La Couronne de Cuivre

" Vous proposez une ingérence des tribus elfes dans les affaires des humains de la Vallée..."
Il eut un sourire carnassier.
" C'est tentant... mais j'espère que vous êtes conscient du nid de frelons dans lequel vous vous apprêtez à frapper..."

-J'en ai conscience, oui, et cela ne m'enchante pas plus que ça. Mais si les autorités de cette vallée sont vraiment corrompues, ou si des gens mauvais y agissent sans qu'elles se soucient de les attraper, il est urgent de régler le problème. Sans quoi, il pourrait y avoir d'autres incidents, les elfes pourraient se rendre compte qu'ils ont été bernés et... la situation pourrait vraiment dégénérer. Sans compter qu'il est peut-être encore temps de sauver la princesse et mon amie.
Il soupira.
-Après, il est possible que je me trompe, que les autorités humaines mènent une enquête sérieuse et arrêtent les coupables de l'attaque dont vous avez été victimes. Mais dans ce cas, nous ne tarderons pas à nous en rendre compte.

Le centaure arborait à présent une mine presque réjouie, mais une lueur dangereuse luisait au fond de ses prunelles.
" Allons voir vos tribus elfes. Il pourrait sortir quelque chose d'intéressant de cette histoire, après tout."

Il était conscient qu'il s'aventurait sur une pente dangereuse. Mais il ne voyait pas quoi faire d'autre, hormis rallier Luménis et prévenir Kerun, ce qui prendrait beaucoup de temps... Et puis, comme il l'avait dit, s'il s'était trompé, les choses se calmeraient vite. A l'inverse, s'il avait vu juste... Il était grand temps que quelque chose soit fait.
-J'ai croisé une patrouille elfe en vous suivant : nous pouvons l'appeler tout en nous rapprochant de l'orée des bois. Il faudra ensuite que j'aille récupérer mon autre fils et mon pupille. Si tout se passe bien, cela ne devrait pas être très long.

" Ce sont des humains aussi, votre fils et votre pupille ? Parce que les elfes ne vont pas aimer ça, vous savez..."
Il jeta un oeil à Victor.
" Ce que je comprends bien."

-Mon pupille est un faune. Mais mon autre fils est humain, oui. Ceci dit, lui comme Victor sont des témoins de ce qui vous est arrivé : j'imagine que les elfes comprendront leur utilité. Et dans tous les cas...
Il haussa les épaules.
-Il faudra qu'il fassent avec. Sinon, ils ne me laisseront pas le choix, je devrai en revenir à mon idée de prévenir Luménis.

" Ce qui serait vraiment dommage." dit le centaure, songeur.
Il jeta un oeil sur la tranchée qu'ils avaient ouverte dans les bois.
" Je ne suis pas certain que mon passage en ces lieux va beaucoup les ravir non plus, cependant. Et je ne suis pas certain que la magie elfique m'affectera comme ils l'espèrent. Je refuse d'être désarmé. S'ils font quoi que ce soit, elfes ou humains, je me défendrai, je vous préviens. Peut-être que je devrais finalement garder votre gamin en gage de votre bonne volonté..."

Il leva les yeux au ciel.
-Est-il absolument impossible de rencontrer, en ce coin maudit d'Helonna, une seule personne qui me fasse confiance et en qui je puisse avoir confiance ? Cette défiance continuelle de tout le monde, envers tout le monde, c'est d'un usant...
Il secoua la tête.
-Enfin, vous êtes déjà franc et direct : une qualité rare, par ici. Alors soit, je vous le confie. De toute façon, je suis moins fort que vous, il me ralentirait donc si je le portais. Et puis je ne prendrai pas le risque de le ramener dans la vallée.

Le centaure ne s'était pas laissé émouvoir par son discours, gardant les bras croisés, l'expression froide.
" Vous devez appeler les elfes avant de repartir. Leur expliquer vos intentions. Je n'ai pas tellement envie de me retrouver hérissé de flèches d'ici votre retour. Et ça vaut pour le gosse encore plus."

-Nous pouvons très bien les appeler tout en marchant. Ce sera autant de temps de gagné.
Puis il se détourna, escomptant que le centaure se chargerait de Victor, et se mit à remonter la tranchée tout en lançant des appels en elfique. A son avis, l'escouade qu'il avait croisée ne s'était pas beauocup éloignée.

Le centaure le suivit, Victor sur l'épaule, comme auparavant. Il était aux aguets, la lance pointée les buissons environnants. Taliesin continua à appeler en rebroussant son chemin. Ils avaient une pente rude à grimper, pour commencer, et rapidement, le centaure le doubla. Victor était toujours sans connaissance... soit il avait pris un coup, soit il avait inhalé trop de fumée pendant l'incendie. Il était peu probable qu'il soit simplement endormi.

Ils allaient encore avancer un peu, ne serait-ce que pour en finir avec cette fichue pente.
Ensuite, il proposerait une halte - le centaure ne voulait-il pas qu'ils aient pris contact avec les elfes avant qu'il ne retourne dans la vallée ? - et il en profiterait pour examiner son fils.
Il ne doutait pas qu'il allait s'en tirer mais, tout de même...

Ils arrivèrent au sommet de la butte et continuèrent à avancer. Les elfes étaient toujours invisibles, mais Taliesin avait le sentiment qu'ils étaient épiés. A moins que ce ne soit son imagination, difficile de dire. Le centaure l'attendit un peu plus loin, Victor toujours sur l'épaule. Le barde nota que la créature était blessée, mais il n'en laissait rien paraître.
Il y eut finalement un peu de mouvement dans les buissons voisins, et un elfe isolé se présenta. Nul doute qu'il n'était pas seul... mais les autres n'avaient manifestement pas l'intention de se montrer.
" Vous êtes toujours là, à troubler la quiétude de la forêt."

-Veuillez croire que nous ferions autrement si nous en avions la possibilité, répondit-il, diplomate.
Bon, autant ne pas tourner autour du pot.
-Nous devons rencontrer le clan de la princesse qui s'est récemment rendue à Champsdor pour les cérémonies commémorant le traité de paix entre les elfes et les humains de la vallée. Pouvez-vous nous indiquer où le trouver ? Et nous accorder un sauf-conduit pour traverser la forêt jusqu'à lui ? Je sais qu'il est interdit aux humains d'entrer en votre domaine mais soyez assuré que je ne formulerais pas une telle demande si ce n'était pour une raison de première importance.

" Hum. Le clan des Tombes de Soie n'est pas du genre à recevoir des étrangers. Nous sortons de la forêt, les humains restent dehors.
— On n'est pas humains, petit, si tu n'avais pas remarqué."
L'elfe fronça les sourcils.
" Celui-là bien.
— C'est notre otage."

-C'est surtout un témoin précieux, tempéra doucement l'elfe.
S'il avait suivi la voie du centaure, la suite du voyage aurait été fort pénible pour Victor et Baptiste.
-Je dois vous prévenir qu'il y a un autre petit humain que je dois retourner chercher dans la vallée, ainsi qu'un jeune faune actuellement placé sous ma garde. Je leur ai demandé de se cacher en attendant mon retour.

L'elfe secoua la tête.
" Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Pourquoi devrions-nous abriter des... fugitifs ? Les humains de la Vallée sont nos alliés. Nous sommes liés à eux par des serments. Vous n'allez pas vous en tirer en m'en disant aussi peu !"

-Bon...
Il prit une profonde inspiration.
-Les autorités de Champsdor ont-elles informé le clan des Tombes de soie que leur princesse a disparu et que six des membres de son escorte ont été retrouvés assassinés dans la vallée ? Si ça n'est pas encore le cas, cela ne m'étonne qu'à moitié. Il faut dire que certains entendaient faire porter le chapeau à mon camarade ici présent et à son compagnon. Ledit compagnon est mort cette nuit, lorsque leur camp a été attaqué par une trentaine d'hommes sortis de Champsdor. On a également essayé de m'abattre lors de cette attaque : j'étais venu chercher ce garçon et d'autres enfants du village de Vauxgrisants, qui avaient eu la bonne idée de vouloir observer le camp des centaures en pleine nuit. J'étais donc au mauvais endroit au mauvais moment mais qu'importe : un témoin gênant, ça s'élimine, semble-t-il.

L'elfe secoua la tête, incrédule.
" Comment pourrais-je savoir ce que les autorités de Champsdor ont communiqué au Clan des Tombes de Soie ? Ce n'est pas mon clan, et ce n'est pas du tout dans cette direction. Quant aux centaures qui se sont installés dans les prés humains..."
Il dévisagea son compagnon improvisé.
" C'est encore moins l'affaire des elfes. Nous respectons les traités, nous. Nous n'irions jamais planter nos tentes sur un territoire qui appartient à autrui !"

-Même si les humains étaient venus vous trouver fort loin de la Vallée pour vous demander d'escorter un convoi jusqu'à celle-ci ? Même si, ensuite, ils s'étaient repliés à Champsdor sans vous payer la somme promise ? Même si, enfin, les gardes locaux vous avaient interdit l'accès à la ville, vous empêchant de réclamer votre dû ? Vous ne planteriez vraiment pas vos tentes chez eux jusqu'à avoir obtenu réparation, en pareilles conditions ? Parce c'est ce qui s'est produit avec les centaures. Alors certes, le clerc de Vauxgrisants m'a bien demandé de mener une ambassade auprès d'eux, pour connaître les raisons de leur présence, raisons qu'il semblait ignorer. Mais quand je lui les ai rapportées, il n'a rien fait. Non, les autorités locales ont laissé la situation pourrir jusqu'à ce que se produisent les événements de cette nuit, pourtant fort prévisibles. Le plus révoltant, dans tout cela, c'est que les meurtriers sont sortis de la ville au vu et au su des gardes et qu'ils y sont probablement rentrés pareillement, transportant leurs morts, leurs blessés et le cadavre du centaure massacré. Ils estimaient que cela ferait plaisir aux elfes. Cependant, je doute que le clan des Tombes de soie soit ravi d'apprendre que plutôt que de rechercher les vrais coupables de l'enlèvement de leur princesse et de l'assassinat de six des leurs, on choisisse comme bouc émissaire des non-humains innocents, qu'on les massacre et qu'on s'efforce d'éliminer les témoins gênants. Alors il se peut que les autorités condamnent les actes de cette nuit et cherchent vraiment à connaître la vérité. Néanmoins, je pense que le clan apprécierait de savoir que si on lui affirme que les centaures étaient coupables, c'est un mensonge.

" Il faut avoir une caboche de centaure pour bosser pour les humains, remarqua l'elfe avec hauteur.
— Et il faut avoir une caboche d'elfe pour provoquer un centaure qui se trouve à moins de deux toises de soi. Tu vois cette lance ? Elle peut t'épingler sur l'arbre, juste là. Et le traverser. Toi, tu ne passeras pas par le trou, cela dit.
— Tu bouges, tu te prendras dix flèches avant d'avoir pu faire un pas.
— Je ne comptais pas faire un pas. Et ce ne sont pas dix flèches elfes qui vont me faire tomber."
Les deux non-humains se jaugèrent un instant.
" Nous nous fichons bien de ce qui se passe dans la Vallée, ça ne nous concerne pas, dit l'elfe. Mais si la princesse des Tombes de Soie a eu des ennuis, et si le clan des Tombes de Soie appelle à la guerre, nous répondrons."
Il se tourna vers Taliesin.
" Nous vous emmènerons jusque là. Toi, librement. Eux, les yeux bandés.
— C'est absolument hors de question."

Le barde soupira.
-Je me demande si je ne ferais pas mieux de laisser tomber. Pas à cause de cette mesure, quoiqu'elle me chagrine pour mes fils, mais à cause du mot "guerre" que vous avez prononcé. Je ne veux pas déclencher un conflit au cours duquel bien des innocents périront : je veux juste que justice soit faite. Justice pour la princesse elfe que j'ai eu la chance de rencontrer et qui est peut-être toujours en vie. Justice pour le centaure que j'ai vu mourir sous mex yeux. Justice pour mon amie qui a été enlevée et pour laquelle les autorités locales n'ont rien fait. Justice pour le malheureux garde-chasse qui a été le seul habitant de la vallée à la chercher et qui a trouvé la mort ce faisant, tué par des créatures perverties par quelque source maléfique... La guerre empêcherait tout cela, en plus d'être un nouveau drame ajouté à une liste déjà fort longue. Je ne veux pas prendre ce risque et sans doute devrais-je en rester à mon idée première : aller trouver les autorités luméniennes. Elles sont lointaines, oui, mais au moins ont-elles... un souci d'ensemble, disons.
Doux euphémisme. Ici, seuls existaient l'égoïsme et les intérêts partisans : personne n'avait le sentiment d'appartenir à la même nation. C'était à pleurer.]

Pour une fois, le centaure et l'elfe arborèrent exactement la même expression, au même moment, laquelle reflétait tout le bien qu'ils pensaient de la justice luménienne.
" Que pensez-vous que ces elfes des Tombes vont faire, s'ils réalisent que ce que vous dites est vrai ? dit le centaure avec ironie. Qu'ils vont... en appeler à la justice humaine ?"

-Non, même si cela pourrait être souhaitable : un arbitre neutre est souvent le mieux à même de trouver une solution équitable. Mais ce que j'espère réellement, c'est que le clan ne songera pas immédiatement à la guerre, qu'il recourra d'abord à la diplomatie. Je peux me tromper en pensant les autorités corrompues mais même si elles le sont, tout les habitants de la vallée ne sont pas pourris jusqu'à la moelle : les gens chez qui je logeais, par exemple, n'auraient jamais songé à assaillir votre camp et ils ont accepté mon pupille sous leur toit, tout faune qu'il soit.
Il croisa les bras.
-Mais je vous signale que j'allais dans votre sens : pour être conduit au clan, il vous faut accepter d'avoir les yeux bandés. Et comme vous refusez, comme nous ne pourrons dès lors le rencontrer, je dois bien en revenir à mon ultime recours.

Le centaure parut songeur, comme s'il examinait les tenants et les aboutissants de la situation.
" Ne pouvez-vous pas aller trouver ces elfes sans moi ? demanda-t-il. S'ils veulent me parler, ils n'ont qu'à venir me trouver. Et toi..."
Il se tourna vers l'elfe.
" Tu promets de ne pas me déranger.
— Jusqu'ici, c'est toi qui as dérangé la forêt, avec tes manières de... buffle.
— Je vais prendre ça comme un compliment."

La cohabitation entre ces deux-là promettait d'être épique. Mais peut-être ce type d'échange était-il plus sain que des faux-semblants. Du moins tant qu'ils ne dégénéraient pas.
-Je dois aller chercher les deux autres : je m'inquiète peut-être pour rien mais si la situation est telle que je le redoute, on pourrait les rechercher eux aussi, histoire d'avoir un moyen de pression sur moi.
Il jeta un regard en direction de Victor.
-Je vais laisser mon fils à votre garde. Mais auparavant, je veux vérifier quel est son état : il a peut-être besoin de soins.

Le centaure lui tendit le gosse. Victor était sonné mais vivant. Il semblait n'avoir rien de cassé. Sans doute finirait-il par reprendre conscience de lui-même, mais un coup de pouce magique accélérerait les choses... Restait à voir si Taliesin avait envie d'avoir une petite conversation avec son fils devant deux personnes qui estimaient manifestement que les humains étaient une vermine dont on ne pouvait rien attendre.

Ladite discussion aurait lieu, mais seulement quand ils auraient un peu d'intimité. Dans l'immédiat, et même si cela ne le réjouissait pas, il valait mieux que Victor reste inconscient : cela faciliterait grandement les choses en son absence.
-Bon, j'y vais, dit-il finalement. Je m'efforcerai d'être le plus rapide possible mais comme il me faudra être discret...
Il se concentra, essayant de se souvenir si la rivière près de laquelle l'attendaient Baptiste et Titus filait ou non en direction de la Lorien. Dans ele premier cas, cela pourrait faciliter les choses. Grandement, même.

C'était le cas, mais elle ne l'atteignait pas immédiatement. Il pourrait en tout cas en suivre le cours, sous le couvert des arbres et des buissons qui la bordaient. Ce qui ne signifiait pas qu'il ne croiserait pas des pêcheurs... après tout, poissonneuse comme elle était, il aurait été surprenant que seuls les étrangers en profitent.
Il laissa donc le centaure, les elfes (car il n'ignorait pas qu'il y en ait, de nombreux, embusqués dans les arbres) et Victor au milieu de la trouée que la grande créature avait percée dans les bois, et se fraya son propre passage vers la rivière, prenant sans doute davantage garde à la nature que le puissant quadrupède.
Il lui fallut une bonne heure de marche avant de trouver le cours d'eau, le centaure l'avait envoyé très loin vers le nord de la Vallée... et il lui en faudrait probablement une seconde, si pas plus, pour atteindre l'endroit où se trouvaient les enfants... A moins qu'il ne décide d'invoquer un nouveau coursier pour galoper sur l'onde. Il gagnerait en vitesse... mais sûrement pas en discrétion.

Il opta pour la marche.
Ce serait désespérément long mais cela lui semblait être la solution la plus prudente. Plus prudente, en tout cas, que cavaler sur un coursier qui effrayerait les habitants et les amènerait peut-être à prévenir la garde. Il aurait alors bien du mal à échapper à cette dernière, puisque sa monture ne serait pas capable de transporter les deux enfants en plus de lui-même...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile