La Couronne de Cuivre

La présence du feu inquiéta Astrée. Etait-ce un simple bivouac ? L'une des stratégies les plus facile à mettre en oeuvre, pour les Montequins, lui semblait être d'incendier le fond de la vallée pour forcer les centaures à se découvrir, à fuir... voire pour les brûler vifs. Elle rechercha activement d'où venait cette odeur, mais la lueur des flammes restait invisible. Sans doute était-ce trop loin... et c'était mieux ainsi.

Elle n'eût guère le loisir de s'en inquiéter longtemps. La présence de voix la figea sur place, à nouveau. Cette fois-ci, elles provenaient d'en haut, et il n'y avait pas vraiment d'arbres pour se dissimuler. Elle se sentait vulnérable au pied de ce chaos rocheux. La brume la dissimulait à peu près, mais il suffisait d'un coup de vent malvenu pour la laisser à découvert. Il devenait urgent de trouver la harde. Les humains étaient trop proches, trop nombreux. Peut-être ceux-ci terminaient-ils de bivouaquer ? Elle aurait voulu savoir combien ils étaient, entendre surtout... mais pouvait-elle se permettre de prendre ce risque ?

Hésitante, elle observa mieux les environs. Les rochers étaient-ils assez gros pour la dissimuler efficacement ? Elle ne devait pas oublier qu'étant en contrebas, elle avait bien plus de risques d'être repérée. Toutefois, la brume était son alliée, tant qu'elle demeurait épaisse, et il était tentant d'en profiter pour s'approcher discrètement. Mais elle devait rester extrêmement prudente : si le risque d'être vue était trop grand, si la brume semblait devenir plus légère et s'il n'y avait nul autre obstacle pour la dissimuler, alors il lui faudrait redescendre rapidement et filer. Au moins pourrait-elle dire aux centaures où les humains se trouvaient... mais tout de même, il serait frustrant de ne pas tenter d'en apprendre davantage...
Vérifiant que la mésange restait auprès d'elle, elle décida de s'approcher lentement, prudemment, en se dissimulant le mieux possible, prête à détaler à la moindre alerte. Elle voulait juste entendre, et surtout ne prendre aucun risque.

Dès que la rôdeuse entama l'escalade, elle réalisa qu'elle risquait de glisser. Les rochers étaient humides, couverts d'une vase sombre qui lui tachait les mains, et quelques uns se délogèrent sous son pas, roulant dans la poussière. L'ascension n'était pas impossible, mais elle devrait redoubler de prudence. Quant à dévaler rapidement la pente, c'était la garantie de se rompre le cou. La mésange pépia d'indignation et lui pinça la joue de son bec avant de voleter plus avant dans le petit val gris.

Astrée grimaça. Si elle tentait de grimper, elle risquait de se rompre le cou et de perdre la mésange qui ne semblait pas vouloir lui laisser le temps d'une pause. Mais plus que tout, elle risquait de se faire repérer en faisant rouler les rochers sous ses pieds. C'était trop risqué...
Elle hésita, jeta un coup d'oeil à la mésange. Peut-être que l'impatience de l'oiseau signifiait que la cachette des centaures n'était plus très loin. Et dans ce cas, le plus urgent était de les prévenir de la présence des humains, quitte à revenir en arrière pour les espionner plus tard... Enfin, si toutefois Sheldon l'autorisait. Elle se rappelait les conseils de Neffen. Elle devait se comporter comme si elle était membre de la harde, apparemment, y compris l'obéissance au chef. Restait à espérer que Sheldon comprendrait l'importance d'aller secourir Reynald.
Elle reprit donc sa route, essayant d'accélérer l'allure autant qu'il était possible compte tenu des conditions météo et du terrain glissant.

Progressant dans la brume, Astrée devait rester concentrée sur l’oiseau pour ne pas le perdre de vue. Il faisait de plus en plus froid, la piste était glissante, humide, un crachin se mit à tomber dru, du ciel presque invisible. On aurait dit que l’automne était brusquement tombé sur la vallée, muselant les velléités joyeuses du printemps. Il n’y avait plus ni fleurs, ni arbres, juste de la roche, de la mousse, des arbrisseaux tordus par le vent fort.
Le chaos de roches se resserra autour d'elle, peu à peu, et la jeune femme suivit bientôt la mésange dans un fin ravin encaissé, presque une crevasse, qui mena finalement à un espace plus large, au sol de poussière grise. Une odeur étrange, d’œuf pourri, émanait du sol, prenant à la gorge, piquant les yeux. Astrée aperçut une mare de boue anthracite où claquaient des bulles molles. Un peu plus loin, un petit tumulus crachait une fumée âcre. Et la mésange avait disparu.

" Merde..." marmonna la rôdeuse à mi-voix.
La mésange avait disparu. Elle avait beau tourner le regard de tous côtés, elle était introuvable. Et elle l'abandonnait dans un endroit fort peu hospitalier...
Elle fit quelques pas, encore, cherchant l'oiseau des yeux. Jusque-là, elle ne l'avait jamais perdue bien longtemps de vue. Ça n'était pas normal. Sauf... sauf si elle était arrivée ? Et que cet endroit glauque et malodorant était la plaine aux sorcières ?
Pourquoi pas, après tout ? Le lieu était difficile d'accès, d'aspect peu engageant voire répugnant, pas du tout le genre d'endroit où on imaginerait établir un campement de centaures. Peut-être que la brume, le froid et la pluie n'étaient pas tout à fait naturels, mais créés par la magie de Neffen... ou peut-être que l'endroit jouissait d'un micro-climat hivernal. Ce qu'elle voyait pourrait même être une illusion. Le shaman devait être capable de ce genre de choses... ou alors, il y avait, au-delà de ces volcans de boue visqueuse, une prairie plus accueillante.
" Neffen ?" lança-t-elle à tout hasard. Elle n'osait pas parler trop fort, au cas où des humains soient déjà dans les parages...
Si nul ne lui répondait, elle poursuivrait sa route, droit devant, avec précautions, en espérant retrouver la mésange bleue, ou tomber sur un campement centaure.

Elle poursuivit son chemin un moment. L'odeur devenait suffocante, elle avait les yeux en larmes. Il lui sembla que le sol était chaud sous ses pieds, de fumerolles se dégageaient de multiples trous. De nouvelles mares de boue à nulles avaient fait leur apparition, certaines grandes comme de petits étangs. Sur sa droite, subitement, un grand jet d'eau jaillit du sol, et retomba en flots lourds sur la poussière. Il faisait désormais jour mais c'était à peine imaginable tant l'air était chargé de fumée.
Puis soudain, elle aperçut une silhouette. En s'approchant, elle devina qu'il s'agissait d'un centaure. Elle distingua sa robe tachetée, ses épaules maigres, son bâton de shaman. Neffen la regarda approcher, une expression sévère sur les traits. Puis, sans dire un mot, il fit volte-face et repartit dans la brume pestilentielle.

Sa première réaction, en reconnaissant la silhouette de Neffen, fut un immense soulagement. Elle avait craint que les dégâts causés à la pierre l'aient atteint, qu'il se trouve gravement affaibli peut-être. Mais il était là, c'était l'essentiel. Elle lui sourit largement, puis distingua son expression et son sourire se figea.
Elle le suivit en silence à travers la plaine sinistre, accélérant pour ne pas risquer de le perdre de vue. Il aurait pu... la saluer, lui adresser un sourire de bienvenue, non ? Pourquoi cet air si sévère, ce silence ? Elle eût la désagréable impression que, peut-être, elle avait fait quelque chose qu'il ne fallait pas... Ou peut-être qu'il avait tout simplement trop de soucis. Il fallait bien reconnaître que l'atmosphère ambiante n'incitait pas à la gaieté.

Ils cheminèrent un moment dans cette atmosphère empoisonnée, avant que Neffen ne commence à escalader une petite éminence sablonneuse, où les pieds de la rôdeuse s'enfoncèrent de plusieurs pouces, ralentissant considérablement sa progression. Le centaure continuait de son pas lent et régulier, prenant appui sur son bâton, et ils s'élevèrent peu à peu au-dessus des vapeurs nauséabondes, pour atteindre un replat de roche, comme si on avait décapité une montagne. Baissant les yeux, Astrée vit une immensité de brume. Ils paraissaient seuls au monde, surplombant la vallée. La jeune femme devina les montagnes, désormais proches, mais le brouillard les avait avalées.
" Pourquoi es-tu venue ?" demanda finalement Neffen.

Astrée hésita un instant. Elle réalisait qu'elle n'avait pas de raison valable, en réalité, pour être venue. A part répondre à l'inquiétude de Byron et de Reynald... et un peu la sienne, aussi, même si elle était moindre. Ils voulaient juste s'assurer que la harde allait bien.
" Parce qu'on était inquiets. Surtout Byron. On a tenté de contacter Dymphéa et Sheldon, puisque les autorités Luméniennes demandaient l'accord de Sheldon sur un point, mais on ne pouvait joindre personne. Reynald estimait que ça n'était pas normal, donc on a fait accélérer les choses auprès de l'administration luménienne, pourqu'ils viennent au plus vite. Et Reynald a décidé de se téléporter ici pour voir ce qu'il en était, pour pouvoir rassurer Byron et voir s'il pouvait aider d'une façon quelconque, aussi... Mais je n'ai pas voulu qu'il vienne seul, c'était trop dangereux, donc je l'ai accompagné. Byron avait une dernière démarche à accomplir à Luménis, Tybert est resté auprès de lui... "
Où donc était la harde ? Quelque part cachée dans cette plaine ?
" Le problème, c'est que Reynald a eu un malaise en arrivant, près de ta pierre... Je n'arrive pas à le réveiller, il faut lui porter secours..."
Elle secoua la tête.
" Mais avant, dis-moi... Comment va la harde ? Et toi ? J'ai vu qu'ils s'en étaient pris à ta pierre..."

Neffen l'avait écoutée, sans la moindre expression sur son visage, ses yeux jaunes légèrement absents. Il finit par secouer la tête.
" Tu n'aurais pas dû venir." dit-il.
Un sourire navré apparut sur son visage et il soupira légèrement, ombre de ce qu'il était quelques jours plus tôt.
" Que vas-tu faire parmi nous ? Nous sommes retranchés dans les ombres et nous avons besoin d'une aide forte."

Il avait raison, bien sûr. Ils auraient dû écouter Tybert...
" L'aide forte va bientôt arriver. La délégation luménienne sera aux portes de Montequine dans quatre jours, c'est le délai le plus court que nous ayons pu obtenir."
Elle lui sourit doucement et lui prit la main, spontanément, pour la presser légèrement. Il paraissait tellement fragile, atteint probablement par ce qu'on avait fait à sa pierre.
" Quatre jours à tenir seulement, répéta-t-elle. Ce ne sera plus très long... mais il faut que je sois là-bas, à ce moment-là, pour leur montrer la faille, et ils exigent que je sois présente lorsqu'ils entreront dans le village. Reynald doit m'y téléporter... et il est sensé communiquer avec la responsable de la délégation, aussi, pour l'informer de la situation ici. Bref, il faut le tirer de cet étrange sommeil..."

Neffen secoua la tête.
" Le clerc est perdu, Astrée. Qu'imaginais-tu, à le laisser seul, inconscient, en pleine nature ? Tu es fille de la terre, pourtant, tu sais quels dangers recèle ce monde... Humains, plantes, ciel, animaux."
Il soupira.
" Il n'est pas mort, cependant, mais tu as fait ton choix. Désormais, il faut aller de l'avant. Ce qui est derrière nous... Nous devons l'oublier."

Astrée serra les poings.
" Non, Neffen. Il est hors de question que je laisse tomber Reynald, jamais. Si je l'ai laissé seul là-bas, c'est pour trouver de l'aide. Je l'ai protégé de mon mieux, mais ça ne servait à rien que je reste sur place à attendre sans rien pouvoir faire. Je savais que tu étais le seul à pouvoir le réveiller."
Elle secoua la tête.
" Et il est indispensable qu'il se réveille pour me téléporter à l'entrée du village. La survie de la harde en dépend... Je dois être là lorsque les luméniens arriveront, sans ça ils n'entreront pas..."
Elle devait, absolument, convaincre Neffen de l'aider. Mais le shaman considérait peut-être que puisqu'ils avaient fait une erreur en venant ici, ils méritaient ce qui se passait ?

Le shaman la regarda droit dans les yeux.
" Je ne plaisante pas, Astrée. Je ne parle pas sans savoir. Reynald est hors d'atteinte. Nous ne pouvons rien pour lui."
Il secoua la tête.
" Je suis désolé."

La rôdeuse accusa le coup. Elle se sentit blêmir, chanceler, et mit plusieurs minutes avant de parvenir à retrouver le fil de ses pensées. Elle voyait le corps de Reynald, allongé sous l'abri qu'elle avait bricolé de son mieux. Il était en danger, bien sûr, il ne pourrait pas tenir longtemps... mais... mais elle n'arrivait pas à admettre qu'elle ne pouvait rien pour lui.
Elle serra les poings, à nouveau. Reynald était vivant, le shaman l'avait dit. Il devait y avoir un moyen, il y avait forcément un moyen...
" Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, lança-t-elle sèchement. Tu sais que je n'abandonne pas comme ça !"
Elle secoua la tête, puis reprit d'un ton plus calme.
" Mais explique-moi, s'il te plaît... Pourquoi tu dis qu'on ne peut rien pour lui, qu'il est hors d'atteinte ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Il doit bien y avoir un moyen, quelqu'un qui puisse l'aider ?

" Si tu veux l'aider, tu dois repartir et gagner le village. C'est sans doute là qu'il se trouve, à présent." dit Neffen sans émotion particulière.
Puis, sans attendre, il fit volte face et redescendit de sa butte escarpée, vers la brume, de son pas chaloupé. Une seconde plus tard, elle l'avait englouti.

" Attends ! cria Astrée en se lançant à sa poursuite, à l'aveuglette dans la brume. Neffen, attends-moi ! Pourquoi tu dis qu'il est au village ? Tu es sûr ? Comment c'est possible ? "
Elle n'y comprenait rien. Bien sûr, il y avait la possibilité qu'il ait été découvert par des humains et emmené au village, mais... si rapidement ? Et comment Neffen le saurait-il ?
" Et j'ai d'autres informations à te donner, aussi !"
Kess... Elle avait oublié de lui parler de Kess... Et des humains qui approchaient. Mais peut-être savait-il tout cela, déjà ? Elle sentait les larmes couler sur ses joues, tandis qu'elle avançait à l'aveuglette, cherchant à percer la brume du regard.

Neffen n'était pas très loin, mais il ne ralentit pas tandis qu'elle le poursuivait. Quand elle fut à sa hauteur, il s'immobilisa et se tourna vers elle.
" Je suis désolé, Astrée, mais la lutte que nous menons ne peut plus s'encombrer de sentimentalité. Tu l'as laissé seul au milieu de nulle part et, oui, d'autres l'ont trouvé. C'était il y a un jour et une nuit, maintenant. C'était hier. C'est passé. Tu peux essayer de défaire ce qui a été fait, mais nous n'en reviendrons jamais au moment d'avant. Le temps s'écoule, pour toi, pour nous, je dois songer à mon peuple et pas à tes sentiments d'humaine, pour un autre humain. Ils ne me concernent pas. Malgré toute l'affection que je peux te porter par ailleurs... Tu viens après la harde."

" Je sais, répliqua Astrée d'une voix trop enrouée. Et je comprends... mais..."
Mais quoi ? Mais rien du tout. Elle ne savait plus ce qu'elle voulait dire, elle ne trouvait plus d'argument. Elle inspira profondément, cherchant à retrouver un semblant de sang-froid. C'était peine perdue. Elle sentait un vent de panique lui embrumer l'esprit. Il fallait qu'elle se calme. Elle ferma un instant les yeux. Elle devait... sauver Reynald. Et aider la harde.
" Neffen... s'il te plait, j'ai besoin de savoir... pour ne pas foncer à l'aveuglette. J'ai besoin que tu me dises ce que tu sais de ce qui s'est passé. Il faut que je sache si Reynald va rester inconscient ou s'il est probable qu'il reprenne connaissance. Enfin... si tu le sais, bien sûr. Parce que si jamais il n'existe aucun moyen de le réveiller dans les jours à venir, il faudra que je trouve une solution pour franchir la muraille et accueillir les renforts luméniens. Et ça, ça concerne la harde..."
Ce qui voulait dire abandonner Reynald aux mains des Montequins ? Elle chassa cette idée. Elle était à peu près convaincue qu'ils ne le tueraient pas, mais le garderaient probablement comme otage... ou chercheraient à l'interroger dès son réveil sur la cachette des centaures ? Dans tous les cas, elle devrait se rendre au village et trouver un moyen de le tirer de là. Mais elle devait, aussi, s'efforcer d'être dans quatre jours de l'autre côté de la muraille, s'il s'avérait que Reynald n'était pas en danger immédiat ni en capacité de l'aider. Et si c'était possible. Neffen avait dit, un jour, qu'il ne lui était pas impossible de la faire traverser... Mais c'était avant.

Neffen la regarda à nouveau.
" Pourquoi, les dieux en soient maudits, êtes-vous passés de ce côté de la muraille si votre place était de l'autre ?" demanda-t-il, d'un ton las.
Son expression refléta une seconde un grand désarroi, puis redevint dure.
" Reynald s'est réveillé au moment où il a été attaqué. Les Montequins lui ont sauvé la vie."

" Oh..." répondit Astrée, décontenancée.
Elle aurait dû rester près de la pierre, près de Reynald. Elle n'aurait pas dû se laisser influencer par son inquiétude, elle aurait dû faire confiance à Neffen, convaincre Reynald de ne pas se téléporter ici. Elle aurait dû rester avec l'officier et se faire téléporter à Bortheïas. Elle aurait dû...
Elle laissa échapper un profond soupir. Elle aurait dû faire absolument tout le contraire de ce qu'elle avait fait. Elle avait le moral dans les chaussettes, la sensation d'avoir tout gâché stupidement. Mais maintenant il fallait réparer... Si c'était possible. Tirer Reynald de là avant qu'ils s'avisent de le tuer. Essayer d'empêcher que son erreur condamne la harde, aussi. Peut-être que Tybert, ou le clerc Tyrite, pourrait la contacter quand elle serait de l'autre côté de la vallée, qu'elle pourrait leur expliquer, qu'ils accepteraient d'entrer dans le village en sachant qu'elle les attendrait à l'intérieur, ou qu'ils téléportaient Byron à Bortheïas au plus vite... s'il n'avait pas disparu dans la nature...
Elle ferma les yeux un instant, secoua la tête.
" Je vais aller au village. Tenter de... réparer... tout ça, dit-elle humblement. Et j'imagine qu'ils s'en sont pris à nouveau à ta pierre, tant qu'ils étaient là-bas... Ah, et je voulais te dire qu'ils ont amené Kess et cherchent à l'utiliser pour tendre un piège, qu'ils ne sont pas très loin, mais tu le sais sûrement... ."
Il avait raison, elle ne servait à rien ici, absolument à rien.

Neffen secoua la tête.
" La harde avant les individus. Les humains nous connaissent mal. Kess est perdue depuis longtemps."
Il plongea ses yeux jaunes dans ceux de la rôdeuse.
" Va où ton coeur te porte. Ne te charge pas du destin du monde, je te l'ai déjà dit : c'est chose vaine et tu seras la seule à en porter le poids."
Puis, à nouveau, il fit volte-face et avança dans la brume.

" Tiens le coup, Neffen, lança-t-elle doucement avec un serrement au coeur en le laissant s'éloigner. Les renforts arriveront aussi vite que possible..."
Une part d'elle lui en voulait de se montrer aussi dur et insensible. Une part d'elle savait qu'il n'avait pas vraiment tort, hélas. Et elle mesurait, aussi, combien il était affaibli par l'attaque de sa pierre. Mais contre ça, elle ne pouvait absolument rien. Elle devait se préoccuper de ce qui était en son pouvoir. Aider Reynald. Rejoindre les autorités. Et... Kess ? Elle était perdue, Neffen l'avait dit. Elle-même savait bien que le piège des humains, bien trop évident, était en pure perte.

Elle soupira, et se mit en route dans l'atmosphère délétère de la plaine. Elle sentit quelques larmes couler, larmes dont l'air ambiant n'était nullement la cause. Essuyant rageusement ses yeux, serrant les dents, elle tenta de refaire en sens inverse le chemin qu'elle avait parcouru avec Neffen. Il lui avait dit d'aller où son coeur la portait. Ne pas se charger du destin du monde, aussi. Il en avait de bonnes... Si tout s'écroulait pas sa faute, c'était bien à elle de tenter de colmater les brèches. Quand à savoir où son coeur la portait... Là c'était clair. Elle devait sauver Reynald. Et si elle avait une chance d'aider Kess au passage, elle le ferait aussi. Pour elle, ni l'un ni l'autre n'était perdu, contrairement à ce que disait Neffen. Mais elle devait faire vite, très vite, avant qu'il soit trop tard. Reynald n'était sans doute qu'en sursis. Et surtout... surtout ne pas oublier que l'endroit grouillait d'humains, qu'ils étaient au courant de sa présence et qu'elle était en danger de mort. Rester concentrée, ne pas se faire prendre.

Elle reprit donc la route en sens inverse, se fiant à son instinct de rôdeuse, à ses capacités de pistage. Comme elle avait veillé à ne pas laisser de traces, et que le paysage avait un aspect tout à fait différent vu dans l'autre sens, ce ne fut pas chose facile. Mais elle progressa peu à peu, retraversa l'éminence, regagna la plaine volcanique qui crachait son soufre en toute impunité. Chaos de rochers à nouveau, puis les landes et les bois et les prés. Il ne pleuvait pas, mais le vent sifflait, glacé, signe qu'elle était plus haut qu'elle ne l'avait imaginé. Il lui apparut bientôt, se repérant à la course du soleil, que retourner jusqu'à la plaine où se trouvait la pierre des centaures n'était pas le chemin le plus court pour atteindre le village...

Astrée n'avait pas l'intention de retourner à la pierre. S'ils avaient trouvé Reynald inconscient, ils devaient se douter qu'elle était dans les parages. Peut-être, même, qu'ils avaient eu en main le petit message qu'elle lui avait laissé en disant qu'elle revenait dès que possible. Si par chance le message leur avait échappé, le Sorlyn prétendrait peut-être qu'il était seul, mais mieux valait partir du principe qu'ils l'attendaient peut-être là-bas... et qu'ils l'attendraient au village ensuite.

Restait Kess... Elle était quelque part entre ici et la Pierre. Pas vraiment sur le chemin du village, donc. Et sa situation, en un sens, était moins critique, moins urgente. Ils avaient sans doute prévu d'attendre quelques jours sur place, du moins elle l'espérait. La priorité absolue était Reynald. Mais tout de même, si les hasards du relief la conduisaient à proximité de la centaure, elle pourrait essayer de tenter quelque chose. Envoyer un rongeur quelconque trancher ses liens, par exemple, histoire de lui donner une chance de pouvoir fuir. Cependant, elle devait garder à l'esprit qu'il y avait dix humains et quatre centaures embusqués, chasseurs immobiles qu'elle n'avait aucune chance de repérer mais qui, eux, la verraient immanquablement si elle s'approchait trop. Elle ne devait pas prendre de risque. Libérer Reynald et se faire téléporter de l'autre côté de la muraille devait rester son objectif principal.

Mais tout de même, elle se sentait un peu coupable : elle aurait dû prendre le temps, hier, d'aider Kess. Là, elle avait du mal à évaluer si s'approcher de la centaure la détournerait beaucoup de la route du village. Elle décida finalement... de ne pas trancher vraiment. Elle devait se diriger vers le sud, mais le sud, c'était vague. Elle pouvait dévier légèrement de sa route, tenter de trouver un itinéraire qui ne passerait pas trop loin de la centaure, et si le relief s'y prêtait, elle verrait si elle pouvait s'approcher pour avoir une opportunité d'agir. Si au contraire le relief rendait un détour vers Kess trop complexe, trop long, elle filerait au village, en se promettant de revenir plus tard...

Astrée prit donc la route du sud. Elle marcha un moment dans les sous-bois, puis gagna une prairie rouge de coquelicots, à découvert, qu'elle longea le long d'un rideau d'arbres malingres. Il semblait n'y avoir personne, quelques hirondelles volaient bas, signe que la pluie reviendrait tôt ou tard. Elle traversa ensuite une haie d'aubépine vicieuse, puis gagna le lit d'un torrent, dans lequel elle manqua glisser et elle dut renoncer à en suivre le cours, beaucoup trop accidenté. Des bois se dressèrent à nouveau sur son parcours et lui offrirent leur protection. Elle grimpa le long d'un coteau, jusqu'à surplomber une combe étroite, et elle devina que l'endroit où se trouvait Kess était quelque part sur sa droite, dissimulé par une colline, peut-être deux. Devant elle, la forêt était toujours souveraine, étrangère mais connue, pour quelqu'un de son engeance.

Astrée ralentit le pas, hésitante. Kess n'était pas très loin, et il était tentant d'aller voir si elle pouvait l'aider. Tentant, mais risqué. Et chronophage, de surcroît. Si elle choisissait d'aider Kess, il lui faudrait approcher à pas de loup, progresser mètre par mètre, en essayant de rester en hauteur de préférence. Les montequins avaient dû se poster à portée de flèche, de tous les côtés, et devaient guetter aussi bien ce qui se passait près de la centaure que ce qui se passait aux alentours. Ils avaient même pu poster des guetteurs au sommet des coteaux surplombant le piège, qui la verraient arriver de loin si elle n'y prenait garde. Elle-même ne verrait pas les chasseurs embusqués, et elle devrait donc se montrer extrêmement discrète dans sa progression, et privilégier les crêtes. Elle risquait de ne pas pouvoir approcher beaucoup, peut-être pas assez pour guider un rongeur jusque là-bas. Quoique... elle pouvait tenter de passer par les arbres, peut-être, s'ils étaient assez hauts, solides et feuillus. Heureusement que les environs étaient couvertes de bois denses, enfin si sa mémoire était bonne.
Elle jeta un coup d'oeil au ciel, cherchant à évaluer le temps dont elle disposait avant le soir. Son objectif était de parvenir à rentrer dans le village cette nuit. S'il ne faisait pas trop sombre, elle pourrait essayer de continuer sa progression de nuit, bien sûr, mais c'était assez aléatoire. Elle ne voulait pas perdre une journée inutilement, la vie de Reynald en dépendait. Et il était difficile de concilier rapidité et prudence...
Bon... elle pouvait au moins aller voir comment les choses se présentaient : s'il y avait des bois suffisamment denses, tout au long de sa progression, pour la dissimuler efficacement même à des chasseurs aussi expérimentés que les Montequins, si elle progressait suffisamment vite pour ne pas gâcher ses chances d'entrer au village cette nuit. Elle obliqua donc résolument vers la droite.

Les choses se présentaient... de manière extrêmement risquée. Astrée avait beau être une adepte des sentiers naturels, son environnement d'élection était la montagne, pas la forêt, et les Montequins étaient nombreux et vigilants. Même en imaginant qu'elle passe par les hauteurs, ce qui était impossible aux centaures, et donc peut-être plus discret, les risques étaient grands que sa botte déloge une branchette, des feuilles, quelques glands, attirant l'attention des Montequins vers les hauteurs. Le feuillage pourrait sans doute la protéger des regards et le vent faire un coupable tout trouvé, cependant...
Quant au soleil, il était encore haut dans le ciel, mais la vallée était immense et le village à l'extrême sud. Même en marchant toute la journée, il était peu probable qu'elle l'atteigne avant la nuit.

Astrée avait du mal à trancher. C'était rageant d'être aussi près de Kess et de ne rien tenter. Certes, elle pouvait s'approcher... Mais progresser sans se faire repérer nécessiterait d'avancer extrêmement lentement sur les crêtes. Elle allait perdre un temps fou. Et peut-être pour rien, si on repérait l'animal qu'elle enverrait, ou si Kess trahissait involontairement sa présence. Il fallait, en outre, espérer que la centaure ait la sagesse d'attendre la nuit pour fuir, sans quoi ils l'abattraient facilement et elle aurait fait tout ça pour rien... Mais après tout, elle aurait fait ce qu'elle pouvait.

Il restait que le temps avançait beaucoup trop vite. Pour Kess, il n'y avait pas urgence, moins en tout cas que pour Reynald. Elle n'était pas en danger de mort imminente. Ils allaient laisser le piège en place un certain temps, le temps qu'ils imaginaient nécessaire pour que les centaures le détectent et se décident à tenter quelque chose. Un jour ou deux encore, au moins. Pour Reynald, rien n'était moins sûr. Ils pouvaient très bien décider de le tuer et exécuter la sentence très vite. Certes, ils hésiteraient peut-être un peu avant de condamner à mort quelqu'un qui ne leur avait causé aucun tort, qui de surcroît était un clerc -ça devrait poser un cas de conscience à leur propre clerc... Gabriel si sa mémoire était bonne-, ou peut-être qu'ils se laisseraient embobiner par ses belles paroles, qu'il gagnerait du temps. Mais il valait mieux partir du principe qu'ils risquaient de poursuivre dans leur escalade de violence, et que Reynald était en danger de mort imminente. Il fallait qu'elle fonce au village, et qu'elle l'atteigne cette nuit, absolument. Elle connaissait suffisamment les abords pour y progresser dans l'obscurité. Mais elle ne pouvait pas se permettre de perdre deux ou trois heures... surtout dans une opération si risquée.

A contrecœur, elle se détourna de Kess pour reprendre la route du sud. Elle entendit résonner dans sa tête les paroles du shaman disant qu'elle était perdue, écho moqueur et accusateur de son sentiment d'impuissance. Elle accéléra l'allure, profitant du couvert des arbres.

Elle continua donc son périple vers Montequine, franchissant bois et prairies. Elle ne put cependant conserver un rythme de marche très élevé et fut contrainte à faire des pauses : elle avait marché toute la journée la veille, déjà, et le terrain était accidenté. Elle ne vit plus trace humaine, sur le parcours qu'elle s'était choisi, mais les heures suivirent les heures, et elle dut également s'arrêter pour manger. La pluie revint, puis la nuit suivit, et privée de vision nocturne, elle dut redoubler de prudence et ralentir considérablement. Enfin, alors que le soleil s'était couché depuis plusieurs heures, déjà, elle parvint au vaste espace dégagé qui entourait Montequine.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine