La Couronne de Cuivre

Il fallut à Hubert un certain temps pour dénicher ses écuyers : ils n'étaient pas dans la salle commune, pas dans leur chambre et il ne les vit cavaler nulle part dans les couloirs. Heureusement, quelqu'un finit par lui dire qu'on les avait vus du côté de l'armurerie et c'est là qu'il les dénicha, occupés à montrer au deux nouvelles recrues de la garde comment on entretenait des armures. Les quatre gosses étaient extrêmement concentrés, extrêmement appliqués : cela n'avait peut-être pas toujours été le cas, à voir la quantité de graisse qui se trouvait sur sur eux et non sur l'équipement. Néanmoins, pour l'heure, leur sérieux forçait l'admiration.
-On peut vous aider à quelque chose, m'sire ? s'enquit joyeusement Ruth.

Hubert leur sourit.
" Juste toi, Ruth, et ça ne prendra pas longtemps."
Il s'apprêtait à repartir quand il se permit de grimacer.
" Dites... Vous ne croyez pas que vous en faites un peu trop ? Il est tard, tout de même..."

Pelleas et Galaad s'entreregardèrent, Alban parut embarrassé mais Ruth, elle, garda tout son aplomb.
-C'est l'seul moment où on peut faire ça, m'sire. Le matin, on à école ; l'après-midi, je suis avec Giovanni tandis qu'Alban et les jumeaux sont avec Gabriel et Thibault, pour aider avec les Paludiers. Et avant le repas, ben... on a entraînement puis on s'occupe des chevaux. Donc voilà, on a renoncé à notre seul moment de détente de la journée... C'est ça, l'esprit de sacrifice !
Elle s'était levée, l'avait déjà rejoint, prête à l'accompagner.
-Les gars, pas de bataille avant que j'sois revenue, sinon c'est pas du jeu.

Hubert leva les yeux au ciel mais se garda bien d'ajouter quoi que ce soit. Il ne raconta pas à Ruth la raison pour laquelle elle était mandée au conseil, se contentant de la guider dans les couloirs, jusqu'à bon port. C'est seulement sur place qu'il lui expliqua en quelques mots la situation : ils avaient besoin d'une main innocente pour guider la suite de leurs explorations. La carte était devant elle, et on lui demandait de faire son choix !

De même que la recherche des écuyers, la prise de décision fut plus longue que prévue. La gamine passa bien des minutes à examiner les plans, les sourcils froncés, le doigt juste au-dessus du papier, prêt à désigner l'heureux élu sauf... qu'elle n'y parvenait pas. Heurusement, durant l'absence d'Hubert, Étienne était allé leur chercher du vin chaud qu'ils purent siroter en patientant.
-Oh et puis m...zut ! finit par lâcher la gamine.
Elle se redressa, ferma les yeux, fit trois tours sur elle-même puis, chancelante, posa le doigt sur le papier.
Elle ne tomba ni sur le lac, ni sur un bâtiment éloigné, mais bien sur un bel édifice à colonnade situé sur la berge. Ce n'était même pas le plus grand.
-Voilà, mission accomplie ! s'exclama-t-elle. J'ai droit à du vin chaud pour ma peine ?

" Une gorgée seulement, savoure-la bien." dit Hubert en lui tendant sa coupe.
Albérich s'était penché sur la carte et observait déjà les alentours d'un air concentré. Il n'avait l'air ni enthousiaste, ni dépité, juste songeur.
" Merci de ton aide, Ruth, en tout cas, finit-il par dire.
— Tu peux disposer, bénie de Tymora, et dire à Alban et les deux garçons d'arrêter avec les armures et d'aller se détendre. C'est un ordre."

-Et il sera respecté, messire, vous avez ma parole d'honneur !
Elle salua tous les membres du conseil puis détala ventre à terre.
-D'un point de vue logistique, le choix est plutôt bon : l'édifice n'est pas très éloigné de la forteresse.
-C'est sûr. Et si ce qu'il cache est à l'aune de sa situation, il faudra vraiment commencer à se poser des questions sur les mystérieux pouvoirs de Ruth.
Il eut un sourire attendri puis sa mine se fit plus grave. Cela ne dura qu'un instant mais ce fut suffisant pour qu'Albérich et Hubert le remarquent.
-Et bien, je crois que tout est réglé ! fit le chevalier d'un ton léger.

" Parfait." dit Hubert en se levant.
Mais Albérich croisa son regard, devinant qu'il avait perçu, lui aussi, la légère altération dans l'expression de son visage.
" Je vais parler à Gaspard."
Ce qui signifiait qu'il lui revenait à lui de parler à Etienne. Le Luménien décida donc d'attendre qu'Ezéchiel se retire à son tour pour tenter — doucement — de sonder le jeune seigneur.

Ézéchiel ne fut pas long à s'éloigner : passant ses journées à arpenter la ville, il avait pour habitude de se coucher tôt. Étienne s'apprêtait lui aussi à partir mais, remarquant qu'Albérich s'attardait, il fit de même.
-Tu voulais me parler ? s'enquit-il lorsqu'ils furent seuls dans la salle du Conseil.
Il paraissait intrigué, non ennuyé.

Albérich eut un sourire apaisant.
" Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas... Mais je n'ai pu m'empêcher de remarquer que... tu avais l'air un peu moins détendu que tu n'en donnes l'impression généralement. Est-ce qu'il y a quelque chose qui t'inquiète ? Qui te chagrine ?"

Il parut complètement décontenancé.
-Heu... Non, je t'assure, tout va pour le mieux... Oh.
Il grimaça.
-Bon sang, soit tu as un oeil de lynx, soit on lit en moi comme dans un livre ouvert.
Il sourit, embarrassé.
-J'ai fait une sale tête après le départ de Ruth, c'est ça ? Bah, il ne faut pas t'en faire. C'est juste que quand je la vois... Quand je vois les autres mômes... Quand je vois la plupart des membres de la Communauté, en réalité... Quand je réalise que j'ai embarqué tous ces gens dans cette aventure, dans cette cité au milieu de nulle part, que ses habitants ont abandonnés on ne sait pour quelle raison... Je me dis que tout ça tient quand même un peu de la folie furieuse. Ou, au moins, de l'inconscience. Certes, nous avons multiplié les précautions et jusqu'ici, tout ou presque s'est bien passé. Mais voilà : je prie chaque jour pour que ça continue, pour que mon idée folle, après avoir fait naître l'espoir chez une foule d'individus, ne vire pas à la catastrophe pour eux.

" Je comprends que tu aies cette inquiétude. Je la partage parfois alors même que je ne suis pas à la source de cette initiative. Mais je pense que tu dois te souvenir que tu as pris toutes les précautions possibles, et que tu n'as rien caché à personne. Les gens avaient le choix de te suivre ou de rester chez eux. Ils ont décidé, en leur âme et conscience, d'adhérer à ton projet. C'est le leur, désormais. Tu ne dois pas porter toute cette responsabilité comme si tu leur avais promis quelque chose de mensonger. Et souviens-toi aussi que tu as réussi à rassembler une équipe dotée de mille talents... Nous avons fait face jusqu'ici. Nous ferons face demain."

-En même temps... Dans l'histoire, les exemples ne manquent pas de gens dont l'enthousiasme débordant était si communicatif que des gens les ont suivis en foule... et s'en sont mordus les doigts.
Il soupira.
-Mais je me pose trop de question. Sunie nous encourage à savourer l'instant présent, Lathandre à être optimistes et la prudence... à faire en sorte que ni le présent, ni l'avenir ne soient gâchés et donc à multiplier les précautions. En écoutant ses trois voix, je pense que nous nous en sortirons.
Il sourit.
-Et mon orgueil ne va pas jusqu'à me faire croire que je sois à ce point charismatique que l'on me suive aveuglément. Tu as raison : j'ai une part de responsabilité mais je ne suis pas le seul responsable. C'est sans doute d'ailleurs pour ça que l'opération est pour l'heure un succès.

" Nous ne nous en sortons déjà pas si mal... Et tu as raison : nous serons vigilants. Pour le reste, désormais, les gens ont eu l'opportunité de se raviser... Ils ne l'ont pas fait. Il n'y a pas de grogne dans nos rangs. Les risques... Nous les gérons depuis le début. Mais dans le même temps, je comprends, tu sais..."
C'était son projet, on ne pouvait pas le nier.

Il sourit.
-Ne t'en fais pas pour moi : ça ira déjà mieux quand nos ambassades seront rentrées. Les Paludiers nous apprendront beaucoup de choses et les gens venus de Grand-Estuaire constitueront un renfort bienvenu. Bon, il y aura quelques petits soucis de logistique mais en comparaison de l'apport qu'ils constitueront... Tiens, d'ailleurs, je ne connais pas exactement la composition du groupe mais d'après ce qu'en a dit Frida, il y aurait quelques clercs et quelques paladins dans le lot.

" Ça ne fera pas de mal, dit le Luménien. Ah, je serai heureux de voir rentrer nos ambassades, moi aussi... Il s'est déroulé tant de choses depuis leur départ. J'ai l'impression que c'était il y a une éternité... Et ce sera une bonne occasion de commencer à nous étendre : la forteresse est confortable, mais occuper une ville, c'est autre chose."

-C'est certain. Mais nous aurons plus de moyens et serons, j'en suis sûr, de taille à affronter ce nouveaux défi. D'autant que le retour des absents fera du bien, oui.
Son regard se fit lointain et il ne pipa plus mot quelques instants durant. Puis il se ressaisit.
-J'espère que vous parviendrez à vous rabibocher, avec Marthe.

Albérich sourit.
" Je n'en doute pas. Nous ne sommes plus des enfants. Même si nous nous sommes quittés dans la douleur... J'ai bon espoir que nous puissions aisément régler ça autour d'une tasse de thé. Nous avions une relation de travail productive, et il serait dommage que le conseil doive pâtir de nos différends. Si c'était le cas, cependant, je me retirerais. Mais je ne crois pas que Marthe soit rancunière. Sans doute ne retrouverons-nous pas notre connivence des premiers jours, mais je ne suis pas inquiet."

-Je ne le suis pas beaucoup non plus, en réalité. Enfin, du moment que tu ne parles pas trop de quiter le Conseil.
Son sourire s'élargit avant de disparaître.
-Bon, je ne veux pas te retarder outre mesure, mais puisque tu es là... Toi qui connaît bien Thibault, est-ce qui sais ce qui ne va pas ? Depuis quelques jours, il est... plus distant, plus renfermé. Est-ce que tu sais s'il est vexé que nous ne lui ayons pas trouvé un poste à sa mesure ? Certes, il s'implique beaucoup auprès des petits Paludiers et il semble qu'il soit en train de devenir la coqueluche de nombre d'entre eux. Mais ça n'est quand même pas n'importe qui et... il aspirait peut-être à davantage.

Albérich se sentit rougir malgré lui.
" Je ne crois pas que ce soit lié à ce genre de choses, non... Depuis qu'il a été grand prêtre à Eredhun, il a l'air de fuir les responsabilités comme la peste. Cela dit, je pense qu'il faut voir ses activités présentes comme temporaires... Si tu as l'idée d'une tâche particulière à lui confier, nous pouvons lui en parler... Mais ce n'est pas la cause de son repli, non. C'est... davantage lié à des questions personnelles. Hum."

Le chevalier paraissait très embarrassé, lui aussi.
-Je te présente mes excuses, Albérich : je ne voulais pas me montrer indiscret. Mais voilà, comme j'ai envie que tout aille bien pour tout le monde, j'ai tendance, parfois, à me mêler de ce qui ne me regarde pas.
Il se racla la gorge.
-Et malheureusement, je n'ai pas d'idée de fonctions à lui confier. Enfin, de fonctions dont je serais sûr qu'elles lui conviennent : je ne le connais pas assez... Mais avec l'agrandissement de la Communauté, la conquête progressive de la ville, nul doute qu'il finira par trouver chaussure à son pied.

Albérich décida d'en rester là concernant le côté personnel des choses. S'il avait lâché quoi que ce soit, Hubert lui aurait arraché la tête et il ne se sentait pas le droit d'en dire davantage sans son accord.
" Il trouvera, tu sais. L'ensemble du projet l'enthousiasme beaucoup. Il ne faut pas s'inquiéter de cela : tu n'es pas tenu de trouver un rôle à chacun. Les gens peuvent prendre leurs propres initiatives. Et je pense que l'exploration des nouveaux bâtiments satisfera les Sunites, de manière générale."

-Oh, je crois que ça ne satisfera pas qu'eux : nous sommes presque tous très attirés par ces beaux bâtiments que nous pouvons admirer depuis les remparts. Les dieux seuls savent quelles merveilles ils abritent !
Il avait retrouvé toute sa bonne humeur.
-Ceci dit, on pourrait s'arranger pour laisser la primauté de l'exploration des thermes aux Sunites. Je crois que, pour le coup, ils seraient ravis.

" Ne crains-tu pas qu'ils nous reprochent nos préjugés les concernant ? dit le Luménien avec le sourire. Mais pourquoi pas ? Il faudra juste s'assurer de faire passer le message aux explorateurs, qu'ils ne leur gâchent pas la surprise. Cela dit, je pense que même si les systèmes d'eau sont encore fonctionnels, ils risquent beaucoup de découvrir des mares stagnants dans leurs beaux bassins..."
Il regarda à nouveau la carte.
" Dès demain, nous commencerons à découvrir ces merveilles. Je pense qu'Hubert aura à coeur que chacun puisse participer à cette phase de l'exploration. En ce compris Giovanni qui est resté un peu trop cantonné à l'intérieur..."

-Ah, Giovanni...
Il arbora une mine amusée.
-TU sais quoi ? Quand il est venu nous trouver pour rejoindre l'expédition, j'étais dubitatif. Non pas sur le fait qu'il puisse nous aider, pas du tout. Mais plutôt sur sa capacité à s'adapter à la boue des marais, à la rudesse du voyage et des débuts de notre installation... Il faut dire que je l'avais surtout croisé dans les luxueux salons d'Antelucas, vêtu de soieries précieuses, une coupe en cristal à la main, badinant avec la fine fleur de l'aristocratie... Et finalement, il est ici comme un poisson dans l'eau.
Il sourit.
-Je sais que j'étais mal placé pour avoir ce genre d'appréhensions : tout chevalier que je sois, on ne peut pas vraiment dire que ma vie ait été difficile. De surcroit, je suis à moitié sunite. Mais voilà : imaginer le si distingué, le si raffiné Maître Giovanni au sein d'une expédition partant pour les Landes, ça n'était pas évident.

" Je comprends parfaitement. Mon expérience des Sunites m'aurait également fait penser que ni lui, ni Thibault d'ailleurs, ne seraient capables de s'impliquer dans ce genre d'expédition. Ils ont généralement tendance à sponsoriser des aventuriers pour leur ouvrir la route, et surtout la nettoyer, avant de venir voir ce qu'ils ont trouvé. Mais il faut croire que les promesses de beauté enfouie ont été plus fortes que leurs appréhensions hygiéniques. Nos Sunites se sont retroussé les manches comme n'importe qui d'autre !"

-A tel point que maintenant, ce dont j'ai peur, c'est qu'ils aient du mal à se réinsérer dans le monde extérieur quand ils décideront d'y retourner. Par exemple, Thibault... Ses pairs l'accepteront-ils encore, sachant qu'il a consacré des journées entières à s'occuper de petits sauvages pour qui blessures et peintures de guerre constituent l'expression ultime de l'art et la crasse un élément d'hygiène indispensable ?
Il rit joyeusement.
-En fait, cette Communauté accomplit des miracles.

" Oui, on peut dire ça ! Mais je ne suis pas certain que l'idée soit forcément de se réinsérer dans le monde extérieur... Ils pourraient décider de s'établir durablement ici. Mais au pire, je suis certain que les Sunites ont un rituel de purification ou de... nettoyage... qui permet aux clercs souillés de se refaire une beauté. Et tant que Sunie les gratifie de ses faveurs, en réalité, les êtres humains n'ont rien à dire : la déesse sait ce qu'il en est. Si elle marche à leurs côtés, c'est qu'elle soutient leurs efforts."

-A ce niveau, je ne suis pas inquiet pour Thibault. Pour Giovanni, en revanche... En refusant de prendre des apprentis, il est en infraction flagrante avec un point majeur du dogme de la Dame, lequel stipule que quand on maîtrise un art, on doit faire en sorte de l'enseigner à autrui...
Il secoua la tête.
-J'espère qu'elle ne lui en voudra pas trop. Certes, il est barde et non clerc, donc sa magie ne dépend pas de son lien à Sunie. Mais qui sait si elle ne le privera pas de son inspiration ? Ce serait une catastrophe !

Albérich leva les yeux au ciel.
" Diable, vous êtes vraiment tous des... mêle-tout ! J'imagine que c'est inhérent aux groupes qui vivent en huis clos, mais... ne pourriez-vous pas tous le laisser tranquille et cesser de vous soucier de ça ? J'ai l'impression qu'où que je tourne l'oreille, on me parle de cette histoire d'apprentis... Misère, comme dirait Hubert. Misère de misère. Vous faites pire que mieux : plus vous le harcelez avec ça, et plus il se braque. Cela ne concerne que lui, et éventuellement les deux gosses."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue