La Couronne de Cuivre

Il se releva, un peu vaseux, puis réalisa l'heure tardive et regagna rapidement la salle de séjour. Il était temps de ramener Bastien chez lui et il espérait que César ne s'était pas déjà inquiété de leur retour tardif. Il trouva le gosse à l'endroit où il l'avait laissé, l'air passablement ennuyé et il crut lire un peu de reproches dans le regard qu'il lui décocha.
" Je... suis confus. J'imagine que je ne suis pas l'oncle le plus comique de la famille, malheureusement... Tu n'aurais pas dû hésiter à me réveiller. Je vais te ramener chez ton grand-père."
Il plissa les yeux et grimaça.
" Penses-tu pouvoir empoisonner ton oncle demain matin ? C'est toi qui prépares le petit déjeuner... Et je ne vois pas comment justifier une seconde nuit chez vous, sans aucune raison, après avoir refusé de dormir là pendant des mois..."

L'expression du gamin se fit rien moins que réjouie. Difficile de dire, cependant, si c'était la perspective d'empoisonner Aubin ou celle de passer une nuit sans Albérich pour le protéger qui lui déplaisait le plus.
-Je peux essayer... avança-t-il, hésitant. Même quand il se lève tard, c'est moi qui lui fait son petit déjeuner... Je peux essayer.

Albérich grimaça.
" Non, je ne peux pas te faire faire ça... Si les choses ne tournaient pas comme prévu... S'il te surprenait..."
Si je me trompais sur le dosage et qu'il en mourrait.
" Je passerai demain matin pour une raison ou une autre. Tôt. Je le ferai. Ça me laisse un peu de temps pour préparer le mélange idéal."
Il soupira.
" Mais si tu veux... t'assurer une nuit sans heurts... Je peux te donner quelque chose qui te fera dormir à coup sûr. Je doute qu'Aubin trouve de l'intérêt à te tourmenter si tu es inconscient... A moins que... veux-tu rester dormir ici ?"

Bastien ferma les yeux.
-J'aimerais bien... soupira-t-il. Mais... Ça étonnerait grand-père que je veuille bien, justement. Et oncle Aubin aussi. Surtout. Je crois qu'il vaut mieux qu'on fasse comme normalement.
Il frissonna, parvint à sourire.-Mais tout sera arrangé demain, de toute façon.

" Oui... Ecoute."
Il s'assit.
" Je vais préparer deux doses de poison. Si j'arrive à vous intercepter avant votre départ, c'est moi qui empoisonnerai Aubin. Si pour une raison ou une autre, vous étiez partis avant mon arrivée... Tu devras le faire. Si jamais tu n'y parvenais pas, ne panique pas. Même s'il dispose de pouvoirs, nous serons trois et nous devrions parvenir à nous en tirer... J'espère. Et... aie confiance. La Dame te protégera, j'en suis persuadé. Elle l'a promis. Nous interviendrons avant qu'il ne puisse te faire du mal et ton âme est en sécurité."
Il se releva.
" Je reviens dans un instant."
Puis il fila dans la cuisine pour faire son mélange. Il n'hésita pas sur les quantités, tria les brins de thé pour en extraire la belladone, rajouta un peu de muguet séché, puis glissa le tout dans une petite boule de saindoux qui fondrait aisément au contact d'un breuvage chaud. Il regagna le coin de l'âtre.
" Allons-y."

Le gamin se leva, mais ne fit pas un pas. Il observa la pièce, comme si la quitter était un déchirement, puis il se tourna vers Albérich, la mine inquiète.
-Qu'est-ce que ça va lui faire, le poison ? demanda-t-il enfin. Le rendre malade, comme ce que vous vouliez me donner ce matin ?

" Non, pas tout à fait. Ce matin, je comptais juste... te donner de fortes nausées. Ici... C'est un poison beaucoup plus fort. Nous devons faire en sorte de l'empêcher de recourir à l'énergie magique dont il dispose... et pour ça... Cela va agir comme... Il aura une sorte de grosse crise d'angoisse, en quelque sorte. Peut-être des hallucinations... Le souffle court... Le coeur qui bat très vite... Cela sera peut-être spectaculaire, je ne te le cache pas. Mais si nous ne le faisons pas, il risque de tuer l'un d'entre nous."
Il grimaça.
" L'assommer est encore beaucoup plus dangereux."

Bastien opina du chef. Il demeura immobile encore un instant puis, sur un soupir, il quitta la pièce, gagna la porte d'entrée, l'ouvrit sur la nuit depuis longtemps tombée.
Mais loin de franchir le seuil, il se retourna, frissonnant. A cause du froid, dans le meilleur des cas.
-Et si... Et si le don de la Dame, c'était d'avoir permis à votre ami de venir à Combeloup ? murmura-t-il.

Albérich n'avait pas vu les choses comme ça, et il doutait que Thibault puisse constituer à lui seul, ou même avec son cousin, la garantie d'une protection pour Bastien. Mais il savait aussi que les créatures féériques avaient leur manière de comprendre les besoins humains et de les exaucer. Il se fendit cependant d'un sourire encourageant.
" Dans ce cas, cela signifie que notre entreprise va réussir." dit-il. " Nous ne le laisserons pas te faire du mal. Thibault et Clovis interviendront dès que vous arrivez à l'endroit que tu leur as indiqué, surtout si Aubin fait mine de te toucher."
Il poussa un bref soupir.
" Mais si tu as peur pour la nuit, je peux improviser une raison de rester avec toi cette nuit. Il suffit que je trouve une excuse crédible."

-Ça ferait plaisir à grand-père, c'est sûr. Il aime bien quand vous êtes là... Il serait content et se poserait pas de questions, je crois. Mais oncle Aubin, lui...
Il soupira.
-Mieux vaut faire comme si de rien n'était. Au pire, tout sera arrangé demain.
Et, d'un pas plus décidé qu'il ne l'était lui-même, il gagna le jardin, rejoignit Douce et se hissa en selle.

Ils descendirent vers le village à un pas tranquille. Bastien était toujours emballé dans des vêtements beaucoup trop grands pour lui, Albérich le sentait tendu contre lui, et ne parvenait pas à savoir quoi faire pour le détendre. Il était plus inquiet pour la nuit que pour le lendemain. Evidemment, il restait possible qu'Aubin change ses plans, mais le Luménien préférait ne pas y penser.
Avant qu'ils ne pénètrent dans Combeloup, Albérich donna le poison à Bastien. Il lui expliqua qu'il prendrait environ une heure pour faire effet, qu'il fallait donc qu'il essaie de l'administrer à Aubin au moment opportun. Il promit cependant de passer leur rendre visite à l'aube, sous un prétexte fallacieux. Ensuite il le serra doucement contre sa poitrine et lui murmura quelques mots d'encouragement. Il ne doutait pas que la nuit serait terrible, mais il fallait absolument qu'ils trouvent un peu de repos.

Le petit garçon ne répondit rien, ne se détendit pas véritablement, et ils achevèrent leur trajet dans le plus complet des silences.
Ce fut César qui leur ouvrit. Il n'avait l'air ni inquiet, ni en colère, et leur adressa au contraire un sourire chaleureux.
-Voilà de retour nos jardiniers... fit-il. Vu le temps que vous y avez passé, m'est avis que la garnison aura bientôt le plus beau potager du village.
Il ébouriffa les cheveux de Bastien, puis se tourna vers son fils.
-Ne sachant si vous auriez mangé, j'ai gardé deux trois bricoles au chaud...

Albérich haussa les sourcils.
" Est-il si tard ? Je n'ai pas vu le temps passer, je me suis lamentablement endormi..." fit-il, embarrassé. " Mais nous n'avons pas soupé, non. Si tu as gardé quelque chose, ma foi... Je ne voudrais pas m'imposer."
Il sourit et reprit la parole avant son père.
" Ça va, ça va, je vais attacher Douce dans le jardin."

Lorsqu'il revint, la table était mise pour deux, et César s'affairait à remplir les assiettes d'une soupe au fumet alléchant.
-Vu la fraicheur qui est tombée ce soir, je me suis dit que ce serait bienvenu, expliqua-t-il.
Bastien n'était visible nulle part. Quant à Aubin, souriant, détendu, il fumait tranquillement sa pipe, assis près de l'âtre où crépitait une joyeuse flambée.
-Tu m'épates... lança-t-il, joyeux. Passer des heures à jardiner au lendemain d'une fête bien arrosée... Personnellement, j'en aurais été incapable : j'ai lézardé toute la journée.

Albérich lui sourit tout en prenant place.
" Je n'ai pas tant de mérite : nous nous sommes couchés bien avant vous. J'ai donc également bu nettement moins..."
Il huma l'odeur alléchante de la soupe et jeta un regard admiratif à son père avant de revenir à Aubin. Il avait l'air tellement détendu, tellement amical... L'art des bardes était décidément impénétrable et des plus déstabilisants. Le Luménien ne pouvait s'empêcher de se demander s'il souffrait de cette comédie ou s'il s'en délectait. En même temps, il savait qu'Albérich avait été victime de ses pairs de l'ombre. Toute empathie s'évanouit à cette seule pensée.
" D'autre part, j'ai le grand déshonneur d'avouer que j'ai dormi toute l'après-midi. Bastien, évidemment, ne m'a pas réveillé."

-Pourquoi à ce point minimiser ton exploit ? répondit le jeune homme. Hier, j'ai pu voir que ton verre se vidait régulièrement, vous n'êtes pas non plus partis très tôt... Et si tu as dormi cet après-midi, c'est que tu avais beaucoup travaillé.
Il sourit largement.
-La réalité peut être envisagée de bien des façons, des petites choses être mises en lumière, de grandes choses laissées dans l'ombre.... Tout dépend du point de vue de celui qui les observe, de l'intention de celui qui les narre.

Albérich le dévisagea un peu interdit.
" Lézarder te rend d'humeur philosophe, dirait-on."
Il haussa les épaules.
" Mais nous avons bien bêché, oui. Mais le jardin est loin d'être terminé. Et si je m'écoute, je n'y planterai que des herbes médicinales, ce qui ne nourrira pas un éventuel résident. Je n'ai pas l'esprit très maraîcher, malheureusement."
Il jeta un regard à la porte tandis que son estomac couinait. Bastien était probablement allé se changer.

-Oh, Combeloup abonde de potagers : chaque maison à le sien. Sans compter les champs... En revanche, plus rares sont les jardins médicinaux. Ne te retiens donc pas !
Il tira une longue bouffée de sa pipe élégante, exhala un petit nuage de fumée bleutée qu'il regarda monter, s'arrêter sous le plafond.
-Hum, et pour ce qui est de l'humeur philosophe... Les bardes aiment parler. La philosophie, c'est certes réfléchir, mais aussi parler, longtemps. Donc, les bardes aiment la philosophie.
Il y eut du bruit, dans l'escalier. Bastien réapparaissait l'instant suivant. Il s'était changé, comme l'avait supposé Albérich, et portait sous le bras, soigneusement pliés, les vêtements qu'il lui avait prêtés.
Il alla s'installer à sa place, aussi indifférent qu'il l'était toujours en la présence de son grand-père.
Lorsqu'il était prassé près de lui, Aubin l'avait gratifié d'une tape affectueuse sur l'épaule. Puis il s'était à nouveau intéressé à sa pipe.

Une fois son neveu assis, Albérich commença à manger de bon appétit. Il ne voulait cependant pas s'attarder. La journée du lendemain promettait d'être rude et il devait se reposer. A présent que le plan était tracé, il était comme impatient d'y être et de mettre un terme à cette affaire, une bonne fois pour toute. Même si ce ne serait que le début d'autre chose. Cependant, réaliser que cette petite soirée tranquille était la dernière, que toute cette quiétude, même factice, serait irrémédiablement bouleversée dès le lendemain, le rendit mélancolique et il fut à court de mots pendant de longues minutes. Il fallait qu'il se projette dans six mois, un an, quand ils pourraient à nouveau se réunir, apaisés, Bastien serait libre, Aubin guéri, César soulagé.

Le repas ne fut cependant pas totalement silencieux : César leur posa des questions sur le travail du jour, auxquelles répondaient tantôt Albérich, tantôt Bastien. Les phrases de ce dernier étaient brèves, factuelles : mais le vieil homme parut s'en contenter. Le barde, pour sa part, intervint peu, occupé à fumer ou à écouter les autres.
Quand les assiettes furent vides, César s'en fut préparer du thé. L'ancien aubemestre nota qu'il avait le visage fatigué. Il devait s'agir du contrecoup des festivités de la veille, contrecoup somme toute normal, surtout s'il n'avait pas fait de sieste. Il paraissait évident qu'il se coucherait tôt.

Albérich savoura le thé tranquillement, réprimant sa nervosité avec conviction. Bastien était aussi apathique qu'à l'accoutumée, même si le Luménien avait l'impression de deviner son angoisse à d'infimes détails. Il finit par prendre congé. Il se leva, salua César et Aubin, félicita Bastien pour son labeur du jour, mais ce qu'il lut dans son regard faillit lui faire perdre toute sa contenance et il eut toutes les peines du monde à s'arracher à la pièce, même s'il le fit apparemment sans tergiverser.
Sur la route de la garnison, il pensa plus d'une fois faire demi-tour, pour un prétexte ou un autre. Le gamin lui avait parut tellement désemparé... Mais il fallait compter sur la résilience du gosse et sur son intelligence. S'il prétendait avoir besoin de sommeil, peut-être Aubin lui permettrait-il de reprendre des forces pour les hostilités du lendemain. Il ne fallait plus y penser, demain était un autre jour. Albérich espérait juste n'avoir pas trop tardé.
Malgré la valériane, le sommeil fut long à venir. Il songea au débarquement inespéré de Thibault, puis immanquablement, alors qu'il dérivait, à la Dame. Il ne parvenait plus bien à se souvenir du détail de leurs ébats, il était alors dans un état second, mais il avait la conviction que son corps se souviendrait éternellement de la perfection de ces instants. Aux réminiscences du plaisir succédèrent des pensées plus inquiètes. Malgré la diversité de leurs étreintes, le Luménien n'avait pas ressenti la terreur qui l'avait frappé alors qu'il faisait l'amour avec Judith. La Dame avait-elle évité de le toucher à certains endroits ou bien son pouvoir était-il tel qu'il avait balayé la moindre pensée ? Sans doute était-ce le cas. Albérich ne se souvenait pas d'avoir songé à quoi que ce soit d'autre qu'à elle, elle et son corps, elle et le désir qu'il avait d'elle.
Il espéra qu'elle tiendrait parole. Que Bastien, malgré son angoisse, serait en sécurité. Qu'Aubin pouvait être sauvé. Qu'il y aurait, un jour, une fin au cauchemar, qu'il pourrait s'arrêter, s'asseoir, soupirer et sourire.
Puis il sombra.
Il s'éveilla avant l'aube, tendu mais attentif, et s'habilla dans la pénombre. Il attendit ensuite les premiers rayons du soleil en nettoyant les vêtements de Bastien. Il ne servait sans doute à rien d'être trop matinal, mais dès que le paysage se nimba de lumière et que les coqs de la vallée s'époumonèrent pour saluer le jour, il enfourcha Douce et descendit, doucement, vers le village et la maison de son père.

Lorsqu'il toqua à l'huis de la petite maison, il entendit la voix de César, lointaine, qui lui demandait de patienter un instant. Quelques minutes plus tard, le parquet craqua, de l'autre côté du battant, et ce dernier s'entrouvrit sur son père, la mine encore chiffonnée par le sommeil.
-Albérich ? s'étonna-t-il.
Puis il sourit.
-Et bien ça, pour une surprise... Entre donc !
A l'intérieur, le silence régnait en maître, et la salle à manger était déserte.

Le silence inquiéta Albérich immédiatement. Pendant une seconde, il resta figé devant la porte, interdit.
" Bonjour papa." lâcha-t-il finalement. " Il fait bien silencieux chez toi, ce matin..."
Il ne bougea pas du seuil.
" Je passais juste déposer les vêtements de Bastien... Ceux d'hier, qu'il a crottés... Ils sont sortis ? Aubin, je veux dire... et Bastien ?"

-Oh, tu n'aurais pas dû t'embêter pour ça... fit le vieil homme en récupérant les vêtements. Mais oui, ils sont sortis. Ils étaient déjà partis à mon réveil - un peu plus tardif que d'habitude, je l'admets. Aubin m'a laissé un mot : apparemment, à cause de ses nombreuses siestes d'hier, il s'est réveillé tôt. Et comme Bastien était aussi debout... Il l'a emmené pour la promenade dont je t'avais parlé. Histoire de voir le soleil se lever depuis le sommet des collines...
Il haussa les épaules.
-Les bardes ont parfois des idées un peu saugrenues. Mais enfin, ça changera les idées au petit. Et c'est vrai que l'aube vaut le coup d'œil, de là-haut...

Albérich tenta de sourire. Après tout, ils avaient envisagé cette éventualité. Mais à présent, il fallait qu'il les rejoigne au plus vite. Sauf qu'ils étaient partis depuis plus d'une heure, assurément. Quoi qu'il se soit passé, il arriverait trop tard. Un vent de panique souffla en lui.
" Je dois... y aller." fit-il. " Je repasserai plus tard. Voici les vêtements."
Puis, sans attendre, il enfourcha Douce et la lança au galop. Peu importait que César se pose des questions, désormais. Il faudrait de toute façon lui fournir des explications. S'il était toujours là pour les lui délivrer.

Il ne sut pas si César était resté à l'observer, ébahi, sur le seuil de sa maison, ou s'il avait haussé les épaules - en se disant que les anciens clercs étaient décidément aussi fantasques que les bardes - puis tranquillement regagné la salle à manger. Il était déjà trop absorbé par sa cavalcade.
Celle-ci fut pénible : le terrain, loin d'être égal, se fit de plus en plus accidenté alors qu'il quittait les abords du village et se rapprochait du piémont. Collines aux flancs abrupts et rocailleux, vaux étroit encombrés d'arbres, rivières au cours sinueux... Le paysage défilait à une vitesse incroyable, étourdissante. Mais Bastien avait été suffisamment précis, la veille, donné assez de détails et de points de repère pour que l'ancien aubemestre ne s'égare pas, sache qu'il ne s'était pas perdu lorsqu'il venait à le croire.
Enfin, il aperçut l'éminence qu'avait désignée l'enfant. Il en atteignait même les premières pentes lorsqu'il y eut du bruit, parmi un petit bosquet d'épineux.
-Alby ! lança la voix de Thibault, légère.
Le Sunite apparut, accompagné de son cousin. Tous deux, sans tarder, rejoignirent le cavalier et sa monture harassée.
-Alors, on a finalement décidé de prendre les devants ? fit-il, souriant. Tu avais peur qu'on fasse un trop mauvais comité d'accueil ? Ceci dit, je ne vais pas me plaindre : plus on est de fous, plus on rit ! Mais je note soigneusement, dans un coin de ma tête, que tu n'es pas aussi prévisible qu'il y paraît de prime abord.

Albérich faillit tomber de son cheval comme il réalisait qu'Aubin et Bastien n'avaient pas rallié le point de rendez-vous prévu. Il en glissa plus qu'il n'en descendit et sa panique atteignit son paroxysme. Il attrapa le Sunite par les avant-bras et le secoua à moitié.
" Ils sont ailleurs ! Ils sont allés ailleurs ! Ils sont partis depuis plus d'une heure..." s'exclama-t-il, gagné par l'hystérie.
Puis il se tut brusquement, dévisagea Thibault comme s'il le voyait pour la première fois, le lâcha et trembla de tout son corps.
" Nous les avons perdus." gémit-il. " Je l'ai laissé emmener le gamin, et je ne sais pas où ils sont."
Il allait se sentir mal. Il avait failli, encore failli, comme toujours, irrémédiablement. Autrefois, le gamin était venu frapper à sa porte et il l'avait renvoyé dans la nuit. Aujourd'hui, il avait abandonné l'enfant à une nuit encore plus sombre, sans protection, sans rien. Il se raccrocha au bras de Thibault.
" Aide-moi." souffla-t-il.

Thibault avait blêmit. Même aux prises avec son trouble grandissant, Albérich avait pu s'en rendre compte.
Mais le Sunite se reprit, conscient de la détresse de son ami. Il lui passa un bras autour des épaules et l'attira contre lui, l'étreignant sans violence, mais avec fermeté. Autant pour qu'il ne s'effondre pas que pour lui apporter du réconfort.
-On va les retrouver, Alby... murmura-t-il, d'un ton doux, encourageant. On va les retrouver. Ils ne peuvent pas s'être volatilisés... On va revenir en arrière, jusqu'au village, s'il le faut. Repérer leur piste, la suivre : Clovis est doué pour ça. Et on les retrouvera.

Mais Albérich ne l'écoutait pas vraiment. Il avait livré son neveu à Shar. A la place d'agir, il avait cherché à ménager tout le monde, César, Aubin, le gamin, Combeloup. Lui-même. Alors qu'il aurait suffi de faire les choses. Mais comme toujours, il avait tergiversé. Il repoussa brusquement le Sunite.
" Trouvez-le. Laissez-moi." gronda-t-il en s'écartant.

Thibault ne l'entendait pas de cette oreille. Il fit un geste à l'adresse de son cousin, qui disparut aussitôt, puis il s'approcha d'Albérich.
-On ne va pas te laisser, dit-il, calme mais assuré. Tu vas nous accompagner : on les cherchera tous les trois. Parce qu'on aura besoin de toi quand on les aura retrouvés. Le gosse aura besoin de quelqu'un qu'il connaît, en qui il a confiance. Et parce que... Il est hors de question que je te laisse seul. Hors de question.

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