La Couronne de Cuivre

Et vlan, il ne manquait plus que ça...
-Bien sûr, tu fais presque partie de leur famille, comme ils font presque partie de la nôtre. Mais...
Il jeta un regard à Galathée.
-Mais nous nous étions dit que cette journée serait l'occasion de passer un peu de temps ensemble. Ce n'est pas souvent que la ferme se retrouve à ce point désertée et qu'il y a si peu de travail à faire.

" Et eux aussi, ils ont besoin de se retrouver un peu ensemble, Victor... Je sais que nous sommes tous très proches mais... Je pense que pour une fois, il faut leur laisser cette possibilité d'être juste entre eux."
Victor soupira.
" Je savais que vous diriez des trucs du genre."
Il parut sur le point de tenter une deuxième attaque, mais haussa les épaules.
" Bah, tant pis !"
Il repartit aussitôt en courant vers ses amis qui étaient en train de grimper à l'arrière du chariot.

-Il a très envie de revoir Luménis, murmura Taliesin. Je crois que ce serait bien si tu pouvais l'y amener faire un tour, à l'occasion...
Et qui sait ? Si les choses évoluaient positivement, Baptiste pourrait peut-être se joindre à eux.
-Bon, le moment est venu de faire nos adieux...
La maison allait paraître bien vide sans les deux aînés de la fratrie Merlu. Même Elliot allait lui manquer, c'était dire.

Les adieux furent brefs : Mathilde et Antoine avaient l'intention de revenir dans quelques veilles, déjà, et les petits Merlus trépignaient d'impatience. Elliot souhaita sobrement bonne chance à Taliesin avant de s'empourprer et de filer vers le convoi. Victor envoya quelques vannes à ses copains, Baptiste échangea quelques derniers mots avec Robin, puis le chariot démarra. Guillhem resta en arrière, sur la jument de Galathée, et les assomma alors d'une liste interminable de choses à vérifier, surveiller, ne pas oublier, jusqu'à ce que la rôdeuse interrompe son discours en suggérant à Tempérance de rejoindre les autres au petit galop, surprenant le fermier en pleine phrase. Elle se tourna ensuite vers le barde.
" Nous devons attendre la relève d'Elliot avant toute chose."
Bonne nouvelle, il ferait beau.

L'elfe soupira.
-De toute façon, il fait encore trop frais pour sortir les jumeaux.
Il reprit lentement la direction de la ferme, avec dans l'idée de respecter certaines des consignes données par Guilhem. Certaines seulement, car il y en avait trop. Et puis, ils avaient plus crucial sur le feu.

Baptiste suivit Taliesin à l'intérieur mais Victor demeura dehors avec Galathée. Il y avait une table du petit déjeuner à ranger, une vaisselle à faire et l'odeur qui se dégageait du berceau des bébés indiquait clairement qu'il fallait venir en aide à leurs postérieurs. Baptiste offrit de s'occuper des bébés pendant que l'elfe faisait la plonge. Ensuite, Galathée reparut et entraîna Baptiste dans le potager, pour une opération anti-limaces, tandis que le barde se chargeait de la literie à nettoyer en l'absence des enfants. Il était encore en train de rassembler les draps à l'étage quand il entendit le galop de deux chevaux sur le pavé de la cour. Par la fenêtre, il reconnut la silhouette du capitaine de Rivecendre, accompagné, sans nul doute, d'un nouveau garde. Il ne discernait pas ses traits sous le capuchon, mais il avait l'air au moins aussi jeune qu'Elliot, à voir sa stature.

Et peut-être serait-il aussi discret et embarrassé que ce dernier. Cela n'était pas impossible, si Kerun avait bien fait les choses - et, généralement, il les faisait bien. Malgré tout, Taliesin aurait volontiers repoussé ces pénibles présentations, d'autant qu'il trouvait la présence d'un garde à l'intérieur même de la ferme totalement absurde à présent que les autorités luméniennes possédaient une mèche de ses cheveux. Malheureusement, le capitaine de Rivecendre s'étant déplacé, il ne pouvait se permettre de se montrer discourtois. Alors, tentant de se composer une mine acceptable, il abandonna les draps et descendit au rez-de-chaussée.

Rivecendre parut soulagé de trouver quelqu'un dans la ferme et serra chaleureusement la main du barde avant de se tourner vers le nouveau venu. C'était une nouvelle venue, en réalité. Aussi jeune que l'avait été Elliot, peut-être même davantage, c'était une demi-elfe aux cheveux noirs et au teint incroyablement pâle. Elle avait les yeux cerclés de rouge et paraissait avoir besoin d'un bon grog et d'un repas copieux. Saisissant le regard du barde, elle lui retourna un sourire goguenard.
" Ne vous en faites pas, ce n'est pas contagieux, fit-elle.
— Je vous présente Cal...
— Callie. C'est Callie."
Elle serra la main de l'elfe, mais sa poigne manquait de force, c'était le moins qu'on puisse dire.

Bigre ! Après avoir été un premier théâtre d'opérations pour des agents secrets peut-être encore en cours d'apprentissage, la ferme allait-elle devenir une manière de maison de repos pour les éléments malades ou épuisés ?
-Entrez et installez-vous, je vous en prie, dit-il à la jeune femme. Je vais vous préparer quelque chose de chaud à boire.
Il se tourna vers le capitaine, pour lui montrer que l'invitation valait pou lui aussi, s'il le souhaitait. Et il ne manqua pas de se demander où tous les autres étaient passés : il aurait besoin de renforts, ne serait-ce que pour mener le cheval de la nouvelle venue à l'écurie.

Galathée ne tarda pas à émerger, les mains pleines de terre. Elle salua les nouveaux venus mais Rivecendre prit congé, abandonnant la dénommée Callie dans la cour. La rôdeuse prit la bride de la jeune femme d'autorité, tandis que Taliesin l'entraînait vers l'intérieur. Curieux, Victor et Baptiste ne tardèrent pas à pointer le bout de leur nez, l'un venant du potager, l'autre de la porcherie. Callie s'était assise avec un soupir, et sans faire de manière, dans l'un des fauteuils qui jouxtaient le feu.

Se faisant la réflexion que la demi-elfe n'avait manifestement pas le caractère timide et effacé d'Ellliot, Taliesin procéda à de rapides présentations puis, s'excusant, gagna la cuisine. Il n'avait pas encore de quoi préparer de grog mais un thé ferait l'affaire, du moins dans l'immédiat. De toute façon, ils ne mangeraient pas tard et, au besoin, Galathée saurait concocter quelque remède pour apaiser ce dont souffrait la nouvelle venue. Pour le reste, il craignait fort que le plan si patiemment préparé ne doive attendre l'après-midi pour être exécuté.

Il avait tort. La jeune femme le remercia pour le thé puis bâilla.
" J'imagine qu'il y a encore les vieux draps d'Elliot sur sa paillasse, je crois bien que je vais aller piquer un petit roupillon, si ça ne vous fait rien. Vous n'allez pas vous enfuir pendant ce temps-là, si ?"
Elle ne lui posait pas vraiment la question.
" Si mes informations sont justes, c'est la quatrième porte à gauche. Pas besoin de me guider. Je vais juste aller faire une sieste et on se voit à midi, ça vous va ? J'aiderai à la vaisselle, quelque chose comme ça. De toute façon, à part peler les patates, je sais rien faire en cuisine."

Assurée, bavarde, directe et plus qu'à moitié moqueuse... Cela allait faire du changement, pour sûr. Resterait à savoir si ce serait positif ou non.
-Hum, et bien... Bonne sieste et à tout à l'heure, répondit-il, poliment.
Pour sa part, il irait achever la collecte des draps puis, après les avoir ramené dans la pièce faisant office de laverie, il verrait où en était le reste de la maisonnée. Si les circonstances étaient favorable, peut-être lancerait-il les opérations sans tarder. Sinon, il temporiserait.

Galathée reparut peu après et s'assit près du barde.
" Nous voici maison de convalescence, dit-elle en souriant. Kerun prend vraiment ta surveillance très au sérieux, je vois."
Elle posa une main sur son genou.
" Qu'en penses-tu ? Avons-nous le temps ? Et quel prétexte allons-nous utiliser ?"

Il s'efforça de se concentrer.
-D'un côté, je me dis que l'après-midi conviendrait mieux : nous serions moins pressés, il ferait plus chaud... De l'autre, j'ai l'impression qu'il faut vraiment profiter de la sieste de la nouvelle : tout sera beaucoup plus simple si nous ne l'avons pas dans les pattes... Quant au prétexte, je ne sais trop. Parmi les tâches évoquées par Guilhem, y en a-t-il une que nous pourrions logiquement effectuer à deux, sans demander le concours des garçons ?

" Je n'en ai aucune idée. Je comptais sur ta proverbiale créativité pour nous trouver quelque chose. Il peut aussi y avoir quelque chose à l'improviste pour l'un des deux... Ce serait sans doute plus réaliste que d'abandonner deux gosses qui se détestent en tête à tête..."
Elle sourit.
" Quant à la nouvelle... Je pense qu'elle refera une sieste après le repas... Vu son état..."

-Dans ce cas, repoussons nos manœuvres de quelques heures. Si nous les lancions maintenant, nous nous retrouverions seuls pour gérer les jumeaux et pour préparer le repas, repas que nous ne pourrions d'ailleurs pas prendre avant le retour des garçons... Et puis, ce délai nous permettra de mettre au point un prétexte. Pour l'instant, je n'ai rien de très probant à l'esprit. Certes, l'un des animaux pourrait réclamer des soins urgents mais ce mensonge ne tarderait pas à être éventé.
Trouver une idée s'avérait d'autant moins simple que, dans un domaine relativement coupé du monde extérieur, les imprévus n'étaient pas légion.

" Pourquoi penses-tu que le secret serait éventé ? Les garçons n'y connaissent absolument rien. Mais le problème principal, ce sont les jumeaux. Baptiste et Victor ne les laisseraient jamais seuls sur le tapis, à la merci d'un chien ou d'un renard. Il faut donc que le tapis soit resté, sans bébé, avec juste le doudou. Ce qui signifie que nous allons tous les deux nous trouver là, qu'un des bébés sera escamoté par toi pour le changer... puis le second par moi, pour des raisons similaires, et puis seulement le blaireau pourra intervenir. Le vrai problème c'est : comment faire en sorte que les garçons soient consignés au jardin... Je ne vois qu'une possibilité : des devoirs."

Il écarquilla les yeux.
-Tu veux que Victor me haïsse ? Si je lui donne du travail scolaire alors qu'il n'y a pas d'école et que les Merlus sont à Luménis, il va être furax, tu peux me croire ! D'autant plus furax que Baptiste, lui, ne sera pas contraire... Et puis, tu ne crois pas qu'ils trouveront étrange que nous les fassions travailler dehors plutôt que dans la grange ?
Le souci, c'est qu'il n'avait pour l'instant rien de mieux à proposer.

" Alors trouve-lui un travail d'un autre genre, mais qui nécessite qu'il soit assis et coincé avec nous pendant un certain temps. Ça peut être de la cuisine... de la peinture... de la couture, je n'en sais rien, moi ! Tu m'as l'air vraiment peu inspiré par ce plan... Veux-tu que nous en trouvions un autre ? Je ne voudrais pas que tu sois mal à l'aise pendant son exécution... Mais vu le temps doux et ensoleillé... Il y aura de toute façon plus de lumière dehors. Donc en l'absence de trop de distractions, je ne pense pas qu'ils trouveront étrange de devoir travailler là."

-Il faut croire qu'élaborer un complexe souterrain miniature a porté un rude coup à mon imagination. Ou que la relève d'Elliot m'a désarçonné. Ou que les enjeux de ce plan me tétanisent...
Il sourit.
-Heureusement, tes idées sont comme toujours excellentes ! Je ferai de la couture avec Victor et tu n'auras qu'à éplucher des légumes avec Baptiste. Ces deux tâches sont nécessaires : ils ne trouveront donc pas ça illogique.

" Bon, les choses sont réglées alors. Je vais aller préparer quelque chose d'un peu roboratif pour ce midi, j'ai l'impression que notre invitée en a besoin, et comme ça... les garçons n'auront pas l'estomac creux..."
Elle sourit.
" Et détends-toi. Je n'ai pas l'impression que cette Callie va te surveiller beaucoup. Encore moins qu'Elliot, même, si une telle chose est possible..."

-Bah, vu les précautions prises par les Luméniens, il n'y a objectivement plus de raisons de me surveiller ici. Mais de toute façon, ce n'est pas vraiment ça qui m'inquiète. C'est plutôt qu'elle a l'air assez... taquine, et je me demande donc comment la greffe prendra.
Il sourit.
-Bon, allez : j'ai des draps qui m'attendent à la laverie ! fit-il en se levant.

Galathée se contenta de lui serrer doucement l'avant-bras et le laissa aller à la laverie. Quand il en ressortit, presque deux heures plus tard, de bonnes odeurs de nourriture flottaient dans la maison. Galathée avait mis la table à l'extérieur et il aperçut, au travers d'une fenêtre, la nouvelle venue en grande discussion avec Victor et Baptiste. Les deux garçons maintenaient leurs distances, séparés par la table, mais ils semblaient l'un et l'autre captivés par le récit que leur faisait la demi-elfe. Seul Victor intervenait, néanmoins, mais elle dit quelque chose qui les fit rire tous les deux. Galathée, dans la cuisine, fredonnait dans un bruit de casseroles mitonnantes.

Désireux de voir s'il pouvait prêter main forte à sa compagne, il ne fut pas long à la rejoindre.
-Tout bien réfléchi, je crois que Kerun a eu pitié de nous en lisant les rapports d'Elliot et qu'il a décidé d'envoyer une nounou pour nous décharger quelque peu, lui glissa-t-il avec un sourire en coin. Je la plaindrais presque : si elle escomptait pouvoir se reposer, la pauvre découvrira sous peu la dure réalité...
En vérité, il était plutôt rassurant de voir qu'elle n'était pas allergique aux enfants. Mais sans doute l'agent secret s'était-il aussi servi de ce critère pour faire son choix de remplaçant.

" Elle va se requinquer petit à petit. Mais je ne crois pas que tu l'auras à effectuer des travaux agricoles avant un certain temps. C'est manifestement un rat des villes, à voir comme elle observe les alentours. Et je crois qu'elle n'hésitera pas à te dire le fond de sa pensée si tu lui demandes de faire quelque chose dont elle n'a pas envie. Cela dit, pour les enfants, ce n'est pas surprenant... A mon avis, elle n'a pas vingt ans. C'est presque leur grande soeur."

-En fait, c'est de toi que Kerun a eu pitié. Il a compris que suite au départ de Mathilde, le fait d'être la seule figure féminine plus âgée t'amènerait à endosser son rôle de confidente officielle de la marmaille, et il a voulu t'épargner ce surcroit de travail...
Il regarda brièvement autour de lui, pour évaluer dans quelle mesure il pouvait l'aider.
-Pour le reste, je n'ai pas l'intention de lui faire faire quoi que ce soit ! C'est Guilhem qui répartit les tâches, ce sera donc à lui de négocier !

Galathée lui confia un plat fumant, contenant des lentilles agrémentées de champignons sauvages, lardons et oignons coupés, et l'envoya à l'extérieur. Il y avait déjà de l'eau et du poiré à table, ainsi que du pain et du beurre. Taliesin fut accueilli par des sourires.
" Tu sais que Callie est morte !? s'exclama Victor, les yeux encore stupéfaits. Pendant dix jours !
— Huit, fit-elle, avec un petit sourire goguenard.
— Mais elle se souvient de rien, c'est nul.
— On peut voir ça comme ça."

La jeune femme s'était donc fait tuer et ce, probablement au cours d'une mission. Coup de malchance ? Imprudence ? Tâche particulièrement périlleuse, ce qui voudrait alors dire que malgré son jeune âge, elle était assez douée pour qu'on lui en confie ? Impossible à dire, pour l'heure.
-En réalité, je pense que c'est mieux de ne pas se souvenir, expliqua-t-il au petit garçon. Bien sûr, on a moins de choses à raconter mais la résurrection, de ce que j'en sais, est une expérience éprouvante. L'amnésie doit donc légèrement faciliter les choses...
Il déposa le plat sur la table puis s'assit, attendant que Galathée les rejoigne pour procéder au service.

Callie sourit.
" Malheureusement, on s'en souvient, du réveil... C'est ce qui se passe avant, qui est effacé. Je ne peux donc rien dire du paradis formidable où... quelqu'un... m'a sûrement accueillie."
Galathée parut et déposa un cuissot de cerf sur la table. La bête tuée quelques jours plus tôt n'avait pas terminé de nourrir les habitants de la ferme.
" Nous allons vous remettre d'aplomb.
— C'est la réputation de l'endroit en tout cas !"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins