La Couronne de Cuivre

Bon, le destin des gamins ne reposait pas sur ses seules épaules. C'était déjà ça. Quoi qu'au final, la nouvelle n'était guère réconfortante : trois responsables, trois fois plus de chances de commettre une erreurs...
-Quand ais-je fait mon martyre ? dit-il, toujours aussi débonnaire. Je sais très bien que nous pourrions être déjà morts, et je me félicite que ce ne soit pas le cas. Tout ce que j'espère, c'est que les mômes, pour une fois dans leur vie, seront capable de faire fonctionner leur cervelle, et s'abstiendront de jouer les imbéciles. Ce serait tout de même dommage qu'ils réduisent à néants tous nos efforts pour sauver leur peau...

" Personnellement, c'est ma peau que j'essaie de sauver avant tout." fit Martin. " C'est une chance inespérée que les drows nous offrent ce marché. Cela leur ressemble peu. C'est qu'ils doivent attendre quelque chose de bien spécifique de nous... Ou alors ils nous pensent tous aussi jusqu'au-boutistes que toi."
Il haussa les épaules.
" Mais les gamins sont terrorisés. Je doute qu'ils tentent quoi que ce soit. Je crains mille fois plus ce que Griselda... ou toi d'ailleurs... êtes fichus de risquer pour vous évader."

Le barde sourit, amer.
-Alors là, mon vieux, tu te trompes complètement... dit-il, plus bas. Je n'attache absolument aucune importance à ma propre existence. Si j'avais été seul, je me serais arrangé pour me faire tuer au combat. J'ai déjà soupé de la captivité, j'ai même été forçat et, franchement, revivre ce genre de chose ne me tente pas un seul instant. A tout prendre, je préfère mille fois le repos éternel. Mais voilà, je n'étais pas seul, il a fallu que ces deux foutus marmots me suivent jusqu'au-delà des mers... et jusque dans cette nouvelle captivité, puisque j'ai été faible, puisque je ne suis pas allé jusqu'au bout de la résistance. Du coup, les drows n'ont aucun souci à se faire : je serai docile, obéissant, dévoué, tout ce qu'ils voudront. Et j'aurai même l'air de trouver ça chouette.

" Ah, tu ne seras pas populaire. Les drows aiment leurs esclaves défiants." fit Martin en lui rendant un sourire qu'il ne pouvait que deviner dans ses paroles. " Mais je ne te crois pas. Si tu n'essaies pas de t'en tirer pour toi-même, tu le feras pour les mômes, ou pour leur éviter ce que tu imagines leur pendre au nez. Aucun d'entre vous ne se satisfera de ce que le destin lui réserve. Vous avez toujours vécu dans l'illusion que vous en étiez, un rien, maîtres. Tu tenteras quelque chose, tôt ou tard. Je ne te connais pas depuis longtemps, mais je te connais assez. Il y a une différence entre renoncer et offrir l'image du renoncement. Tu ne renonces pas. Tu ne sais même pas ce que ça veut dire."

-Je ne suis pas sûr que la majorité des gens soient capables de renoncer complètement. Même à Mélandis. Lorsque je m'y suis rendu, mes premières observations m'ont amené à le croire. Puis j'ai été surpris par le peu qu'il fallait pour ranimer l'espoir... Bon, dans mon cas personnel, il fut un temps où j'avais renoncé. Vraiment renoncé. Je n'avais qu'une envie : m'éliminer. Si je ne l'ai pas fait, c'est... qu'on m'a montré qu'il y avait toujours des possibles. Aujourd'hui, je m'admets, j'en viens à regretter mon choix, et je ne suis pas loin de redonner son actualité à une décision remisée de côté. Pourtant, pour ne pas trahir ceux qui m'ont aidé à survivre, alors, j'hésite à le faire. J'hésiterais moins si j'étais seul, évidemment. Mais je ne le suis pas. Sans quoi, je ne serais plus là pour te parler, comme je l'ai déjà dit. Mais donc oui, pour les petits, j'espérerai toujours qu'un avenir meilleur soit possible, et je ferai en sorte de ménager cette possibilité.
Il soupira.
-Si vraiment ils sont menacés du pire... Sans doute que ma marge de [font='Segoe UI',Verdana,Tahoma]manœuvre[/font] se réduira à faire une bêtise pour qu'on les exécute, afin de le leur éviter... Mais il n'est pas dit que le pire en question, quel qu'il soit - je n'ai pas la moindre idée de la façon dont nos hôtes vont les traiter - intervienne. Peut-être même, au final, s'en tireront-ils bien : ils ont des qualités, de l'endurance, de la persévérance. Qui nous dit que, lorsque les drows auront rejoint les autres pirates, ceux-ci n'envisageront pas de conserver les mômes dans leurs rangs ? Ils feraient de bons apprentis. Et pourraient ne pas détester cette vie d'aventure.
Il avait l'impression de raconter n'importe quoi, de se bercer d'illusions. C'était cependant tout ce qu'il pouvait faire : en l'instant, il doutait très fortement que des possibilités d'évasion s'offre à lui. En tout cas des possibilités d'évasion assez sûres pour que les gamins n'en pâtissent pas.
-Bref, nous verrons comment les choses évoluent, reprit-il. Et de toute façon, ce n'est pas comme si tout une gamme d'options s'offrait à moi : je dois obéir, et j'obéirai. Tu peux donc être rassuré.

" Je n'ai pas peur pour moi-même, Taliesin." fit Martin en secouant la tête. " Ça fait longtemps que j'ai cessé d'avoir peur pour moi-même. Et je ne sais pas qui tu as rencontré à Mélandis, mais j'y ai connu bien des gens, esclaves ou libres, d'ailleurs, qui avaient renoncé. Cela dit, cela fait plusieurs années que j'ai quitté cette cité, désormais. Peut-être un vent de changement y a-t-il soufflé depuis. Des marins nous ont parlé de révolution. De guerre civile. De bouleversements religieux. La mort d'un conseiller. De vieilles familles qui reprennent le pouvoir... Tout cela n'est qu'illusion. Vent de révolte, quelques heures, quelques mois, puis le désespoir latent revient se poser sur les toits mélandiens. C'est un sentiment de fond. Ancré dans chaque pierre de la ville. Je le connais bien, j'ai sué sang et eau plus de dix ans dans son ventre."
Il secoua la tête.
" Je n'ai pas peur d'être esclave des drows. J'ai connu cette vie. Et si tu te fais tuer... si les mômes se font tuer... Je ne ferai pas forcément partie du massacre."

-J'ai bien compris ta position. Et je la respecte. Je peux même t'assurer que je ferai mon possible pour que rien ne t'arrive par ma faute.
Ce qui impliquait de ne pas lui parler d'un éventuel plan d'évasion (si un tel plan était jamais élaboré) : vu l'état d'esprit de l'ancien Mélandien, il refuserait de l'aider. Et qui sait s'il n'irait pas jusqu'à le dénoncer pour sauver son existence ?
Il en doutait. Cette idée devait venir des sentiments tumultueux qui l'habitaient.
Mais en même temps, était-ce si irréaliste ?

" Tu ne dois pas m'assurer de quoi que ce soit. Fais ce que tu dois. Dans ce genre de situations, que peut-on faire d'autre, de toute façon ?" fit le Mélandien.
Il sourit.
" Je pense que je vais essayer de dormir un peu. Je ne sais pas quand ces furies vont débarquer mais elles sont généralement inventives et insatiables. Si je veux survivre, il faudra que je me montre à la hauteur. Je n'ai pas ton joli minois, et je ne leur inspire pas non plus une haine dévorante. Je devrai bosser deux fois plus dur. Heureusement, j'ai de l'expérience."

Le barde grimaça. Il savait qu'il y aurait droit, lui aussi. Il n'y avait pas le moindre doute en la matière. Et rien que d'y penser le rendait malade.
Pas seulement malade, d'ailleurs. Cette perspective faisait gonfler la colère qu'il tentait de museler. Faisait ressurgir des questions telles que "Pourquoi devrais-je accepter de faire ça ?", "Pourquoi me souillerais-je pour ces maudits gamins ?".
Or il n'avait pas envie de se poser ce genre de questions. D'être envahi par la colère. Puis par la honte.
Il valait donc mieux ne penser à rien. Essayer de se reposer, comme Martin.
-Dors bien, dit-il simplement, avant de s'étendre.

" Toi aussi. Si tu y arrives." fit le courtisan d'une voix déjà teintée de sommeil.
Quelques secondes plus tard, sa respiration s'était stabilisée, ample et tranquille, signe que leurs derniers déboires n'avaient pas réellement entamé son flegme.
Ils ne cherchent pas le trésor, intervint alors Rumoc. Le Squale le cherche, mais pas eux.

Taliesin, dont l'esprit, malgré ses efforts, était en trop grande ébullition pour lui permettre le repos, accueillit l'intervention avec gratitude. Bien qu'elle n'augurât rien de bon.
Oh ? Tu penses qu'ils ont fait sécession ? Cela confirmerait les dires de Martin... Mais, quoi qu'ils cherchent, cela ne fait pas nos affaires : je les vois difficilement être plus sympathiques que le Squale. Et je ne vois pas non plus en quoi on pourrait leur être utiles. Sauf s'ils cherchent le secret de la déroute éternelle, dont je suis dépositaire...

Je ne pense pas qu'ils aient fait sécession, dit la ceinture. Je pencherais davantage sur une alliance temporaire... pour prendre Mersant. Ils cherchent manifestement quelque chose. Quant à savoir s'ils valent mieux que les pirates... cela dépend du point de vue, je suppose. Et de ce qui se produira quand ils remonteront à la surface. S'ils le font.

Le barde soupira.
Tant de conjectures... Si peu de certitudes... Enfin, j'ouvrirai l'œil, je tendrai l'oreille. Avec ton concours, il y a des chances que nous en apprenions un peu plus sur ce qui se trame. D'ici là, il faudra que je me prépare à de nombreuses surprises. Douloureuses pour l'essentiel. Au moins, il y a ça de certain !
Il tenta de trouver une position plus confortable sur le sol de pierre. En vain.
Et j'ai intérêt à imiter Martin, pour affronter ce qui m'attend.

Dors bien, petit barde, répondit Rumoc.
Le silence dans la grotte des drows était relatif, mais l'ouïe de Taliesin ne put deviner que le murmure de conversations incompréhensibles, le craquement de ce qui devait être le feu, le bruit des pas de certaines personnes en mouvement. Quelqu'un vint parler au garde qui les surveillait puis s'éloigna. Aucune trace des enfants ou de Griselda. Martin dormait comme un bienheureux. Rumoc s'était tu.

Taliesin savait que le sommeil viendrait difficilement. Il savait, aussi, qu'il lui était absolument indispensable.
Alors, il tenta de s'apaiser. Compte tenu de ce qui bouillonnait dans sa tête, de ce qui nouait sa gorge et ses tripes, ce n'était pas une mince affaire ; pourtant, il fit effort pour chasser les émotions douloureuses, pour convoquer, en lieu et place, des pensées sinon douces, au moins acceptables.
Les drows avaient besoin d'eux, pour une tâche inconnue : cela voulait donc dire qu'ils ne seraient pas exécutés avant un certain temps et qu'ils bénéficieraient peut-être d'ouvertures, d'erreurs commises par leurs geôliers. Il faudrait juste se montrer attentif. Rien ne les condamnait à la servitude éternelle.
Ensuite, ne pas voir, ne pas entendre les gamins lui permettait de s'imaginer ce qu'il voulait, les concernant. Il se berça donc de l'idée qu'on les traitait relativement bien. Sans grands égards, certes ; mais, à l'instar de ce qui s'était produit durant le trajet, sans brutalité inutile. On les nourrirait, on leur ferait peut-être effectuer de menues tâches... Mais on ne les martyriserait pas.
Il s'agissait sans doute d'Illusions naïve ; toutefois, dans le silence de la grotte, elles parvinrent presque à le convaincre. Et, les minutes passant, l'elfe finit par sombrer, secondé en cela par la fatigue accumulée tout au long de cette éprouvante journée.

Il fut réveillé plus tard, par la botte d'un elfe noir qui lui poussa l'épaule.
" Debout, rothe. Tu es attendu." grommela le drow.
C'était l'un de ceux qui les avaient piégés dans la caverne, pas leur chef. Taliesin commençait à distinguer les différences entre certains d'entre eux. De prime abord, ils paraissaient interchangeables.
A ses côtés, Martin avait les yeux bouffis de sommeil mais s'était redressé tant bien que mal.

Ah, ça n'avait pas tardé...
Le barde se leva, essayant de faire le point malgré son esprit encore embrumé. Essayant, surtout, d'adopter l'inquiétude adéquate. Martin lui avait dit que les drows aimaient leurs esclaves défiants : il tenta donc de se conformer a cette image, en y ajoutant la docilité requise.
Puis, faisant en sorte - autant que possible - de ne pas songer au sort qu'on lui réservait, il attendit que son geôlier le conduise là où on l'attendait.

Les deux hommes furent conduits à la tente dans laquelle Taliesin avait été interrogé plus tôt. Il y régnait à présent une pénombre violacée, dans laquelle Taliesin pouvait percevoir davantage de son environnement. L'espace paraissait curieusement confortable, compte-tenu de la situation. Des couvertures et des fourrures étaient entassées sur le sol, formant une sorte de promontoire. Il y avait deux véritables fauteuils. La tente avait une forme hexagonale, ses pans étaient décorés d'araignées et de signes en langue drow. Quatre femmes s'y tenaient, plus visibles qu'elles ne l'étaient auparavant. Martin frissonna. La plus âgée était manifestement prêtresse, ses yeux rouges étaient durs, fixés sur les prisonniers, la bouche fine serrée. Son mépris irradiait autour d'elle, palpable, à la manière des auras qui entouraient les clercs de haut niveau.
" Mes soeurs désirent profiter de vous. Personnellement, je ne pense pas que vous soyez bons à autre chose qu'à être soumis, exploités et tués." dit-elle. " Mais les distractions sont rares en ces cavernes étrangères. Aussi ai-je accepté leur requête."
La seconde femme avait les yeux plus sombres, un sourire moqueur au coin des lèvres, une robe noire tissée d'argent sur un corps que l'on devinait svelte. Elle devait être un peu plus âgée que Taliesin et c'est lui qu'elle fixait intensément. Ses longs cheveux pâles, couleur d'or blanc, cascadaient sur ses épaules et jusqu'au creux de ses reins. Elle ne dit rien, se contentant d'observer l'elfe.
La troisième avait une attitude martiale, les cheveux blancs court, le maintien rigide, les muscles saillants. N'eut été sa poitrine généreuse, on eut pu la prendre pour l'un des mâles qui se tenaient en retrait, deux dans la tente, aux aguets, les autres dehors. Elle avait une expression mauvaise, qu'elle baladait sur les deux hommes, avant de regagner ses propres pensées.
La dernière, la plus jeune, ne tenait pas en place. Elle portait des vêtements ajustés, en cuir noir, son regard s'attardait sur Martin, puis filait vers la prêtresse, puis revenait sur l'humain. Son sourire volatile avait quelque chose de dément.

Profiter de nous... Tu m'en diras tant...
Ses efforts pourr ne pas envisager ce qui allait se produire étaient de moins en moins efficaces. Et avec ces sombres anticipations revenaient le malaise, la colère - contre lui, pour s'être laissé capturer, contre d'autres, pour l'obliger à se soumettre ainsi pour préserver leur vie.
Il tenta de faire le vide : ses sentiments ne comptaient pas, de toute façon. N'empêcheraient pas ce qui allait arriver.
Le barde se contenta donc de s'incliner, humble, docile.

Sur ces entrefaites, la prêtresse s'installa sur un fauteuil, la mine revêche, et abandonna les deux prisonniers à ses compagnes. Celles-ci s'approchèrent des hommes entravés.
" Un linthar, un ssins d'aerth, Lolth a entendu nos prières." murmura la jeune femme qui avait fixé Taliesin.
Elle leva la main, la posa sur la joue du barde, lui relevant le visage et sourit.
" Tu as de la chance dans ta malchance, jaluk." ajouta-t-elle. " Ton compagnon nous offrira son khel et tu nous offriras ton quortek."
La plus jeune se mit à rire et Taliesin reconnut la seconde femme qui l'avait interrogé plus tôt.
" Connais-tu l'histoire calimshite de Sharazzad ?" demanda la première. " C'était une esclave humaine, jetée dans le lit d'un homme qui avait décidé de la tuer à l'aube de leur première nuit. Mais elle a su trouver les mots pour le captiver. Pendant mille et une nuits, dit la légende."
" Nous verrons si tu tiens une veille." grommela la guerrière.
" Moi je prends le ssins d'aerth !" gloussa la plus jeune, et sans attendre, elle attrapa Martin par l'épaule et l'entraîna derrière elle.

Le barde demeura interdit quelques instants. Évidemment, avec sa tendance à imaginer le pire, il ne s'était pas attendu à semblable demande.
Il fut parcouru par une onde de soulagement.
Brève.
Car la tâche promettait d'être périlleuse : quels genres de contes plairaient à ces femmes ? Qu'arriverait-il s'il se trompait ? Et s'il ne se trompait pas, s'il trouvait le bon filon, combien de temps faudrait-il avant de l'épuiser ?
Sans compter qu'il y aurait peut-être d'autres demandes...
Il se reprit, s'inclina profondément, en signe d'acquiescement.
Un problème à la fois.
Et déjà, réfléchir...

La jeune femme le prit par le bras et le fit asseoir sur le sol. Puis elle s'installa devant lui, le menton appuyé sur les mains. Sa compagne prit place un peu plus loin, sur un tabouret sommaire, et sortit une dague de sa botte, qu'elle fit tourner entre ses doigts.
" Voici le principe, rothe. Tu racontes ton histoire. Si tu nous ennuies, tu es puni."
" Si tu nous ennuies trop, ce sera pire."
" Nous aimons les histoires qui finissent mal."
" Où l'on saigne et meurt et crie."
" Des histoires de ruine."
" Surtout si c'est la ruine de ton peuple."
Elles sourirent de concert.
" Au travail."

Le barde ferma les yeux. Se concentra.
Au moins, à présent, il connaissait leurs attentes. Qu'il aurait pu anticiper.
La première histoire qui lui vint à l'esprit fut celle de sa propre cité. Mais il la repoussa : il ne l'utiliserait qu'en cas d'extrême recours.
Non, mieux valait, pour l'heure, chercher autre chose.
Il trouva. L'histoire des elfes ne manquait pas de drames...
IL prit une profonde inspiration. Se lança.
Il narra l'histoire d'une ville elfe fondée par les rescapés d'un empire détruit. Située dans une vallée inaccessible, au cœur des montagnes, elle demeura longtemps secrète, coupée du monde. Son seul accès, un tunnel profondément enfoui sous terre, était protégé par de multiples portes que rien ne semblait capable de forcer. Protégés, ignorés de tous, ses habitants vécurent des siècles dans la quiétude, l'opulence...
Il savait courir un risque en dépeignant ainsi les splendeurs et le bonheur de la communauté prospère. Il le courut volontairement, toutefois : cela ne rendrait la fin que plus délectable aux oreilles de ses geôlières.
Il évoqua les premières dissensions parmi les dirigeants. Les querelles mineures qui s'envenimèrent, les conflits qui dégénèrent, les complots qui se multiplièrent...
Ce fut ensuite la recherche d'alliances extérieures, qui brisèrent le secret, attirèrent les regards sur la cité merveilleuse, suscitant la convoitise.
Ce fut enfin la chute. Un puissant seigneur malavisé qui met sa confiance en la mauvaise personne, livre des informations cruciales qui n'auraient jamais dû quitter la vallée.
Ce fut enfin la chute. Incarnée par des drows.
Il narra les premières incursions, manières de reconnaissances.
Il narra la résistance d'abord victorieuse... Puis l'assaut final, destructeur, sans appel.
Ce fut la plus longue partie du récit. La plus détaillée. Il insista sur la violence, le sang répandu, les sévices perpétrés, viols, tortures, abominations sans limites... Il insista sur l'incendie, la ruine, les massacres. Il dépeignit les fuyards pourchassés, traqués, abattus un à un...
Puis il se tut, à bout de souffle.
Il avait tenté de faire montre de tous ses talents de conteur, comme si sa vie en dépendait.
Ce qui était le cas.
Il savait ne pas avoir été parfait : il ne l'aurait pu, compte tenu de sa fatigue, de son angoisse.
Il ferait mieux la prochaine fois.
S'il y en avait une.

Comme il l'avait craint, le début de l'histoire n'avait pas particulièrement intéressé ses spectatrices. D'autant que des soupirs et des cris plutôt caractéristiques résonnaient un peu plus à droite, derrière un monticule de fourrures assez imposant. Peut-être ce récital sonore avait-il trompé l'ennui des deux femmes, car elles s'étaient contentées de grimaces ou de bâillements, ne mettant pas leurs menaces à exécution. Certains aspects du récit du barde leur avait arraché des mimiques de mépris. Yeux levés au ciel. Ricanements entendus. Signes de dénégation condescendants. Comment pouvait-on se vautrer dans une existence aussi ridicule, aussi pathétique que ne l'avaient fait ces elfes ? Ils n'avaient eu que ce qu'ils méritaient. Et le barde avait retrouvé l'attention des drows en attaquant la seconde partie de son récit. Elles avaient ri. Applaudi même. Elles s'étaient délectées.
Lorsqu'il en eut fini, elles le gratifièrent d'un sourire satisfait.
" Ramenez-le. Donnez-lui à manger."
Deux hommes sortirent de l'ombre et l'attrapèrent par les épaules.

L'elfe s'inclina, arborant une humilité craintive dont il avait l'impression qu'elle serait son attitude coutumière durant tout son séjour parmi les drows. De même que les révérences seraient sa principale manière de communiquer, en dehors des récits dont il se fendrait. Pas très varié, certes, mais il préférait cela à trop parler, ce qui aurait été courir le risque de commettre des erreurs.
S'il parvenait à les intéresser, à ne pas les lasser, il aurait du temps devant lui... Restait juste à espérer que des ouvertures providentielles se manifesteraient, tôt ou tard.
Pour l'heure, il aurait de quoi se nourrir. Pourrait probablement se reposer. Un bon début.

Il fut reconduit à la tente qu'il partageait avec Martin, mais ce dernier n'était pas présent. Sans doute n'avait-il pas terminé son office. On le réenchaîna et s'il fut effectivement nourri, on ne lui libéra pas pour autant les poings. Un des mâles lui déposa deux écuelles, une d'eau, une de brouet, sur le sol, et s'éloigna sans desserrer les lèvres. Un autre lui lança une couverture un peu humide. Puis il fut à nouveau seul.

Le barde ne songea même pas à se plaindre intérieurement. Certes, on le contraignait à se sustenter d'une manière peu élégante, pour employer un euphémisme. Mais ses geôliers n'étaient pas restés pour contempler le spectacle. De plus, outre le fait que son orgueil avait depuis longtemps disparu, il avait faim.
Alors, il se nourrit, du moins mal qu'il put, avant de s'étendre. Il n'avait pas la moindre idée de l'heure. Mais, de toute façon, que faire d'autre, sinon dormir ? Ce n'était pas ligoté comme il l'était qu'il pourrait tenter quoi que ce soit.
Il ferma donc les yeux, essaya de faire le vide. Et sombra peu à peu.

Il ouvrit les yeux plus tard. Difficile de savoir combien de temps s'était écoulé. Il avait manifestement dormi, il se sentait... pas tout à fait reposé, non. Il faisait toujours aussi noir. Il était toujours seul. Martin était peut-être revenu et reparti, peut-être pas, c'était impossible à savoir : il n'y avait en tout cas plus trace de la nourriture qu'on lui avait apportée la veille. Autour de lui, c'était le silence. Ou presque. Conversations étouffées. Etait-ce le jour, la nuit ? Cela n'avait probablement aucun sens pour les elfes noirs.

Il ne regretta pas l'absence de Martin. Leurs points de vue étaient tellement différents qu'en discutant, ils n'auraient fait que souligner davantage les points de discorde. Et les palabres l'auraient indéniablement renvoyé à ses émotions violentes dont il préférait, autant que possible, se passer.
Comme il ne pouvait absolument rien faire - même plus dormir -, il décida de mettre ce temps à profit pour rassembler, dans son esprit encore embrumé, toutes les histoires susceptibles de plaire aux drows. Au moins, ainsi, il ne serait pas pris au dépouvru...
Elles aimaient le sordide... Il pensa donc à du sordide. Et on ne pouvait faire réflexions plus en harmonie avec les ténèbres ambiantes...

Il eut tout le loisir de songer à ses histoires, car personne ne vint le voir. Il y avait du mouvement autour de sa tente mais aucun des drows n'y entra. De temps en temps, il percevait le timbre d'une des femmes, parfois le grommellement obséquieux d'un mâle. Leur langage lui demeurait incompréhensible. Il crut entendre la voix d'un enfant, mais rien n'était moins sûr. Les journées à venir promettaient d'être longues.

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