La Couronne de Cuivre

Longues à le rendre fou.
Certes, il pourrait s'occuper un certain temps avec les histoires qu'il devait rassembler : il y avait de quoi faire, entre les épisodes historiques, les légendes, les contes, ses lectures diverses, quitte à les modifier quelque peu pour que tout cela plaise davantage à ses geôlières.
Il pourrait s'occuper un certain temps, oui. Mais ensuite ?
Il n'aurait plus rien à faire. Plus rien, sinon penser, élucubrer sur des détails infimes comme cette voix d'enfant peut-être entendue...
Mais il ne fallait pas qu'il pense. Ce serait donner libre cours à son imagination. Et il savait, d'expérience, qu'elle allait toujours vers le pire.
Malheureusement, il ne pouvait pas s'occuper les mains, ne pouvait même pas échafauder de plan d'évasion...
Ces journées seraient longues à le rendre fou, indéniablement.
Restait à voir combien de temps il tiendrait.

Un elfe noir passa finalement lui apporter de la nourriture. Mais cette fois, il demeura dans la tente après lui avoir déposé sa pitance. Il lui détacha les poignets.
" Je te surveille." annonça-t-il simplement, d'un air mauvais, avant de se camper devant lui.
C'était un homme encore jeune, nerveux, et son accent indiquait qu'il ne devait pas souvent parler le commun. Il avait dégainé son épée, prêt à en frapper le barde au moindre signe inquiétant.

Il ne lui répondit pas, mais ses gestes, prudents à l'extrême, signifiaient, mieux que des mots, qu'il avait parfaitement compris. C'était le but recherché, d'ailleurs : en dire le moins possible, et prouver sa servilité par des actes. Il mangea donc en silence, veillant toujours à garder ses mains bien en évidence, à ne faire aucun mouvement brusque, à ne jamais laisser naître, dans l'esprit du drow, la moindre esquisse de doute quant à ses intentions.

Quand le barde eut terminé de manger, le drow lui tendit un paquet de nippes pliées.
" Tu dois mettre ça, les femmes demandent." annonça-t-il, sans relâcher sa prise sur son épée. " Je te surveille."
C'était une tenue de soie noire, raffinée, très ajustée, ouverte en V de la gorge à la taille, brodée d'araignées rouge sang.

Il avait porté des costumes de scène divers, mais de ce goût là, jamais, assurément. Et pour cause : ce n'était pas vraiment son style. Il n'était d'ailleurs pas certain qu'il y gagnait, comparé aux vêtements qu'il utilisait pour dormir et dans lesquels on l'avait capturé. Mais son opinion n'étant pas de mise, il entreprit de se changer.
Avoir été bagnard et prisonnier avait ses avantages : on ne se formalisait plus d'être toisé dans le plus simple appareil par des gardiens aux aguets.

Une fois changé, Taliesin fut à nouveau attaché. Le drow lui délia alors les chevilles et l'entraîna, comme la veille, vers la tente des femmes. L'ambiance y était la même. La prêtresse était toujours assise sur son trône et le remarqua à peine. Il fut accueilli par son admiratrice de la veille et la très jeune drow un peu nerveuse. D'un seul regard, acéré, la première fit reculer le mâle qui l'avait escorté. Elle saisit ensuite le coude du barde et le mena vers la place qu'il avait occupée la veille.
" Ginxae soutient qu'on obtient de meilleures histoires d'un barde lorsqu'on le torture pendant qu'il raconte."
La plus jeune se mit à applaudir d'anticipation.
" Tu t'es rendu parce qu'on menaçait une pourriture humaine. Qu'est-ce là pour une perversion ?"

Choisissant d'ignorer la première remarque - il valait mieux, s'il ne voulait pas perdre ses moyens -, l'elfe se concentra sur la question. Elle était pourtant épineuse... Et il se l'était lui-même posée, quoi qu'en des termes différents. Il se voyait pourtant mal l'expliquer à la drow, comme il se voyait mal expliquer des choses telles que la compassion, le sentiment de responsabilité envers le gamin...
Que dire, alors ? Il devait aller au plus simple. Au plus bref.
Il ne tergiversa pas longtemps.
-Je crois que la seule vraie réponse, c'est que je suis un être empli de perversions, dit-il, les yeux baissés.

L'elfe noire écarquilla de grands yeux surpris et son sourire s'élargit, tandis que sa compagne pouffait de rire.
" Il va falloir nous montrer ça." gloussa la première.
" Nous aimons beaucoup la perversion." renchérit la seconde.
La première poussa le barde à genoux.
" Commence ton histoire. Nous verrons quand survient le fouet."

Au moins, elle n'avait pas poussé plus loin les investigations.
Mais il semblait que la torture était toujours de mise...
Pourrait-il y échapper en se surpassant ? En se fendant d'un récit plus atroce encore que celui de la veille ?
Il n'avait rien à perdre en essayant...
Alors, il débuta. Il avait choisi, pour ne pas s'en tenir à la seule Histoire - ce qui aurait pu entraîner une certaine monotonie -, de leur donner un conte. Un conte dévoyé, transformé. Pour leur plaire.
Il narra donc les aventures de Hansaëdel et Grettyl, deux gamins elfes du soleil abandonnés dans la forêt par des parents qui ne pouvaient plus les nourrir. Perdus, ils finissaient par tomber sur une demeure en pain d'épice, habitée par une vieille sorcière. Jusqu'ici, il respectait l'histoire originale. Mais tout changea rapidement : toutes les tentatives des gamins pour se sauver, échapper à leur geôlière échouèrent lamentablement. La sorcière, qui les surpassait en imagination, s'avérait également d'une cruauté sans bornes... Elle entreprit donc de leur faire payer au centuple leurs évasions manquées, leurs tours échoués. Une chose était certaine : elle ne les mangerait pas avant de s'être vengée. Or, pour elle, la vengeance était un plat qui se savourait lentement. Très lentement.

Ses auditrices se délectèrent avec autant de théâtralité que la veille, se réjouissant de chacune des horreurs que le barde pouvait évoquer. Elles semblèrent oublier leurs menaces, car elles le laissèrent aller jusqu'au bout de son histoire sans rien lui faire subir. L'une d'entre elles lui donna même à boire lorsque sa voix se cassa au cours d'une énumération sordide.
Elles le renvoyèrent ensuite comme la veille, sans autre forme de procès.

Avoir échappé au fouet ne lui procura pas le soulagement escompté. Pour tout dire, il était trop mal à l'aise pour se sentir soulagé d'une quelconque manière. L'attitude de ses geôlières, le plaisir jubilatoire qu'elles avaient pris à son histoire l'ébranlaient, l'écœuraient. Et il se sentait avili de les satisfaire ainsi, de se plier à leurs sordides exigences.
Pourtant, il n'avait pas le choix. Il devrait continuer à agir ainsi, jusqu'à ce que la situation évolue, jusqu'à ce qu'une opportunité de fuite se présente. Cela risquait de prendre du temps, beaucoup de temps ; dans l'intervalle, il lui faudrait satisfaire les drows de son mieux, endormir leur méfiance ou, au moins, être à la hauteur de leurs attentes, leur devenir utile, en un certain sens. C'était le seul moyen de préserver sa vie, celle des gamins.
Et tant pis si son univers mental ne devait être peuplé que d'horreurs et de ténèbres. Mieux valait les narrer que les vivre.

La nuit s'annonça de la même manière que la veille. On lui déposa de la nourriture et de l'eau, sans lui libérer les mains, puis on le laissa seul. Apparemment, Martin avait définitivement disparu de son environnement, rien ne laissait penser qu'il fut passé par la tente en l'absence de l'elfe. Son gardien du jour n'était pas plus disert que d'ordinaire et son ombre s'encadra derrière la toile de son refuge, rien de plus.

Ne plus voir aucun de ses compagnons avait un avantage non négligeable : il pouvait les imaginer relativement bien traités. Ou, du moins, pas trop malmenés.
Cependant, cela avait aussi un énorme désavantage : rien ne lui garantissait qu'ils soient encore en vie.
Cette simple éventualité, cette perspective de continuer ce jeu malsain des jours, des semaines durant, alors qu'il était peut-être le seul survivant, le glaça jusqu'à la moelle.
Il se fit violence pour chasser cette idée. Elle ne lui amènerat rien de bon, ne pourrait que saper ses forces, son courage. Il fallait qu'il se persuade qu'ils étaient saufs, que son propre manège était utile.
Il fallait qu'il dorme. Et qu'il songe au prochain récit macabre qu'il servirait aux drows.
Ce qu'il tenta de faire.

S'il parvint à dormir, il fut cette fois réveillé plus brutalement, par une botte qui lui meurtrit les côtes, sans franchement le frapper. L'un des mâles le surplombait, d'humeur grincheuse, comme de coutume.
" Lève-toi, nous bougeons." grommela-t-il.
Puis il demeura les bras croisés, le dévisageant sans aménités.

Taliesin se leva, plus machinalement que consciemment.
Il mit quelques instants à comprendre les paroles du garde, à saisir leurs implications.
Apparemment, il n'était pas simplement question de le conduire dans la grande tente pour qu'il y joue son rôle habituel : il était question de "bouger". Les drows partaient pour une autre destination, qu'elle que fût celle-ci, qu'elle qu'en fût la raison.
Comme souvent, toutefois, s'interroger était vain : les réponses ne tarderaient guère.
Et, avec un peu de chance, il pourrait apercevoir les autres. Peut-être marcher en leur compagnie...

Lorsqu'il gagna l'extérieur de la tente, l'elfe réalisa qu'il ne s'était pas trompé : la grotte était en effervescence. Les drows étaient en train de démonter leurs tentes sous l'oeil inquisiteur et glacé de la prêtresse de Llolth. Les lumières mauves s'éteignirent comme on repliait les braseros et les elfes noirs devinrent silhouettes à peine perceptibles dans les ténèbres sans concessions du ventre de Mersant. Taliesin dut recourir à son ouïe plutôt qu'à sa vue pour deviner les alentours. Il n'entendit pas les enfants. Ni Griselda, ni Martin. La prêtresse drow aboya ses ordres et il fut bousculé vers l'avant, on l'entraîna vers la droite, vers une paroi, où ses liens passèrent de mains. Il reconnut le rire cristallin de la magicienne qui l'avait choisi, même s'il n'en put discerner qu'une vague forme. Elle lui murmura quelque chose dans sa langue incompréhensible puis lui effleura le visage de sa paume glacée.

Il dut se concentrer de toutes ses forces pour conserver son attitude coutumière, mélange de soumission, de respect et de défiance.
En son for intérieur, il frôlait la panique.
Les autres auraient dû être là. Forcément. Et pourtant, il ne les avait pas vus, pas entendus, malgré ses sens aux aguets, les regards furtifs dont il avat tenté de percer l'obscurité.
S'ils n'étaient pas là, c'est qu'on pouvait les avoir déjà envoyés ailleurs. Postulat peu crédible, néanmoins, puisque, selon toute apparence, l'ensemble du clan peuplait encore la caverne.
Restait l'autre possibilité. Qu'on ait déjà éliminé les "bouches inutiles", pour ne pas s'en encombrer durant le trajet...
Il serra les dents. Tenta de rester calme, de mesurer sa respiration, de contrôler les battements de son cœur.
IL était fatigué, perdu. Il devait y avoir d'autres explications...
Il en trouverait bien.
Des explications ou des illusions ? murmura, en lui, une petite voix glacée, narquoise.

Il n'eut cependant pas l'occasion de se poser beaucoup plus de questions. Deux hommes vinrent s'entretenir avec la femme drow puis elle glissa son bras dans le creux du coude entravé du barde et l'entraîna à sa suite. Deux autres silhouettes les encadraient.
" La marche promet d'être longue et ennuyeuse." fit la magicienne. " Raconte-moi une histoire pour passer le temps."

Et tu penses que je vais accepter ce cirque encore longtemps ? songea-t-il. C'est pour eux que je me soumettais, que j'endurais cela. S'ils ne sont plus, ramper n'est plus de mise.
Il brûla du désir de la défier. De la bousculer, sans crier gare. De lui jeter sa haine à la figure, de but en blanc.
Mais il n'en fit rien, évidemment.
Il se raccrochait encore à cet espoir stupide, à ces possibilités chimériques qu'il espérait entrevoir sans en rien connaître encore.
Il se traita d'imbécile.
Puis s'exécuta, encore une fois.
La veille, il lui avait offert un conte odieux. Cette fois, il lui donna à écouter un pan terrible de l'histoire elfique, plein de ruines, d'incendies, de massacres...
Il peinait à y mettre du cœur. La seule solution qu'il trouva, pour que son récit ne soit pas insipide, c'est d'imaginer des drows à la place des elfes verts dont il évoquait les souffrances, Des drows bien particuliers.
Ceux-là même avec qui il voyageait en cette heure.
Ainsi, les horreurs qu'il dépeignit sonnèrent plus vraies, parurent pus tangibles...

Sa compagne de route ne s'en rendit évidemment pas compte et profita de son histoire avec bonne humeur. Bien sûr, il ne put conter comme il le faisait habituellement, car les passages qu'ils empruntèrent étaient parfois accidentés ou étroits. Il trébucha une fois ou l'autre, et fut remis sur pied par l'un des mâles, avec brusquerie mais sans réelle violence. Chaque fois que le terrain le permettait, la magicienne exigeait qu'il reprenne son récit sans tarder. Et comme elle l'avait prédit, la route était longue. Il n'était pas évident de garder son souffle, l'allure, et la voix, au vu des conditions. Mais elle ne lui accorda aucun répit.
Il apparut rapidement au barde que loin de remonter vers une hypothétique surface, les drows l'entraînaient dans les profondeurs, de plus en plus bas.

Faire son récit de manière convenable nécessitait une telle concentration qu'il mit longtemps avant de se rendre compte de leur descente.
Il en prit pleinement conscience à l'occasion d'un nouveau trébuchement. Et cette révélation le frappa avec une telle intensité qu'il en eut le tournis.
Il avait trop bien réussi.
Les drows s'étaient débarrassés des autres. De Martin et de Griselda, esclaves trop peu efficaces, sans doute. De Jehan et de Victor, bouches inutiles, encombrantes...
Il ne restait que lui, désormais. Par les abominations qu'il déversait dans leurs oreilles avides, il avait mené les drows à le considérer comme un objet assez distrayant pour qu'elles l'emportent avec elles, tandis que, déjà loin derrière, gisaient les cadavres froids de ses anciens compagnons, les corps sans vie des enfants dont il avait la responsabilité.
Il avait trop bien réussi. Pour son malheur.
Eux avaient trouvé la paix, atteint le terme de leurs souffrances. Lui devrait encore souffrir. Peut-être durant des siècles.
L'air lui manqua, sa gorge lui parut aussi sèche que du papier.
Il devait reprendre son histoire, pourtant, sinon...
Sinon quoi ? Qu'importaient les coups, la mort ? Ne serait-ce pas la délivrance à laquelle il aspirait, l'opportunité de fuite qu'il avait tant espéré ? Pourquoi lutter encore, puisque tout était perdu ?
Parce qu'il avait juré à Noéline...
Parce que Galathée...
Ah oui ? Et comment pourrait-il tenir son serment, sauver la rôdeuse, alors qu'il serait esclave en les obscures cités des elfes noirs ?
Il pouvait s'échapper, un jour...
Et puis, les autres n'étaient peut-être pas morts. Il avait fait noir, dans la caverne. Ils pouvaient avoir été cachés sous l'une des tentes encore debout, avoir été dissimulés par un pan de roche. Ils étaient peut-être dernière, à quelques dizaines de mètres...
Il ne devait pas commettre l'irréparable tant qu'il n'aurait aucune certitude les concernant.
Et combien de temps lui faudrait-il pour avoir ces certitudes ? Pour être convaincu de leur trépas pourtant plus que probable ? Une semaine, un mois, un an ?
Peu importait le temps, ses propres tourments. Il ne devait pas tout gâcher sur la base de supputations hasardeuses nourries par l'angoisse, la fatigue...
Ah ! Il se raccrochait à l'espoir, encore ! N'apprendrait-il donc jamais rien ?
Non, probablement. Mais même s'ils étaient morts... Il pouvait vivre. Pour les venger.
Et ainsi redevenir le monstre dont Galathée et Victor l'avaient libéré ? Etait-il prêt à souiller leur mémoire, après n'avoir pu assurer leur salut ?
Il ne savait plus où il en était. Ne savait plus que penser.
Il devait reprendre son histoire, pourtant.
Il ferma les yeux, tenta de retrouver son équilibre. De déglutir, malgré son absence de salive.
Et il reprit, encore et toujours, habité par un désespoir qui ne résonnait que trop bien avec celui des malheureux dont il dépeignait la chute.
Manière de parabole ô combien cruelle...

La drow ne se rendit pas compte du trouble de son prisonnier. Ou peut-être s'en délecta-t-elle. Ils cheminèrent près de deux heures, de plus en plus bas, de plus en plus profondément, jusqu'à parvenir dans une nouvelle grotte où brillait une eau d'un bleu pur, lumineux. Il n'y avait pourtant aucune source de lumière extérieure. Les berges du lac souterrain étaient vastes et les drows s'immobilisèrent. La magicienne confia Taliesin aux bons soins des guerriers et s'avança jusqu'au bord de l'onde, où elle incanta. Un rai de lumière violacée frappa la surface de l'eau. Une seconde plus tard, quelque chose remonta, ventre à l'air. La drow lâcha quelques mots rudes à ses compagnons.
" Tu as de la chance, darthirii." siffla le mâle qui le gardait. " La broche était prête pour le blondinet."

La broche ? Le blondinet ?
Taliesin, les yeux rivés sur le lac et la chose qui émergeait de ses profondeurs, mit quelques instants à comprendre ce que lui disait le drow.
Et lorsqu'il l'eut compris, il dut faire un effort pour garder son attitude habituelle, pour ne pas rendre son soulagement trop manifeste.
Les gosses étaient vivants. Ses histoires avaient suffisamment plu à la magicienne pour qu'on les épargne.
Du moins, à en croire son garde... Il ne serait pleinement rassuré que lorsqu'il aurait vu les deux garçons en chair et en os. Il se pouvait que ses geôliers veuillent se jouer de lui, que Jehan et Victor soient morts...
C'était possible. Mais il préférait, une fois n'est pas coutume, croire ce qu'on lui disait. Au regard de sa situation, un peu de réconfort n'était pas malvenu...

Un des mâles repartit en arrière tandis que Taliesin demeurait surplombé par son geôlier. La magicienne incantait à nouveau et ce qui était remonté à la surface s'éleva dans les airs pour voler jusqu'à elle : c'était une sorte de calamar, grand comme le bras d'un homme, et le barde entendit le drow qui le gardait siffler d'appréciation. Les deux autres mâles commencèrent à arpenter les berges, aux aguets, puis s'arrêtèrent à une cinquantaine de mètres sur la gauche de l'elfe. Ils crièrent quelques mots à leurs compagnons restés en arrière, puis Taliesin reçut un coup de pied dans le séant.
" Debout, on va là-bas."

Les mages avaient plus d'un tour dans leur sac. Cela, il l'avait toujours su. Mais c'était bien la première fois qu'il voyait une telle technique de pêche... C'était à regretter de ne pas être plus versé dans les arcanes.
Il obéit en tout cas à son gardien, fatigué mais quelque peu ragaillardi par l'idée que les enfants étaient saufs, et préférant ne pas songer à la scène atroce que ses récits avait permis d'éviter.

Les deux autres guerriers avaient délimité un espace relativement plane entre plusieurs rochers et concrétions fantastiques. La magicienne rapporta sa prise, toujours sans la toucher, et la posa finalement sur une toile qu'avait déployée un de ses sbires. Taliesin entendit clairement un estomac couiner, même s'il ne sut à qui l'attribuer. Du bruit résonna derrière eux et le reste de la troupe surgit. L'elfe eut alors la confirmation de la survie de tous les autres. Ils demeurèrent cependant trop loin pour qu'il puisse discerner les traits de leur visage. Martin était aux côtés de la jeune drow enthousiaste, Griselda arriva parmi les derniers. Les deux enfants étaient l'un près de l'autre mais loin des adultes.

Une nouvelle fois, le barde dut se contenir pour ne pas pousser un profond soupir de soulagement. Et pourtant, soulagé, il l'était au plus haut point. Il avait été si près de les croire définitivement disparus...
Ils étaient vivants. Il le savait, à présent. Pourrait se reprendre, retrouver des forces pour repartir de l'avant.
C'est alors qu'un détail lui revint à l'esprit. Il touchait à la découverte de la créature aquatique, à la remarque du drow.
Et si...
Et si ses propres efforts étaient vains, au final ? Et si, en l'absence de nourriture dans le lac, l'un des gosses était passé à la broche malgré les récits qu'il avait offerts à ses geôlières en déjà trois occasions ?
Un frisson glacé remonta le long de son échine.
A quoi bon repartir de l'avant, dans ses conditions ? Si ce qu'il faisait s'avérait inutile, si la survie des enfants n'était liée qu'à des contingences indépendantes de lui ?
Il ferma les yeux, inspira profondément.
Peut-être avait-il enfin compris la vérité. A quoi bon se tourmenter, pourtant ? Ils étaient vivants, c'était le plus important. Et on les tuerait à coup sûr, s'il ne satisfaisait pas les drows. Cela, au moins, était certain.
Autant, dès lors, s'abandonner au soulagement, reprendre des forces pour l'avenir.

Arrête de soupirer d'aise, grommela soudain une voix dans sa tête. Tu devrais être en train de nous concocter un plan pour filer. On m'avait promis le soleil et voilà que je suis en train de cheminer vers Ombreterre !
Autour d'eux, les drows s'étaient mis au remontage du campement. La magicienne était retournée sur les bords du lac. On ralluma le brasero sombre. Puis Taliesin retrouva la quiétude et la solitude d'une tente, plus petite que la précédente, mais qui promettait à nouveau d'être sa cellule personnelle.

Un plan ? avait mentalement répondu l'elfe. Mais, mon vieux, pour bâtir un plan, il faut entrevoir des possibilités, avoir une marge de manœuvre. Or, jusqu'ici, rien ne s'est présenté, rien ne s'est esquissé. On ne me détache presque jamais les mains, on nous garde tous sous étroite surveillance, je ne peux pas communiquer avec les autres... Tout ce que je peux faire, c'est essayer de plaire à la magicienne en lui servant des horreurs de plus en plus insoutenables. Et faire profil bas. Pour le reste... Il faut attendre.
C'était malheureusement la stricte vérité : à part raconter ses histoires et guetter, il ne pouvait rien entreprendre.
Ah si ; réfléchir à la prochaine abomination qu'il devrait narrer, bien sûr...

Hum. Dans ce cas, il faudra que je trouve un moyen de m'en tirer tout seul. Tu ne m'en voudras pas de te fausser compagnie, j'espère. Je narrerai votre triste histoire à mon prochain propriétaire, promis.
L'effervescence autour de la tente retomba. Le camp devait être monté, les drows reprenaient leurs activités. Une odeur de poisson grillé, prégnante, avait envahi l'air.

La Couronne de Cuivre

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