La Couronne de Cuivre

-J'en salive d'avance !
Il l'embrassa à son tour, lui souhaita bonne nuit et se fit silencieux. Il songeait déjà à la manière d'aménager au mieux la tanière désertée et, surtout, à la façon de transmettre le plus clairement possible les instructions à son invocation. Le sommeil le cueillit au milieu de ses réflexions, sans qu'il en ait conscience, et sans doute ses rêves furent-ils peuplées de préoccupations identiques, même s'il n'en garda aucun souvenir

Le lendemain matin, il fut réveillé un peu avant le lever du soleil, par le bruit habituel du mouvement dans les couloirs. L'automne était désormais bien avancé et il faisait noir de plus en plus tard le matin, ce qui n'empêchait pas la maisonnée d'entamer sa journée de bonne heure. Comme chaque jour, Galathée était absente et les bébés déjà à l'étage inférieur, sans doute sous la surveillance de Mathilde, Guillhem ou de la tablée réunie. Il avait l'air de faire beau, à nouveau, mais Guillhem pensait que ça ne durerait plus très longtemps.

Que le temps se gâte ou non, cela n'influerait guère sur son programme de la journée : qu'il pleuve, qu'il vente où qu'il fasse grand soleil, il y aurait l'école et les tâches du quotidien. En fait, la seule originalité n'interviendrait qu'à la nuit tombée, lorsqu'il sortirait pour lancer les préparatifs du grand projet élaboré avec sa compagne. D'ici là, il devrait se comporter comme si de rien n'était, ne pas laisser transparaître la moindre préoccupation ou le moindre enthousiasme particuliers. De toute façon, il aurait trop à faire pour y songer. Et, déjà, il était curieux de savoir comment Victor avait finalement géré la proposition de Baptiste...

Difficile de savoir si Victor s'était levé, mais en tout cas, Baptiste était dans la salle à manger avec les bébés, en train de gazouiller avec Héloïse tandis que Tristan s'agitait dans son berceau en tentant d'attraper le mobile éternellement placé au-dessus. Le gamin vira au pivoine en réalisant qu'il avait un spectateur : la pièce était encore déserte, apparemment Taliesin s'était levé plus tôt qu'il ne l'avait cru.
" Hum. Heu. Bonjour. Il y a du thé... Juste là. Tout juste bouilli. Fais attention, ça brûle..."

Taliesin, à la fois ravi et touché de voir comment le gosse s'occupait d'Héloïs, lui adressa un sourire lumineux. Il s'abstint cependant de faire tout commentaire, pour ne pas l'embarrasser davantage.
-Salut Baptiste. Bien dormi ?
Il s'installa à table et entreprit de se verser du thé. Évidemment, si le petit garçon ne s'était pas encore servi, il le ferait pour lui.

Mais Baptiste avait manifestement déjà bu son thé et mangé du pain. Il se rassit à table, le bébé dans les bras. Héloïse lui tenait le doigt comme si elle devait s'y cramponner.
" Oui, comme toujours. Il fait incroyablement tranquille... Enfin, si on oublie les ronflements de Guillhem, les petits cris que pousse parfois Félix, les lattes qui grincent sous le pas de ceux qui vont faire pipi et le ululement de la chouette dehors. Et les renards. Et parfois les chiens. Et le moustique qui a réussi à se glisser à l'intérieur."
Il sourit, montrant qu'il plaisantait.
" Mais j'ai bien dormi, oui."

Le sourire du barde s'élargit. Cela lui faisait plaisir de voir Baptiste plaisanter, car cela signifiait qu'il était à l'aise et de bonne humeur.
-Vraiment ? Malgré tout ce chambard ? s'enquit-il d'un ton joyeux. Bigre, tu as un sacré mérite ! Et je n'aurais jamais imaginé que cette partie de la maison était à ce point bruyante, la nuit venue... De notre chambre, on n'entend absolument rien. Alors soit elle est particulièrement bien isolée, soit j'ai un sommeil extraordinairement lourd...

Baptiste sourit.
" Je crois que c'est l'explication. J'entends souvent Galathée passer dans le couloir avec un bébé gémissant en pleine nuit... Si tu n'es pas au courant, c'est que tu as un sommeil très profond, en effet. Mais c'est mieux pour toi. Tu es reposé chaque matin, et c'est nécessaire, vu tout ce qu'il y a à faire."

Surpris - il était jusqu'ici persuadé que les jumeaux faisaient bien leurs nuits -, il mit quelques instants à trouver quoi répondre.
-J'imagine qu'avoir le sommeil lourd est une déformation professionnelle. Les auberges ne sont pas toujours des lieux très calmes, et quand on passe son temps à animer des veillées finissant fort tard, il est nécessaire de bien récupérer pour pouvoir sans cesse remettre le couvert... N'empêche, ça m'ennuie, ça n'est pas très équitable : tout le monde travaille énormément et je n'en fais pas plus que les autres...

Baptiste secoua doucement la tête.
" Tu ne dois pas t'en faire. Tu fais déjà la classe, c'est fatiguant avec des enfants remuants comme on peut l'être. Et puis... tout le monde sait que tu as des soucis, alors... C'est normal que tu te ménages. Surtout après tout ce qu'on a traversé ces derniers mois. Enfin, surtout toi. Le pénitencier, puis la traversée des montagnes, de la mer, l'île des pirates, Mélandis, tout ça... Bref, je crois qu'il ne faut vraiment pas que tu t'inquiètes."

Il ne s'était pas douté que Baptiste en savait autant sur l'année écoulée. Mais au fond, ça n'avait rien d'étonnant : Robin lui en avait probablement fait le récit.
-C'est gentil de dire ça. Même si j'en connais un autre qui en a vu de rudes et qui, pourtant, ne se ménage guère...
Il lui adressa un clin d’œil puis but une gorgée de thé.
-Mais j'ai intérêt à me reposer un maximum tant que je le peux encore. Parce que dans quelques jours, avec le départ de Mathilde et d'Antoine, il va falloir que nous procédions à une grande réorganisation !

Baptiste sourit.
" Guillhem dit qu'on va hiberner. La terre ne donnera rien pendant un certain temps, il fera noir et froid, les bêtes seront à l'intérieur et nous aussi... Si on donne un grand coup jusqu'à la fin de l'automne, ensuite on sera tranquilles pendant trois ou quatre mois, qui sait ?"

Resteraient les tâches quotidiennes, sans compter qu'il faudrait gérer la turbulence d'une troupe de mômes n'ayant plus beaucoup d'occasions d'aller se dépenser à l'extérieur. Mais Taliesin n'en dit rien : c'était du ressort des adultes et il était plutôt content que Baptiste ne s'en préoccupe pas.
-C'est vrai. Nous allons donc mettre les bouchées doubles, histoire de préparer au mieux notre paisible et douillette hibernation.

Le gosse sourit.
" Apparemment, il y a un temple à Pré aux Sources, avec une bibliothèque. Mathilde dit que le prêtre est sympa, et qu'il voudra peut-être bien nous prêter des livres pour occuper l'hiver. Moi, honnêtement, ça ne me gêne pas de rester sur mon lit toute une journée... ou même dix... Bon, j'irai en cuisine, aussi, bien sûr... Mais je veux dire... L'hibernation, ça me va très bien, je dois dire. Puis on pourra toujours aller faire des batailles de boules de neige dans un des champs. Vastes comme ils sont, il y a la place d'organiser quelque chose de bien. Et Félix m'a dit que l'année passée, la rivière avait gelé, alors ils avaient pu patiner."

Il opina du chef.
-Oui, je me souviens. Et si les chutes de neige sont vraiment abondantes, je ne doute pas que le domaine se couvre rapidement d'igloos, de forteresses, de tunnels...
C'était plus que probable, connaissant Victor et les petits Merlus.
-Et évidemment, nous organiserons quelques razzias à la bibliothèque du temple.

Baptiste allait répondre lorsqu'il y eut du bruit dans la cour. Galathée revenait de chasse avec Jehan et Mathilde, et ils avaient tué le cerf dont elle parlait la veille. Il y avait du travail, la ferme se mit brusquement en mouvement, et Taliesin put voir Victor émerger de l'étable : il s'était donc levé. La journée se lança ensuite comme à l'accoutumée, rythmée par le travail de chacun, école, tâches agricoles, bébés vagissants et autres casseroles mitonnantes. Puis vint la nuit et, pour Taliesin, l'opportunité de mettre son plan en action.

Une fois assuré que tous les gosses dormaient, il quitta la maison. Parvenu près de la tanière, il convoqua un blaireau céleste et, sitôt la créature apparue, lui transmis poliment et de manière concises ses instruction. Puisque l'antre ne comportait pour l'heure qu'un tunnel et deux petites chambres, itinéraire trop court servir leurs desseins, il fallait en creuser un deuxième débutant peu après l'entrée, formant une manière de longue courbe ponctuée d'obstacles tels que des trous assez profonds et, enfin, aboutissant près de la seconde issue. Évidemment, tout cela prendrait du temps et il lui serait sans doute nécessaire de procéder à plusieurs invocations voire de recommencer au cours des nuits à venir. Peu lui importait, cependant, du moment que la tâche était menée à son terme.

Le premier blaireau obtempéra sans rechigner et se mit à la tâche, soulevant terre et poussière dans son travail. Il apparut rapidement à Taliesin que la tanière aurait déjà un tout autre aspect le lendemain, qu'un esprit observateur comme Victor ne manquerait pas de remarquer. Il lui apparut aussi qu'il ne pourrait pas couper à une exploration du travail de son invocation et qu'il en ressortirait immanquablement crotté.

Qu'à cela ne tienne ! Il procéderait à une première visite dès que le blaireau aurait disparu et recommencerait quand il en serait de même pour ses successeurs. Lorsqu'il serait à cours d'invocations, lorsqu'il aurait effectué son ultime repérage, il se mettrait en devoir de faire disparaître les signes extérieurs des travaux. Enfin, il irait procéder à des ablutions grâce à l'eau de la citerne : il allait se geler, certes, mais il était impossible d'utiliser la salle de bain - cela ferait trop de bruit - et il prendrait bien soin de se réchauffer ensuite. Quant à ses frusques boueuses, il les cacherait soigneusement et les réemploierait les nuits suivantes, au besoin.

Malgré ses efforts, le barde dut se rendre à l'évidence : il pourrait sans doute cacher les traces de son passage, mais pas celle d'un dérangement. Retracer les empreintes, replacer les brindilles, retordre une racine, tout ça était impossible, d'autant qu'il n'avait pas anticipé les dégâts et n'avait donc qu'une vague idée de l'état antérieur de l'entrée de la tanière. Si Victor avait l'opportunité de venir l'examiner, il devinerait qu'il y avait eu du passage. Mais peut-être cela ne ferait-il qu'aiguiser sa curiosité, tout bien réfléchi.

C'était même fort probable. Restait toutefois à espérer que le gosse ne se mettrait pas en tête de visiter les lieux avec certains de ses amis, car le projet serait alors complètement ruiné et s'il serait rageant d'avoir fait tant d'efforts pour rien, il faudrait surtout songer à un nouveau stratagème, ce qui n'aurait rien d'évident.
Croisant les doigts pour que les choses n'en arrivent pas là, l'elfe poursuivit son programme avec minutie, quoi qu'il eut déjà hâte de se retrouver propre, au chaud et... au lit.

Le blaireau était énorme et puissant mais son temps de convocation demeurait très limité, aussi le barde dut-il épuiser tout son arsenal pour obtenir ce qu'il voulait. Sa première visite du terrier le renseigna sur quelques imperfections mais sans doute pourraient-elles être réglées la nuit suivante. Il déblaya donc le terrain puis rentra dormir. Le lendemain, heureusement, les jeux des enfants ne les entraînèrent pas vers le champ et il put peaufiner l'installation le soir venu. Une nouvelle expédition dans les profondeurs lui indiqua que tout était en place et il put se coucher plus tôt. Les quelques derniers jours se déroulèrent tranquillement puis vint la veille du jour fatidique. Le départ des aînés Merlu valait bien une petite fête...

Totalement de cet avis, le barde prêta énergiquement la main aux préparatifs et ménagea d'autant moins ses efforts que le lendemain serait particulièrement reposant - Galathée et lui n'auraient quasiment rien à faire. De surcroit, il tenait beaucoup à ce que la soirée soit le plus agréable possible : pour les partants comme pour Guilhem, il s'agissait d'un événement tout sauf anodin... Bref, il s'activa sans compter et, au cas où on lui demande de jouer quelque chose, il déballa la harpe que Victor lui avait offerte à Loth Imarhil : elle sonnait autrement mieux que les instruments magiquement convoqués.

On le lui demanda, bien sûr. Baptiste et Guillhem avaient cuisiné le cerf avec des châtaignes et des airelles, le fermier avait aussi sorti un vin doux, et l'ambiance était plutôt détendue. Certains des plus jeunes étaient jaloux des aînés, d'autres les charrièrent sur leurs projets, Mathilde et Antoine promirent de rentrer souvent, de ramener des cadeaux, d'envoyer de leurs nouvelles. Guillhem était particulièrement volubile en début de soirée, mais il se fit plus mélancolique au fur et à mesure que le temps s'écoulait. Après le dîner, le groupe se dispersa un peu dans la pièce, certains sortirent un jeu, on demanda à Taliesin de faire de la musique, Guillhem prit Elliot à part, terrorisant manifestement le jeune garde. Galathée organisa le rangement de la table à grande vitesse, histoire qu'ils puissent tous profiter de la soirée sans arrière-pensée.

De son côté, il n'avait pas cessé de taquiner les cordes de sa harpe. Il ne jouait pas des airs de danse ou de fête, se contentant de musiques d'ambiance légères et optimistes, propres à ne pas monopoliser l'attention et à ne pas empêcher les discussions : bref, il faisait ce qu'on lui avait maintes fois demandé par le passé, à savoir agrémenter une soirée sans en devenir le principal centre d'intérêt. Et, ce faisant, il observait les uns et les autres, leurs échanges, leurs expressions... Il espérait vraiment que ce ne serait pas trop rude pour Guilhem.

Mais la bonne humeur ambiante rattrapa bientôt le fermier, comme s'il réalisait qu'en fait, il n'y avait rien à craindre. On demanda à Taliesin de chanter quelques refrains populaires, que les enfants connaissaient et pouvaient chanter. Puis il fallut peu à peu mettre un terme à la soirée : les Merlus devaient se lever de bonne heure pour gagner la capitale. Ils ne rentreraient que le lendemain dans l'après-midi, laissant un bon moment à Taliesin et Galathée pour mettre leur plan à exécution. Sans doute faudrait-il se montrer subtil dans son déclenchement... et croiser les doigts pour que la journée du lendemain soit belle.

Et, une fois retiré dans sa chambre, il croisa bel et bien les doigts tout en évoquant brièvement le sujet avec sa compagne. Si le soleil était au rendez-vous, ils pourraient s'en tenir à leur idée première : laisser les jumeaux à l'extérieur, trouver un prétexte pour s'éloigner en les à Victor et Baptiste, puis faire intervenir le blaireau céleste afin qu'il dérobe le doudou et les mène jusqu'à la tanière. S'il faisait mauvais, en revanche, tout serait remis en cause et il faudrait probablement improviser...

Au petit matin, il fut réveillé par Galathée. Les Merlus étaient en partance, il était temps d'aller saluer les plus grands et de leur souhaiter bonne chance. Les Merlus avaient chargé le chariot avec les affaires de Mathilde et Antoine, plus la moitié des enfants, Guillhem et Antoine allaient chacun sur un cheval, Elliot récupérerait le sien à la sortie du domaine et prendrait Mathilde en croupe. Il faudrait sans doute que l'un ou l'autre marche, mais c'était de bonne guerre, et ils iraient à un train tranquille.
" Je n'avais pas pensé au fait que nous allons écoper d'un nouveau garde, remarqua Galathée, tandis que les Merlus terminaient de s'installer. Espérons qu'il nous laissera mener notre petit plan sans poser de problèmes."

-Et merde, j'avais totalement oublié... grommela-t-il.
C'était la pure vérité : concentré sur leur plan et ses préparatifs, le remplacement d'Elliot lui était totalement sorti de l'esprit et son brusque retour le mit de mauvais poil.
-Maintenant que les Luméniens ont de quoi me retrouver instantanément si je me carapate, il n'y a aucune raison qu'un garde me suive de partout... souffla-t-il. Mais s'il est trop collant, je m'expliquerai avec lui.

" Cela dit, ça pourrait aussi être une aubaine, murmura la rôdeuse. Il faudra bien que nous nous chargions de son installation, ce qui pourrait expliquer la disparition de l'un d'entre nous. Moi, par exemple. Toi, tu pourrais incanter, donner tes directives, et filer rapidement me rejoindre ensuite... Sauf si tu comptais surveiller... mais ça me semble compliqué."
Elle s'interrompit car Victor venait dans leur direction.
" Est-ce que je peux aller avec eux ? Guillhem dit que ça dérangera pas, si vous êtes d'accord. Je fais presque partie de la famille, non ?"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins