaudrait mieux parler à Baptiste. Avant, il était quand même plus curieux...
Il haussa les épaules.
-Enfin, il est encore petit. On verra bien comment il évoluera, en particulier lorsque les choses se seront apaisées.
Il ne dit rien à propos de Baptiste : à titre personnel, il trouvait que dix ans, c'était beaucoup trop jeune pour se contenter d'un maître. Mais le verbaliser risquait de les mener vers d'autres discussions qu'il préférait éviter.

" C'est sûr qu'il a le temps. Mais je ne m'attendrais pas à ce qu'il se tourne vers une bibliothèque ou un laboratoire." dit Guillhem avec un haussement d'épaules.
Galathée se carra dans son siège et sourit.
" Il deviendra peut-être berger ou brasseur, comment le savoir. La seule chose que nous pouvons faire, c'est lui donner l'opportunité d'en apprendre un maximum sur un maximum de choses, histoire que le jour où il décide de sa voie, il ait pu déjà y goûter un rien."

Taliesin hocha la tête.
-Effectivement. Et puis, il est entouré de gens aux métiers très différents, ce qui lui permettra d'en apprendre pas mal sur un certain nombre de carrières envisageables et, finalement, de faire un vrai choix...
C'était étrange d'évoquer des perspectives à la fois si proches et si lointaines. Mais, au moins, ça le changeait de ses habituelles préoccupations...

Guillhem soupira et demeura silencieux un moment, puis un sourire revint sur son visage.
" Bon. N'oubliez pas de faire votre liste pour Luménis. C'est l'occasion d'agrémenter un peu l'ordinaire. Nous ne roulons pas sur l'or, mais nous avons quand même de quoi nous payer des vêtements et des livres, et des tas d'autres choses qui pourraient nous faire défaut pendant les mois d'hiver !"

Il prit quelques instants de réflexion puis se tourna vers sa compagne.
-Nous pourrions déjà récupérer certaines des affaires qui sont restées rue de l'Orme Creux. Toi et moi, nous y avons des vêtements d'hiver, du moins si les mites ne les ont pas dévorés. Ceux de Victor risquent de lui être trop petits mais s'ils sont en bon état, ils pourraient peut-être aller à Benoit... Restera donc à en acheter pour nos deux grands.

" Ça me semble une bonne idée, dit Galathée. Guillhem, je pense que tu ne dois pas hésiter à vider la maison de ce qui ne sera pas utile à Mathilde et Antoine mais pourrait l'être ici... Je ne crois pas qu'il y reste grand chose de crucial et l'idée n'est pas non plus de leur laisser un intérieur dépouillé, mais à quoi bon abandonner tout ce matériel si nous pouvons en faire bon usage ici.
— D'autant que je ne crois pas qu'ils vont rester longtemps là, dit le fermier. Oui, nous verrons. Je ramènerai les livres aussi, ce genre de choses. Mais ça n'empêche pas que les achats sont possibles... Certaines denrées rares ne se trouvent qu'en ville."

-Avec l'allongement des nuits, on a intérêt à faire des réserves de bougies. Et il pourrait être opportun d'acheter de quoi soigner refroidissements et autres maux propres à l'hiver.
Il sourit.
-Toujours dans un but purement médicinal, je propose l'acquisition des ingrédients nécessaires à la préparation de grogs et de vin chaud, remèdes souverains s'il en est.

" Nous trouverons de meilleurs ingrédients dans les marchés du coin, dit Galathée. Et j'ai déjà rassemblé pas mal des herbes nécessaires... Sauf si tu avais des idées précises de choses exotiques.
— Je crois qu'il songeait à du rhum. Je suis vexé. Mon eau de vie est pourtant délicieuse !
— Mais elle est trop sucrée. Les germes s'en délectent eux aussi."

-Ton eau de vie est parfaite, Guilhem, au point que la réchauffer ou lui faire subir des mélanges serait un crime.
Il réfléchit à nouveau puis secoua la tête.
-A part ce qu'on vient d'évoquer, je n'ai rien à mettre sur la liste. Je suis un être frugal et il m'en faut peu pour être heureux.
Surtout, il avait l'impression qu'ils possédaient déjà presque tout ce dont ils avaient besoin. Hormis peut-être...
-Gal, quelle est la date d'anniversaire de Victor ? Je ne l'ai jamais sue et comme il m'en a parlé ce soir, c'était peut-être un discret appel du pied.

Galathée eut une légère grimace.
" Son anniversaire était au début de l'été, avant que nous ne revenions.
— Nous l'avons fêté. C'était un peu tristounet, je dois bien l'avouer, mais la fin de l'année approche... C'est aussi une bonne occasion de se faire des cadeaux, si c'est à cela que tu songeais."

Il opina du chef.
-J'y ai pensé juste parce qu'il a mentionné son anniversaire. Sur le moment, j'avais pris ça pour une plaisanterie mais après coup... Enfin, nous le fêterons dignement l'an prochain. Quant aux cadeaux de fin d'année, j'imagine qu'il y aura d'autres voyages à Luménis d'ici là, ce qui nous laisse du temps pour y réfléchir. Et c'est tant mieux car je n'ai pas d'idées précises pour l'instant.
Un objet magique lui procurant la vision nocturne, ça n'était pas exactement dans leurs moyens.

Ils ne tardèrent pas à se coucher et Galathée s'enquit alors des résultats de son escapade. Il ne leur restait plus beaucoup de jours pour peaufiner leur plan.
" Est-ce que tu as une idée de la suite des opérations ? Parce que ramper dans un tunnel boueux, ce n'est pas exactement suffisant pour les rapprocher... Ou alors tu penses que le simple fait d'avoir vu le blaireau suffira à les lier ?"

-Malheureusement, je crains qu'il en faille beaucoup plus. Vu la taille de son entrée, j'avais imaginé que la tannière serait vaste, que l'explorer leur prendrait du temps, qu'ils se feraient peut-être quelques frayeurs en la visitant... Bref, que ce serait une vraie petite aventure, et que l'avoir vécue ensemble tisserait quelque chose entre eux. Mais puisque cet antre est de taille relativement réduite...
Soupir.
-Il va falloir pimenter tout ça. Mais dans l'immédiat, je n'ai pas d'idées... A moins que nous ne les punissions pour s'être abominablement salis et que nous leur confions toutes les corvées possibles et inimaginables ? Les épreuves, ça rapproche...
Évidemment, il n'était pas sérieux.

" Si tu peux invoquer un blaireau, ne peux-tu pas lui demander d'agrandir la tanière ? Ensuite, nous pourrions y cacher quelque chose, je suppose... ou y placer un piège léger... Est-ce que les bardes ne savent pas faire ça, tendre des pièges ? Mouais, tu me diras que c'est peut-être plutôt le créneau des rôdeurs... Mais à part les collets, je n'y connais vraiment rien de rien."

Il se fendit d'un sourire lumineux.
-Tu as mille fois raison concernant le blaireau : je lui demanderai de procéder à quelques aménagements dans les jours à venir et, surtout, de veiller à ce qu'ils soient solides. De surcroit, comme il "volera" le doudou des jumeaux, il aurait très bien pu voler d'autres choses par le passé... ou en mettre au jour en creusant son domicile. Le souci, c'est que nous devrons choisir un trésor qu'ils ne relieront pas immédiatement à nous et qu'ils pourront se partager...
Il fronça les sourcils, concentré.
-Sinon, les pièges sont effectivement une alternative. L'entrée pourrait s'effondrer juste après leur passage : crapahuter dans le noir pour trouver la deuxième issue, ça les impressionnerait et les ralentirait. Et pour rendre le parcours du combattant un tantinet plus difficile, il y aurait moyen de ménager des trous très peu profonds : pas de risques qu'ils se fassent mal en y tombant, juste quelques efforts supplémentaires pour en sortir.

" Il faudrait trouver quelque chose qui les force à s'entraider... Peut-être en demandant quelque chose de spécifique à ton blaireau... Mais je ne suis jamais sûre de la maîtrise que tu en as, évidemment... Hum. J'ai peur qu'ils se râlent dessus, que l'un déguerpisse sans aider l'autre... J'ai peur que ça soit pire que bien, en fait, et je ne sais pas bien comment faire pour que les choses tournent dans le bon sens... pour qu'ils coopèrent et qu'il soit nécessaire pour l'un et pour l'autre qu'ils soient deux..."

-Je suis d'accord, mais je ne vois pas comment faire. Le blaireau pourrait se montrer menaçant si un seul d'entre eux s'approche de lui, mais ils risqueraient d'avoir peur, de ne pas comprendre le truc ou... d'en revenir à leur hostilité sitôt qu'ils l'auront saisi et accompli. Quant à des obstacles qu'on ne peut franchir qu'à deux... Ils seraient difficiles à mettre en place et trop dangereux.
Soupir.
-Si on ne trouve vraiment rien, pourquoi ne pas utiliser le pipeau ? Après tout, ce dont on a besoin, c'est... un vrai petit miracle.

Galathée parut pensive. Un des bébés gémit une seconde dans son sommeil.
" Hum. Et pourquoi pas simplement quelque chose de trop lourd à déplacer seul ? Ou un trou trop profond... L'un d'entre eux devrait y descendre et l'autre l'aider à en remonter. Quelque chose comme ça... Je pense que ce n'est pas si impossible à imaginer. En plus..."
Son sourire revint.
" Tu pourrais te faire invisible et les accompagner !"

-Sauf que quand ils reviendront à la ferme, ils découvriront instantanément le pot aux roses en constatant que je suis aussi boueux qu'eux. Et même si j'ai le temps de me laver et de me changer avant qu'ils ne me voient... La personne qui se chargera de la lessive risque de vendre la mèche. Sans compter qu'ils m'entendraient sans cesse me déplacer, dans cette tanière... Donc l'idée est intéressante mais, à mon sens, son application s'avérerait trop hasardeuse... Mieux vaudrait en rester à un gros rocher à déplacer et à un trou qu'ils ne pourraient franchir qu'ensemble : vu qu'ils en seront presque réduits à ramper, ils prendront conscience de sa présence avant d'y tomber et auront sans doute l'idée d'y laisser choir quelque chose pour évaluer sa profondeur.

" Pfff, tu n'es pas drôle, dit Galathée en pouffant à voix basse. Tu trouves toutes les excuses possibles et imaginables pour te débiner ! Bon, mais tant pis. Il faut juste veiller à préparer le terrier avant le jour dit... De nuit, idéalement. Je demanderai à Plume d'y faire un tour pour vérifier que tout est en ordre ensuite..."
Elle bâilla.
" Qu'est-ce qu'il ne faut pas inventer, quand même... J'ai presque l'impression d'être un monstre machiavélique... Mais c'est pour la bonne cause ! C'est pour la bonne cause."

-Oui. Et dis-toi qu'on leur prépare juste une aventure dont ils garderont un excellent souvenir et dont les petits Merlus seront atrocement jaloux...
Il croisa les bras, faussement vexé.
-Pour le reste, je ne cherche en rien à me défiler : la tanière ne me fait pas peur, j'ai rampé dans des endroits autrement plus dégoûtants. Simplement, les accompagner à leur insu tiendrait de l'impossible. Or, j'aimerais vraiment que ça fonctionne...

" Je sais, dit-elle en l'embrassant. Et ça va fonctionner. Et si ça ne fonctionne pas, ce sera un pas dans la bonne direction, tu verras. Et si c'est la catastrophe... Nous trouverons autre chose. Souviens-toi que ce sont des enfants. Ils sont à un âge où on se déteste un jour et on ne peut pas se passer de l'autre le lendemain. Immanquablement, leurs relations vont progresser et mûrir... Ce sont deux braves garçons."
Elle pivota sur le dos.
" Mais moi je vais dormir car demain, j'ai bien l'intention de lever le cerf dont j'ai vu la trace ce matin."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins