La Couronne de Cuivre

Elle fut à deux doigts de répondre dans l'instant mais ferma la bouche et demeura silencieuse une longue minute, à le dévisager.
-Quand je repense à la première fois où vous êtes entré avec Hubert sous ma tente, près de Grand Estuaire... Quand je repense à toutes ces histoires de charte et de contrats dont nous avons devisé... Grands dieux, si c'était à refaire, je crois que je vous dissuaderais à toute force de vous joindre à nous. Vous ne méritiez pas une telle mésaventure...
Elle soupira à nouveau, esquissa un sourire.
-Mais j'ai vu votre arrivée à tous deux comme un bon présage, et je continue à croire que ça l'était. Reste à faire en sorte que vous ne regrettiez jamais amèrement votre engagement...
Son sourire s'affermit quelque peu.
-Nous ferons le nécessaire pour survivre à cette nuit. Et demain, depuis les hauteurs du fort, nous pourrons contempler les tours de Cléirétoile se découper à l'horizon. Cette vision aura de quoi raffermir les cœurs vacillants...

" Effectivement, ce sera une belle vision à contempler... Elle donnera corps aux espoirs de chacun, ce n'est pas négligeable."
Pendant une seconde, Albérich se sentit un peu hors du monde, comme s'il faisait une balade tranquille au clair de lune, avant de marcher dans une flaque malodorante dont la surface, légèrement gelée, céda sous son poids. Il regagna l'instant présent.
" Quant à Hubert et moi... N'y songez plus. Les regrets ne servent à rien. C'est vers l'avant que nous devons immanquablement aller, toujours, car c'est demain qui est porteur de promesse. Pour le reste, le passé est passé. Imaginer des chemins de traverse, c'est s'empoisonner l'esprit."

Elle opina lentement du chef.
-Vous avez raison, bien sûr.
Son visage avait repris son expression coutumière, ce qui la faisait paraître plus jeune.
-Vous devriez parler plus souvent, Albérich Megrall. Vos paroles touchent juste. Non que j'en ai jamais douté, mais... Les entendre m'a fait du bien. Et je gage qu'elles feront du bien à beaucoup d'autres dans les jours qui viennent.
Elle sourit à nouveau, plus franchement.
-Merci.

" Ne me remerciez pas. Vous ne devez pas hésiter à venir me parler, Marthe. Je sais que je me suis taillé une réputation d'indiscrétion ces derniers jours, mais j'aime à penser que je saurais taire ce qui doit l'être. Et je sais qu'il n'est pas toujours aisé de porter seul le poids du pouvoir, même quand il est partagé."
Il sourit doucement.
" Vous me soutenez vous aussi, à votre insu, chaque jour. Votre force... Elle irradie autour de vous sans que vous ayez besoin de parler. J'aimerais croire qu'un jour, j'aurai dépassé mes propres tragédies avec autant de dignité et de sagesse que vous."

-Ne négligez pas ce qui émane de vous, répondit-elle doucement. Par exemple... Les Académiciens, nos institutrices surtout, ne se lient pas facilement, et pour peu qu'on n'ait pas les mêmes goûts ou les mêmes habitudes qu'eux, ils peuvent devenir... taquins, pour le moins. Alors certes, ils ne vous épargnent pas toujours, mais ils sont ravis de votre présence... Et bien sûr, ce n'est pas pour rien que je me suis moi-même installée dans ce chariot. Le calme, j'aurais pu le trouver ailleurs. Sans mal.
Elle lui pressa légèrement le bras.
-Ne mésestimez pas ce dont vous êtes capable.

" Je ne suis pas certain de savoir encore bien ce dont je suis capable, malheureusement, dit-il avec un sourire contraint. Mais là encore, seul l'avenir me le dira."
Son expression se fit plus tranquille.
" Mais je suis ravi de partager mon chariot avec vous tous. Je n'aurais pu rêver meilleure compagnie. Le temps doit paraître long dans d'autres véhicules."

-Oh oui, répondit-elle simplement.
Elle se tut. Mais à sa posture, à son expression, Albérich sut qu'elle allait mieux. Elle avait retrouvé cet air décidé dont elle ne se départait que rarement.
Le temps passa. Une heure, puis deux.
Le brouillard s'était encore épaissi, et des consignes furent données pour inciter chacun à la prudence et à la vigilance.
Aux côtés d'Hubert, Edgar vacillait parfois sur sa selle, pour se redresser presque aussitôt.
-Mon royaume pour un bon massage, un bon bain, une... Hum, Un massage, un bain, ce serait déjà le paradis, murmura-t-il.
Ils avaient presque atteint la moitié de la nuit. La moitié du trajet.
Bientôt, ils pourraient procéder à la relève des soldats.

Hubert ne pouvait s'empêcher de sourire en entendant la litanie répétée par Edgar, en tous points identique à ses pensées antérieures. Décidément, les hommes étaient tous taillés dans un bois similaire. Il n'osait pas quitter le flanc de l'ancien sergent, de peur de le voir vider la selle dès qu'il aurait le dos tourné : il paraissait réellement épuisé.
Mais l'heure était proche où il pourrait gagner l'abri d'un chariot et laisser la place à la seconde équipe. Le paladin espérait que Louis et Guillermo, ainsi que leurs hommes, seraient d'attaque pour remplacer Etienne et Edgar. Il avait à peine vu le jeune seigneur de Fontbrune et espérait qu'il tenait le coup, entouré par les fidèles qui l'avaient suivi jusque là. Pour lui, l'enjeu devait être bien plus terrible encore que pour eux tous. Quoi qu'à bien y réfléchir, la vie était ce qu'ils avaient de plus précieux à perdre ou à préserver, tous autant qu'ils étaient. Ou alors Etienne songeait peut-être à ce nom qu'il avait voulu ramener vers la lumière et qui risquait de sombrer dans l'oubli, emportant avec lui les rêves et le souffle d'un demi-millier de personnes.
Sans savoir si le chevalier pensait jusque là, Hubert se sentit étrangement ému par cette perspective. Sans doute était-ce lié à son statut de paladin, aux valeurs qu'il entendait promouvoir, à la noblesse des motifs qui avaient présidé à l'aventure.
Ils ne pouvaient pas échouer.

Peu après, il entendit, dans son dos, le trot d'un cheval. Robert avait dû renoncer à ses cavalcades, compte tenu de la faible visibilité et sans doute aussi pour préserver sa monture qui, non contente d'avoir remorqué un chariot toute la journée durant, remplaçait désormais son destrier.
-Je crois que le moment est venu de tirer des braves de leur lit... et d'en envoyer donc se coucher.
Il dédia un sourire à Edgar, dont le soulagement était manifeste, puis revint à Hubert.
-Comme la relève concerne beaucoup de monde, il serait probablement plus pratique de faire une brève halte...

" Très bien, je vais monter en tête de colonne pour faire passer le message. Mais il faut que cet arrêt soit le plus bref possible."
Il sourit à Edgar.
" Bonne nuit. Profite bien. Rêve de bains et de massages. C'est souvent mieux que la réalité."
Puis il mit son cheval au trot pour remonter le convoi. Il ralentit cependant à hauteur de Marthe et Albérich qui se tenaient le bras comme un couple de petits vieux.
" Hé, les promeneurs, vous pouvez aller dormir, c'est la relève." leur lança-t-il en passant.
Tout en poursuivant sa route, indiquant aux chariots qu'ils allaient faire une brève halte, il sentit une brusque pointe d'angoisse le lancer. Le Luménien et la juge formaient un couple presque trop facile. Comment s'en étonner ?
Il était parvenu devant, à l'endroit où la route se déployait dans le noir, à peine visible sous sa gangue de boue, et il indiqua au premier chariot de s'immobiliser. C'était l'heure de leur ultime répit avant le fort.

Le cocher tira sur les rênes. A côté de lui, un jeune archer sorti d'Hubert ne savait où étouffa un bâillement.
Le chariot s'immobilisa, imité par celui qui le suivait, puis par un autre encore.
Autour deux, les grises volutes de la brume parurent soudain frissonner.
C'est alors qu'ils retentirent.
Les tambours.
Par dizaines, par centaines aurait-on dit, leurs battements emplirent la nuit de sinistres échos si puissants que le sol en vibrait.
Quelqu'un lâcha son arme.
Un cheval hennit.
Ils semblaient si proches...
Si nombreux...

Hubert ne resta paralysé qu'une demi-seconde. Il eut l'impression que son coeur, son organisme tout entier, se mettaient au diapason des tambours, vibrant dans le même rythme dément. Etait-il possible qu'ils soient déjà aussi près ? Ou bien était-ce une illusion due à l'immensité plate du marécage ? Ils avaient pourtant quitté ce paysage morne depuis des heures, déjà... Les cannibales devaient être proches. Mais les avaient-ils encerclés ou là encore, fallait-il se défier de ses sens ?
Tout en essayant de percevoir la source du vacarme, il intima calme et silence aux premiers de colonne et repartit au galop vers Robert. Il ne se laissa pas impressionner par la mine du chevalier ni par les remous au sein du convoi, allant directement à l'essentiel.
" Annulons cette pause, Robert. Plaçons les chariots à deux de front, archers sur les sièges de cocher, dispersons nos lanceurs de sorts offensifs et laissons les soldats et veilleurs de la première partie de nuit se reposer, au moins le temps que dure cette maudite musique. Où est Varamyr ?"
Il leur restait cinq heures de marche. Il doutait que les Ecorcheurs soient à ce point férus de percussions.

Le chevalier s'ébroua, comme s'il s'éveillait d'une absence ou d'une sorte de transe, et son expression hantée se modifia, se fit ferme et décidée.
-La pause me paraît nécessaire, Hubert. Si nous procédons à toutes ces manœuvres en avançant, avec la peur qui rôde, la panique qui menace, nous nous exposons à des accidents et donc à perdre plus de temps encore.
Il fit signe aux deux messagers qui l'avaient suivi.
-Demandez aux autres membres du Conseil de me rejoindre. Que ceux qui n'ont pas de cheval s'en procure un : il va falloir qu'ils soient visibles de tous et qu'il se tiennent prêts a aller partout où il sera nécessaire de remonter le moral des troupes.
Il n'attendit pas qu'ils se soient éloignés pour se tourner à nouveau vers Hubert.
-Vous avez raison, il faut que les chariots forment deux colonnes. Si vous en êtes d'accord, nous allons procéder comme lorsque nous campons sur la route : tous les véhicules civils à l'avant, autour desquels nous pourrons concentrer l'essentiel de l'escorte, puis le train de bagages... Pour le reste, je suis également de votre avis : les archers aux côtés des cochers, les lanceurs de sorts échelonnés le long du convoi, ce compris Barthélémy et les bardes, puisqu'ils seront en mesure d'apaiser ceux qui en auront besoin... Quant à la relève, je ne sais s'il faut y procéder avant ou après que les chariots n'aient manœuvré. Je crains les mouvements de panique et s'ils s'en produit, nous n'aurons pas trop de tous nos soldats, fatigués ou non, pour les juguler...

" Nous intervertirons les équipes une fois en position, vous avez raison. Je m'occupe des aspects pratiques, occupez-vous donc des esprits avec vos collègues."
Il sourit sans joie.
" Et prenez Grand Vent, ajouta le paladin en mettant pied à terre. Tout ce qui peut renforcer votre autorité est bon à prendre."
Sans attendre que Robert proteste — car il protesterait —, Hubert retourna vers l'avant de la colonne pour diriger les mouvements des chariots. Tous ceux contenant des civils étaient déjà en début de convoi, aussi ne serait-ce pas très compliqué de les organiser. Pour autant que les cochers gardent leur sang-froid et obtempèrent. Il chargea aussi un des sous-officiers qui paraissait maître de lui-même de faire passer le message aux archers et aux lanceurs de sorts. Dès qu'il aurait pu déléguer l'organisation de la colonne, il irait superviser leur installation.
Les tambours continuaient à résonner autour d'eux mais Hubert ne les entendait déjà pratiquement plus, assourdi par le vacarme de son coeur battant partout dans son organisme.

Comme Robert, nombre de ses compagnons semblaient assommés, voire hypnotisés par le sauvage martellement des tambours. Mais ils émergeaient sitôt qu'il s'adressait à eux et, bientôt, le mouvement fut lancé.
Le chariot de tête s'avança quelque peu, offrant à celui qui le suivait l'espace nécessaire pour bifurquer à ses côtés, puis le troisième, le quatrième, le cinquième s'ébranlèrent à leur tour.
Étienne passa devant lui, le teint pâle mais la mine déterminée, pour rallier les autres conseillers.
Des archers et des arbalétriers sortirent qui des rangs, qui des véhicules, et ils se hissèrent aux côtés des cochers.
Les mages et l'ensorceleur apparurent ; puis ce fut le vieux clerc de Chauntéa.
Les soldats que l'on avait prévu de relever, Edgar y compris, tenaient leurs positions, oublieux de leur fatigue, au moins temporairement.
Quant aux volontaires civils, la plupart n'en menaient pas large. Mais ils ne criaient pas, ne se débandaient pas.

***

Un cavalier s'approcha d'Albérich et de Marthe : ils ne s'en rendirent compte qu'au dernier moment, tant les tambours avaient masqué son pas. Lorsqu'elle apprit ce qu'on attendait d'elle, la juge acquiesça lentement puis, avant de le lâcher, serra fort le bras de l'ancien Aubemestre.
-Et bien, pas de retour dans le chariot pour moi, lui glissa-t-elle, grave. J'aime autant, je dois dire... Et si d'aventure être enfermé à nouveau ne vous tentent guère, ne vous laissez pas impressionner par les ordres des officiers ou par le regard noir d'Hubert. Je suis convaincue que vous pouvez nous être d'un grand secours dans les heures à venir.

Albérich acquiesça sans trouver la bonne parole à lui adresser, hormis un "courage" murmuré du bout des lèvres. Bien sûr, il avait attendu les tambours, comme tout le monde dans la colonne, mais les entendre... C'était tout autre chose. Il avait l'impression que sa carcasse tout entière vibrait au même rythme que les sinistres instruments et que si les cannibales redoublaient d'ardeur, son squelette finirait par se briser sans qu'ils aient à approcher. Le départ de Marthe le laissa glacé, il ne savait pas quoi faire de lui-même. Le coup de fouet que lui avait infligé la peur le laissait perdu dans la boue, entre tous ces corps hésitants, soldats, chevaux, civils comme lui, et personne ne leur disait quoi faire, il voyait les conseillers s'éloigner d'un côté, Hubert filer de l'autre, à pied, et il ferma une seconde les yeux pour reprendre le contrôle de lui-même.
Que pouvait-il arriver ?
Il pourrait mourir.
Et alors ?
Ils pourraient tous mourir.
Serait-ce une perte ?
A n'en pas douter, car l'échec de cette formidable aventure était d'une tristesse sans nom.
Il rouvrit les yeux sur la nuit, le gel, le bruit omniprésent et la terreur qui déferlait autour de lui, et demeura immobile, retrouvant peu à peu son calme. Il sentit le poids de la masse dans son poing. La fatigue semblait lointaine, désormais. Il était ailleurs mais présent, contrairement à mille autre fois, où il avait été ailleurs en corps et en esprit. Il était prêt à faire ce qu'il faudrait.

Les conseillers étaient sur le point de se séparer lorsque Varamyr les rejoignit. Un court conciliabule s'ensuivit, Robert distribua des consignes, batailla quelques instants avec Étienne qui finit par acquiescer et par se diriger vers un chariot, tandis qu'Agnès, Marthe et Ignace se rapprochaient des civils.
-Préparez-vous à remonter dans les chariots ! annonça la juge, qui était venue se poster non loin d'Albérich. Les volontaires des chariots impairs vont bientôt prendre votre place !
La même consigne était donnée plus loin dans la colonne.
Pendant ce temps, Robert et le Paludier filèrent droit vers Hubert.
-Varamyr me dit qu'ils ne sont pas aussi proches qu'on pourrait le croire : l'écho, la brume... et des effets magiques destinés à nous terrifier jouent en leur faveur. Néanmoins, il est possible qu'ils nous rattrapent un peu avant que nous n'atteignons le fort. Par conséquent, je ne saurais trop vous conseiller d'aller passer votre harnois, comme Étienne est en train de le faire : ainsi serez-vous parfaitement paré pour cet éventuel combat. Sans compter que des chevaliers complètement équipés sont le genre de symboles susceptibles de maintenir le courage de nos compagnons.

" Excellente idée, répondit Hubert. Mais pensez-vous que nous devrions récupérer les destriers à l'attelage ? Je ne pense pas que nous pourrons les utiliser pour charger en terrain boueux, mais si nous sommes rattrapés sur un sol plus dur... Le changement ne devrait pas prendre plus de quelques minutes si nous nous contentons de récupérer le vôtre, et ceux d'Etienne, de Louis et de Gaspard."
Quelle que soit la réponse de Robert, le paladin filerait ensuite s'équiper. Il savait où était son matériel, mais il aurait sans doute besoin d'un coup de main, qu'il demanderait à la première personne à proximité.

***

De son côté, Albérich ne savait pas trop bien ce qu'il était supposé faire. Marthe lui avait dit de rester dehors même si les officiers tentaient de l'intimider, mais elle venait d'intimer à tout le monde de remonter dans son chariot, et elle était conseillère, pas militaire. Comment savoir si elle avait changé d'avis ? Il essaya de lui jeter un regard en coin, espérant qu'elle le remarque pour lui répondre. Il ne voyait pas très bien comment justifier le fait qu'il avait le droit de désobéir, à un moment où l'ordre dans la colonne lui paraissait crucial... Ne montrerait-il pas le pire des exemples ?

Elle dut le remarquer car, après s'être assurée que les civils commençaient à obtempérer, elle se dirigea vers lui.
-Vous pouvez rester si vous le souhaitez. Je pense que pouvoir vous voir et éventuellement vous entendre aura un impact positif sur l'état d'esprit des nôtres. Mais, bien sûr, ce n'est nullement une obligation.
De son côté, face à son second, Robert avait acquiescé sans hésitation.
-Oui, récupérons les destriers : cela ne nous retardera guère et si une bataille doit avoir lieu, nous devrons tenir assez longtemps pour permettre aux civils de se replier dans le fort. Autant mettre toutes les chances de notre côté, dès lors... Pour le reste, je vais rester sur le pont pendant que vous vous préparez ; ensuite, je vous laisserai le commandement tandis que fais de même. En cas de besoin, n'hésitez pas à embaucher l'un des écuyers de nos confrères. C'est ce que je ferai de mon côté.

Hubert s'assura que le message passait aux palefreniers — tous ensemble, ils devraient régler la chose avant même que les chevaliers ne soient équipés — puis fila vers l'armurerie, où il avait obtenu d'entreposer son harnois. Il aurait sans doute pu embaucher Ruth pour l'aider et elle serait sans doute vexée qu'il ne l'ait pas fait, mais il n'était plus temps de se la jouer sentimentale. Elle n'y connaissait pas grand chose, manquait de force et surtout de taille, et dans le contexte présent, chaque seconde comptait.
Il entra dans le chariot, attrapa les morceaux de l'armure, toujours aussi propre depuis qu'Alban et Robert l'avaient astiquée, puis héla un jeune soldat en faction et se mit à l'ouvrage. L'affaire fut rapidement réglée, le militaire s'y connaissait un rien, et il regagna le centre du convoi avec un peu moins de souplesse que quelques minutes plus tôt. Il était néanmoins beaucoup mieux protégé.

L'état-major au grand complet - hormis Frida et l'un de ses confrère - s'était rassemblé. Robert avait récupéré non sa vieille monture mais l'étalon qu'il avait enfourché au tournoi ; Étienne et Louis étaient armés comme ce jour-là ; Gaspard, lui aussi, avait revêtu le harnois. Si l'on ajoutait Guillermo et Lothar, également équipés de pied en cap, le groupe ne manquait pas d'allure. Et c'était l'un des effets recherché. D'ailleurs, bien des volontaires et même bien des soldats ne les quittaient pas des yeux.
-Les consignes sont les mêmes que d'habitude, fit le conseiller. Hubert, vous commandez en mon absence : comme tout est prêt, donnez sans tarder le signal du départ.
Il fit volter son destrier, tandis qu'Edgar lui tendait les rênes de Grand Vent. L'ancien sergent n'avait plus l'air fatigué du tout.

Hubert acquiesça et enfourcha sa monture, puis il donna l'ordre de se remettre en route, lequel se répercuta le long de la colonne, et les chariots s'ébranlèrent à nouveau. Il fallait attendre Robert pour savoir quoi faire des hommes qui avaient déjà cheminé toute la première partie de la nuit et qui, malgré les tambours, avaient besoin de repos. Le paladin scruta le visage d'Edgar à la recherche de la fatigue qui l'habitait tout à l'heure. Il comprenait l'importance de protéger la colonne, mais des hommes épuisés tomberaient comme des mouches s'ils étaient attaqués, leur donnant une illusion de défense qu'ils ne possédaient pas. L'illusion... c'était aussi elle qui était dans ce harnois rutilant et dans leur étrange équipage scintillant dans la nuit. Une arme à double tranchant. Utile pour l'heure, tant pour impressionner les Paludiers que pour réconforter les colons. Mais d'entre tous, les officiers ne devaient pas se leurrer.

Saisissant son regard, l'instructeur lui sourit.
-Barthélemy m'a donné un petit coup de main, dit-il. Au sens propre comme au figuré. Donc vous en faites pas, je suis en forme.
La colonne avait repris sa lente progression. Les hommes avançaient en bon ordre et en silnence.
Les tambours ne s'étaient pas tus. Au contraire, leur rythme s'était fait plus sauvage, leur intensité s'était accrue, et ils battaient à en rendre sourd.
Mais les tympans n'étaient pas seuls à être mis à rude épreuve : les nerfs aussi souffraient. Évidement, c'était le but recherché.
Et puis...
Et puis les cannibales reçurent une réponse.
Un bruit sourd monta de l'un des chariots. Quelqu'un - un colon excédé, un gosse peut-être -, s'était mis à taper sur la première chose qui lui était tombée sous la main.
Un son, métallique celui-là, ne tarda pas à lui faire écho à quelques véhicules de distance.
L'exemple fut imité une troisième, une quatrième, une cinquième fois. Et avant qu'Hubert ou un autre officier n'ait pu intervenir, c'est un véritable tintamarre qui s'éleva du convoi, tintamarre qui, d'abord chaotique, ne fut pas long à s'accorder, à adopter un même rythme. Sans doute grâce aux bardes qui étaient entrés en scène. Quoi d'autre pouvait émettre de si assourdissants coups de tambours, sinon leur magie ?

Le rembourrage à l'intérieur du heaume était une bénédiction pour les oreilles. Hubert avait relevé sa visière mais pour rien au monde il n'aurait soumis ses tympans à ce vacarme, même si, il devait bien l'avouer, c'était plutôt de bonne guerre. Il s'inquiétait un peu de la possibilité de faire passer des ordres dans un tel boucan, mais sans doute la véhémence du défi finirait-elle par s'apaiser. Il n'avait pas oublié les consignes de Robert : il n'avait pas à ordonner quoi que ce soit aux civils. Tant que les conseillers ne bougeaient pas, c'est qu'ils s'accommodaient de la situation. Sans doute était-ce la catharsis nécessaire à la tension des dernières heures... Restait à espérer qu'ils n'attireraient pas tout ce que le marais comptait de créatures gourmandes... Trois cent paludiers, c'était bien suffisant.
Tout en cheminant, aux aguets malgré le bruit, le paladin ne pouvait s'empêcher de songer aux combats à venir. Il sentait qu'il tirerait son épée avant la fin de la nuit mais il n'avait plus tué d'être humain depuis un certain temps, et il avait du mal à imaginer sa lame transperçant des chairs dont s'échapperait quelque chose d'écarlate et de palpitant. Les squelettes, les goules, c'était une chose. Mais les rouges, les roses, les blancs de la vie, c'était autre chose. Il n'était pas pressé. Et pas très fier de cette inquiétude, aussi. Cela ne signifiait pas qu'il hésiterait, heureusement. Il était parfaitement conscient des enjeux.

Robert - ou plutôt le Loup Blanc, comme l'affirmaient ses couleurs - vint bientôt se porter à ses côtés. Lui aussi avait relevé la visière de son casque et, même si son visage était concentré, un léger sourire étirait les commissures de ses lèvres, signe que le vacarme lui plaisait assez.
-On peut envoyer se reposer les soldats qui ne l'ont pas encore fait ! hurla-t-il, peinant à se faire entendre et accompagnant ses mots de grands gestes éloquents. Dans les chariots de matériel ! Il y a de la place et c'est plus silencieux !
Des ordres furent donnés, les hommes les exécutèrent avec soulagement mais non sans en avoir profité pour, d'une manière ou d'une autre, se joindre brièvement au tintamarre.

***

Albérich avait pu observer le ballet des conseillers qui allaient et venaient le long du convoi, adressant parfois quelques signes ou quelques paroles à certains civils. Aucun d'entre eux n'avait tenté de s'opposer à la réponse spontanée de la Communauté, et sans doute auraient-ils eu tort de le faire, car nombre de colons semblaient plus décidés que précédemment.
Les quatre cavaliers finirent par se répartir la première moitié de la colonne, et Marthe rejoignit bientôt le Luménien.
-Vous voulez mon cheval ? s'enquit-elle tant bien que mal. Vous me rendriez service, je ne suis pas experte en équitation !

Albérich crut un moment l'avoir mal entendue. Le tintamarre était spectaculaire, libérateur, formidable. Il y aurait bien participé s'il n'avait craint de tenter un peu trop sa chance. Marthe l'avait autorisé à rester dehors mais il était persuadé qu'Hubert ne l'avait pas encore vu. Il sourit à la juge avec une grimace.
" Vous plaisantez ?! Je déteste monter à cheval. De surcroît, vous avez fière allure ! Et puis c'est votre place, Marthe. Les gens doivent pouvoir vous voir de loin. Je vous servirai d'écuyer."

-Vous vous payez ma tête alors que j'ai l'air d'un vulgaire sac sur le dos d'une mule et qu'il n'a été stipulé nulle part lors de mon élection que je serais contrainte à caracoler ? Vous me le payerez, Albérich ! Soit je vous trouverai un canasson, soit je viendrai sans arrêts vous ennuyer, pour que tout le monde remarque votre présence. Cela réconfortera nos compagnons. Et rendra Hubert furieux. Mais on ne peut pas tout avoir !
Elle sourit puis fit la moue.
-Dire que je n'ai même pas de quoi faire du bruit ! Remarquez, je crois qu'il y a des cors de guerre quelque part. Il me semble qu'on en a ramené un du tumulus, et je suis presque sûre que le sieur d'Argencourt en a un autre dans ses affaires. Il adore annoncer quand il part à la bataille, nous a-t-il souvent assurés !

" A votre âge, Marthe, c'est mauvais pour les poumons. Sans parler des oreilles." dit Albérich d'un ton docte.
Puis il sourit.
" Mais je ne disais pas ça pour me moquer. Sans doute votre cheval n'est-il pas le plus élégant de la colonne, mais honnêtement... C'est un cheval, qu'espériez-vous ? Non, je trouve légitime que vous deviez vous montrer. Et vous pouvez rester près de moi. L'avantage, c'est que vous attirez le regard. Moi, mon ombre se perd dans l'épaule de votre vaillant palefroi. Je suis justement on ne peut mieux protégé. Et je vais faire pire..."
Il se glissa rapidement derrière l'animal et vint flanquer la juge du côté des tourbières.
" Vous me dissimulez et en échange, je vous protège. N'est-ce pas le plus parfait des arrangements ? Ne faites pas cette tête. Si vous me dénoncez, Hubert me renverra dans le chariot... et j'ai nettement plus peur de lui que de vous."

-C'est une erreur. Car si vous pouvez mener Hubert par le bout du nez, vous n'êtes pas en mesure de le faire avec moi. Pas encore.
Elle lui dédia un sourire mutin.
-Mais tout à l'heure, quand je disais que vous seriez extrêmement utile en restant dehors, n'ai-je pas précisé que vous le seriez parce qu'on vous verrait et parce qu'on vous entendrai ? Or, où vous vous trouvez actuellement, vous passer totalement inaperçu...
Elle haussa les épaules.
-Mais soit, je ne vais pas essayer de vous convaincre. Simplement, soyez assuré que viendra un moment où je partirai au grand galop et où Hubert vous apercevra dangereusement près des marais, dangereusement loin des autres... Il sera ravi.

" Qu'est-ce que vous espériez, au juste, que je chante ? On ne s'entend pas, dans ce brouhaha, je ne vois pas bien à quoi je pourrais servir... et je parie que les trois-quarts des colons ne savent pas qui je suis. Ce n'est pas comme si mon visage avait été frappé sur les pièces de monnaie ! La seule chose qui pourrait se produire, c'est que les gens se disent : mais qui est ce type qui prend ses aises alors que cette bonne dame Marthe, notre valeureuse, élégante, sage et formidable conseillère, marche les pieds dans la boue ? Vous voulez saper toutes mes chances de jamais compter dans cette communauté ! Voilà ! Prise sur le fait ! Vous faites déjà campagne alors que nous n'avons même pas encore franchi les portes de la cité ! Ah ! Je vais vous observer et prendre exemple. J'ai trouvé mon maître."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée