La Couronne de Cuivre

Epuisée, elle finit par s'asseoir un instant. Elle ne tenait pas debout. Si elle retournait s'allonger dans la grange, elle avait peur que son état empire encore. Peur de sombrer dans un état d'inconscience fiévreuse. Elle n'était même pas sûre d'avoir la force d'y retourner, d'ailleurs.
Le temple ne devait plus être très loin. Il fallait qu'elle y aille. Qu'elle supplie le clerc de l'aider. D'aider Reynald, surtout. Elle ne savait plus si c'était fou ou raisonnable, si c'était la seule chose à faire ou la pire chose à faire. Mais c'était la seule chose qu'elle pouvait encore faire. Ça, ou se laisser crever. Il fallait juste qu'elle trouve la force de se traîner jusque là-bas.
Elle but une gorgée d'eau, trop amère, puis se releva tant bien que mal et reprit sa marche, s'appuyant contre les murs quand elle chancelait trop. Le temple devait être par là-bas... Il fallait qu'elle y parvienne. Qu'elle tienne encore quelques minutes, quelques pas. Il fallait espérer que le clerc ne dormait pas trop profondément.

Astrée chemina dans le noir profond de la nuit printanière, transie et incertaine, en direction du Temple. Voué à Chauntéa, c'était un édifice modeste, de bois et de torchis, détonnant légèrement sur l'architecture de roche qui prédominait dans Montequine. Il était tout aussi endormi que le reste du village. Quelques maisons le bordaient et, devant le porche, il y avait un potager luxuriant, très bien entretenu. On y accédait par une petite barrière de bois, puis il fallait suivre un chemin de terre, pour accéder aux quelques marches qui menaient aux doubles portes du sanctuaire. Elles étaient ouvertes et donnaient directement sur la nef et l'autel. Le prêtre dormait peut-être dans une salle latérale... ou alors complètement ailleurs.

En pénétrant dans le jardin, Astrée se surprit à adresser une prière muette, sans trop savoir à qui, peut-être à Mielikki, peut-être à Lathandre ou à Milil, pour que le clerc accepte de leur venir en aide, pour que sa démarche lui permette de sauver Reynald et ne les condamne pas tous les deux. S'il n'était pas trop tard pour Reynald...
Elle entra timidement dans le sanctuaire et laissa son regard errer dans la pièce, un peu perdue. Elle se sentait un peu étrangère dans ce temple d'une déesse à laquelle elle ne s'était jamais beaucoup intéressée, à part lorsque Reynald lui en avait parlé dans une si belle chanson. Elle sentit les larmes couler à ce souvenir.
Elle murmura sur un ton d'excuse, peut-être à l'attention de Chauntéa, qu'elle venait juste pour demander asile et soins, puis se demanda, un instant, ce que pensait la divinité de l'esclavage des centaures. C'était une déesse bonne, donc elle était certainement contre : elle ne pouvait tout de même pas les considérer comme du bétail ? Mais elle chassa ces pensées de son esprit. Elle était trop malade pour réfléchir.
Une quinte de toux rauque la plia en deux alors qu'elle atteignait l'autel. Il fallait qu'elle trouve le clerc. Il vivait peut-être dans une pièce attenante au temple. Il fallait qu'elle fasse le tour des lieux, qu'elle ose frapper aux portes, ou même entrer si on ne lui répondait pas.

Les portes lui renvoyèrent un écho creux. Le monde autour d'elle semblait assombri. Elle finit par devoir s'asseoir sur un banc pour reprendre son souffle. Le temple était froid, humide, silencieux. Astrée voyait des papillons danser autour d'elle, signe qu'elle était de plus en plus faible. Elle finit par se redresser, ouvrir une porte, découvrir une pièce contenant des vasques et des chaises empilées, rien d'autre. La porte suivante était fermée. La troisième donnait sur une pièce si sombre que si aventurer aurait été suicidaire, même à tâtons. Elle entendit alors du bruit à l'extérieur. Des pas. Quelqu'un s'approchait et la lueur d'une bougie se dessina dans l'embrasure de la porte béante...

Astrée sentit la peur lui nouer le ventre. Des pas... Le clerc, sûrement, à une heure pareille ? Ou quelqu'un d'autre ? Elle faillit appeler, mais s'obligea au silence. Si jamais ça n'était pas lui...
Elle recula d'instinct, les jambes flageolantes, et s'éloigna de la porte en cherchant du regard quelque chose derrière lequel se cacher pour observer... l'autel, ou un banc peut-être ? Elle voulait juste être sûre que ce soit bien le clerc avant de se montrer. Si jamais c'était Bertille, ou Abel, ou l'autre homme au gilet de cuir dont elle ignorait le nom... Rien que l'idée la paralysait. Mais à une heure pareille, ça ne pouvait être que le clerc... Il le fallait absolument...

Astrée recula donc vers le fond du temple, fébrile, des papillons plein le regard, elle sentit une douleur sourde dans le front, les genoux faibles. Elle aperçut une silhouette immobile, sans doute une statue de la déesse, qui pourrait lui servir d'abri. Mais elle tirait sur la corde depuis des heures et dans son empressement, elle trébucha. Dans un autre état, elle se serait sûrement rattrapée mais épuisée comme elle l'était, elle sentit ses jambes se dérober sous son corps. Elle heurta lourdement le sol. Elle n'eut cependant pas le temps d'identifier la personne qui venait d'arriver car elle perdit connaissance.

Elle reprit ses esprits dans une atmosphère chaleureuse. Elle était couchée, il faisait bon, son corps reposait entre des draps doux. Il faisait sombre, aussi, mais elle devina à quelques bruits, qu'elle n'était pas seule.

Il lui fallut un peu de temps pour réaliser ce qui s'était passé, pour recoller les souvenirs flous de sa mémoire. Elle avait perdu connaissance, dans le temple... tout à l'heure... hier ? Depuis combien de temps était-elle inconsciente ? Elle bougea légèrement, prenant conscience de ce qui l'entourait. Il était tentant de se laisser aller encore un peu, le matelas était confortable... Et elle était vivante. Et pas dans une cellule. On l'avait recueillie. Le clerc, sûrement. Tout irait bien, elle pouvait souffler encore un moment...
Non, elle ne pouvait pas. Reynald... Il fallait trouver Reynald. Savoir....
" Gabriel ?" murmura-t-elle en ouvrant les yeux, cherchant du regard la personne dont elle avait deviné la présence.

Astrée se trouvait dans une pièce basse de plafond, dont l'âtre flamboyant était la seule source de lumière. Une silhouette s'approcha d'elle, ombre dessinée sur les flammes.
" Pauvre petite, notre bon Gabriel est en vadrouille dans la broussaille, dit une voix féminine et âgée, qu'Astrée ne connaissait pas. Mais bois ceci, ça devrait te faire du bien."
Et elle lui tendit un boĺde bois rempli de bouillon.

Astrée écarquilla des yeux dans l'obscurité, cherchant à identifier l'inconnue. Ça n'était certainement pas Bertille, elle aurait reconnu sa voix. C'était quelqu'un qui avait pris soin d'elle, en tout cas. Et en sachant certainement qui elle était.
Elle prit le bol de bouillon avec reconnaissance et le porta à ses lèvres.
" Merci..."
Que faisait Gabriel en vadrouille dans la brousse ? Accompagnait-il des chasseurs ? Et... Reynald ? Quétait-il advenu de lui ?
Elle soupira, avala une gorgée de bouillon et leva un regard implorant vers la vieille femme dont elle devinait à peine la silhouette.
" Madame, s'il vous plait... dites-moi... Qu'est-ce qu'ils ont fait du clerc qu'ils ont retrouvé près de la pierre des centaures ? Il faut que je sache... Je vous en prie."

" Calmez-vous donc, jeune fille, cela n'aidera pas votre organisme à récupérer."
Elle s'assit près d'Astrée, qui distingua à peine mieux ses traits. Elle était très vieille, ridée comme un pruneau, vêtue d'un châle sur ses épaules voutées et une robe sombre.
" Personne n'est revenu à Montequine depuis plusieurs jours. Les hommes qui sont sortis à la poursuite des centaures n'avaient pas prévu de se replier avant d'avoir remporté la victoire. En cette saison, la vallée pourvoit à tous leurs besoins."

" Oh non..."
Tout ça... pour rien ? Pourquoi donc avait-elle fait confiance à ce que disait Neffen ? Elle aurait dû revenir vers la pierre, suivre les traces... Elle venait de perdre bêtement au moins un jour... ou plus ? Depuis combien de temps dormait-elle ?
" Je suis revenue pour rien alors, soupira-t-elle. Et il faut que je retourne là-bas de toute urgence..."
Il faisait sombre. Il devait être la nuit. Aurait-elle la force de repasser le mur ?
Elle se redressa prudemment et acheva le bol de bouillon. Elle ne savait même pas si c'était toujours la même nuit...
" Combien de temps est-ce que j'ai dormi ?"

" Quelques heures, dit la vieille. Et vous n'irez nulle part dans votre état, croyez-moi. Deux jours de repos vous seraient bien utiles pour guérir de ce que vous avez attrapé... On n'a pas idée, même quand on est jeune, de rester sous une averse. La montagne est meurtrière... et pas seulement dans les ravines. En l'absence de Gabriel, vous n'avez pas fort le choix, je le crains. Et puis... Je ne suis pas certaine qu'il serait très heureux de vous voir, je dois dire. Vous avez mis un beau désordre."

" Je me doute...", marmonna Astrée.
Deux jours de repos... elle n'avait pas le temps. Elle ferma les yeux un instant. Elle devait retrouver Reynald, le délivrer des montequins, puis passer de l'autre côté de la muraille. Ou qu'il aille chercher Byron. Elle était inquiète pour le Sorlyn, inquiète aussi pour Neffen : ils avaient sûrement touché à nouveau à la pierre. Et elle se sentait malade comme un chien. Que pouvait-elle faire ?
" Je n'ai pas deux jours devant moi, hélas. J'ai un ami là-bas, il n'a causé aucun tort à personne mais j'ai peur qu'ils lui fassent du mal. "
Elle secoua la tête.
"Et vous... Pourquoi est-ce que vous me soignez ?", questionna-t-elle soudain.

La vieille tira une chaise et s'assit.
" Pourquoi ne pas aider quelqu'un dans le besoin ? Je vous ai vue, toute misérable et tremblante dans la maison de la Grande Mère, et cela m'a suffit. Quels que soient vos errements par ailleurs, qu'étais-je supposée faire, au juste ? Vous transpercer avec une fourche ? Vous avez une vision bien pervertie des gens d'ici."
Elle soupira, sans accablement pourtant.
" Quant à votre ami, s'il n'a rien à se reprocher, il ne sera certainement pas tué. C'est un être humain, je présume. Ou quelque chose d'apparenté."

La réponse de la vieille femme ne rassura qu'à demi Astrée.
" Oui, c'est un humain... Mais vous êtes en guerre, et la guerre mène à bien des excès, soupira-t-elle. Même si mon ami n'a rien à se reprocher, les gens d'ici peuvent estimer qu'il représente une menace, qu'il est dans le camp des centaures, ou que sais-je, et ça pourrait suffire pour qu'ils décident de le tuer. C'est ça qui m'inquiète... "
Elle s'assit à demi, appuyée contre l'oreiller. Elle n'avait pas les idées claires. Elle savait juste qu'elle ne pouvait pas rester à attendre, qu'il y avait urgence. Comment rejoindre Reynald, passer de l'autre côté ? Avant qu'il ne soit trop tard pour Neffen...
Elle secoua la tête.
" Et puis j'ai besoin de son aide, je ne peux pas rester ici à attendre... Il faut que je trouve un moyen de le rejoindre..."
Passer le mur... Elle essaya d'évaluer si elle avait suffisamment récupéré, si sa fièvre était tombée. Elle se rendait compte que ses paroles devaient paraître un peu incohérentes, mais que pouvait-elle expliquer à cette vieille femme sans risquer de ruiner leurs chances ? Elle ne savait rien d'elle.
" Est-ce que... vous allez me dénoncer au conseil ?" questionna-t-elle sans pouvoir réprimer un frisson d'angoisse. Mieux valait essayer d'être fixée sur les sentiments et les intentions de son interlocutrice. Elle avait parlé de ses errements passés, bien sûr, ça n'augurait pas grand-chose de bon. Mais ça ne voulait pas dire qu'elle la livrerait... pourquoi la soigner si c'était pour la condamner ensuite ?

La vieille avait écouté Astrée sans broncher. Elle soupira doucement.
" Vous parlez de franchir monts et remparts, à la recherche de quelqu'un qui peut se trouver n'importe où. Vous n'avez pas toute votre tête, ma petite. J'aurais voulu vous conseiller de rester ici, de vous reposer le temps nécessaire, en attendant que les choses se tassent. Bien sûr, cette guerre est épouvantable. Mais au stade où elle en est, vu les périls, les pertes... Le mieux n'est-il pas de laisser une faction détruire l'autre ? Ainsi, nous pourrons repartir sur de bonnes bases, et oublier toute cette horreur."

Astrée soupira. Laisser une faction détruire l'autre, en l'occurrence, c'était forcément au détriment des centaures. La vieille femme n'aurait certainement pas le même discours si c'était son peuple à elle qui se trouvait au bord de l'extinction.
Elle secoua la tête.
Non. Je ne peux pas laisser anéantir la harde de centaure, je dois aller les aider... Et puis, contrairement à ce que vous pensez, il est possible de mettre fin à cette guerre sans qu'une des factions détruise l'autre."
Mais ce ne serait pas sans conséquences négatives pour les humains, et elle doutait fort que la perspective les enchante.
" Et c'est déjà en marche..., ajouta-t-elle. A condition que la harde tienne jusque-là."
Ils tiendraient, à condition que Neffen tienne. Combien de temps le pouvait-il si les humains s'attaquaient encore à la pierre ? Pire, les humains pouvaient-ils déraciner la pierre ? Il restait deux ou trois jours à tenir avant que les luméniens arrivent, ça serait vite là. Sauf qu'il fallait qu'elle soit là pour les accueillir. Et la vieille femme avait raison : chercher Reynald dans la vallée était assez aléatoire. Et sans lui, elle ne pourrait pas franchir la muraille. A moins que...
Elle leva les yeux vers son interlocutrice.
" Au fait... Est-ce que... la faille est toujours fermée ? Celle du village ?"

La vieille femme lui sourit doucement.
" Il n'a jamais été dans nos intentions de la rouvrir. Elle est comblée, oui. Mais la vallée offre tout le nécessaire pour vivre bien et heureux. Nous n'avons pas besoin de l'extérieur. Comme vous l'avez encore prouvé, il n'en vient généralement que des ennuis."
Elle soupira et se leva.
" Vous feriez mieux de dormir. Dans quelques jours, tout ceci sera terminé, de toute façon."

Elle ferma les yeux un instant. Dormir était tentant. Dans quelques jours, tout serait terminé... Pour le mieux, si elle pouvait quitter la vallée. Pour le pire, sinon. Alors non, elle n'avait pas le droit de dormir. Il fallait qu'elle y retourne, qu'elle trouve Reynald. Ou que Neffen la fasse traverser, s'il en avait encore la force. C'était la seule solution.
Elle se redressa.
" Je vous remercie pour votre hospitalité, pour vos soins... J'aimerais bien rester dormir, oui. Mais je ne peux pas. Je dois y retourner."
Elle devait profiter de la fin de la nuit pour traverser le mur, si elle en avait la force. Elle avait déjà perdu trop de temps. Elle s'extirpa des draps et fit quelques pas, essayant d'évaluer si elle était suffisamment remise pour retourner dans la vallée.

Astrée réalisa tout de suite qu'elle ferait mieux de dormir. Elle tenait sur ses jambes, pouvait faire quelques pas, mais les vertiges continuaient à lui tourner dans la tête et ses muscles se plaignirent. Difficile de savoir si, dans un tel état, elle parviendrait à escalader une muraille. Difficile aussi de dire, si elle y parvenait, combien de mètres elle pourrait ensuite franchir avant de s'écrouler dans un buisson. Elle ne pourrait certainement pas marcher des heures, probablement pas courir, non plus. Se déplacer était possible, mais elle restait malade, faible et vulnérable... Estimer les risques à s'entêter était difficile...

A regret, Astrée se rallongea. Il fallait, absolument, qu'elle rejoigne Reynald. La survie de la harde en dépendait. Mais si elle se faisait prendre, tuer, elle ne servirait plus à rien à rien.
Elle murmura encore quelques paroles de remerciements à destination de l'inconnue qui l'avait recueillie, ferma les yeux. Il fallait qu'elle se repose encore un peu. Combien de temps avait-elle avant le jour ? En passant la muraille côté est, elle bénéficierait de l'ombre plus longtemps, et la forêt était plus proche. Elle ne pouvait pas attendre la nuit suivante...
Elle se releva, s'approcha de l'âtre. Elle allait ranimer le feu, se préparer une infusion. Quelque chose qui aiderait à faire baisser la fièvre. Elle regrettait sa sacoche d'herbe abandonnée quelque part dans le village, bien plus complète que celle qu'elle avait rachetée rapidement à Bortheïas. Mais il lui restait tout de même de quoi essayer de se soigner un peu. Ca ne vaudrait pas un sort de soin, certes... Et il fallait qu'elle mange quelque chose de solide aussi. Qu'elle se repose, peut-être une demi-heure encore, le temps que son infusion agisse. Ensuite, elle serait peut-être un peu plus en état d'agir. Il le fallait absolument. Elle avait perdu assez de temps...

La vieille ne la laissa pas faire comme chez elle. Elle lui intima de se recoucher et lui mit elle-même de l'eau à chauffer. Elle lui servit également une soupe épaisse avec un quignon de pain. Elle finit par se rassoir à son chevet.
" Savez-vous pourquoi vous vous brûlez de la sorte ? Vous n'êtes pas d'ici, vous n'êtes pas centaure... Vous risquez d'y laisser votre peau... Pour quoi, exactement ?"
Elle semblait chercher une réelle réponse à cette question.

Ca n'était pas une question si évidente. Elle devait bien reconnaître n'avoir absolument pas pris le temps de se la poser.
" Parce que... Je le dois, c'est tout", commença-t-elle par marmonner.
Elle soupira, consciente que ça n'était pas vraiment une réponse. Pourquoi ? Elle but quelques gorgées de soupe, essayant de rassembler ses idées pendant que l'eau chauffait.
" Au départ... Je voulais sauver Byron, le centaure gris, parce que c'était ma faute s'il avait été capturé et qu'il ne méritait vraiment pas de finir comme ça. Mais les autres non plus ne le méritent pas. Personne ne mérite de finir esclave. Et quand j'ai vu ce qui se passe ici, ça m'a révolté, alors j'ai voulu leur venir en aide, à tous et pas seulement à Byron. Même si je ne savais pas comment faire..."
Elle avala une cuillerée de plus.
" J'avais juste... la volonté d'aider, c'est tout. Et puis... j'ai rencontré une dryade, de l'autre côté, qui m'a encouragée à continuer et qui m'a fait traverser la muraille. Elle a dit que... que Mielikki estimait que je pouvais aider à ramener la paix. Alors même si ça semblait complètement impossible, même si je ne savais pas comment faire, j'ai continué. Et tout s'est enchaîné merveilleusement, finalement. Et il y a vraiment un moyen de sauver la harde et de mettre fin à l'esclavage sans aucun coût en vie humaine. On est à deux doigts d'y arriver. Donc même malade, je dois continuer. Je n'ai pas le droit d'abandonner si près du but, d'autant que la situation est critique là-bas..."
Si Mielikki elle-même la pensait capable de réussir, elle n'avait pas le droit d'échouer. C'est peut-être ça qui la poussait à tenir même quand tout semblait perdu. Mais... non, en réalité, ce n'était pas pour cela qu'elle devait y retourner. C'était beaucoup plus profond. Et plus simple.
" Et surtout... maintenant que je les connais, je ne peux pas vous laisser les tuer. Certains sont... mes amis, enfin si on peut parler d'amitié en si peu de temps. Leur shaman, surtout. C'est quelqu'un d'exceptionnel, plein de sagesse et de bonté. Il m'a sauvé la vie... trois fois. Je n'ai pas le droit de le laisser tomber. Et leur chef, celui que j'ai libéré, et bien ce n'est pas une grosse brute pleine de haine comme je le croyais, comme vous le croyez tous. Il est... vraiment digne de respect et de confiance."
Elle soupira.
" Mais ça, je ne sais pas si vous pouvez le comprendre, vous qui êtes en guerre contre eux depuis si longtemps..."

" Et les centaures qui vivent dans Montequine, dans ton histoire, comment vont-ils s'en sortir ? Seront-ils contraints de retourner à la nature ? Ou pourront-ils continuer à vivre parmi les hommes, selon des règles et des manières que tes amis... sauvages... ne peuvent pas comprendre de leur côté ? Tu parles d'esclavage, mais combien de centaures connais-tu, de ce côté de la muraille ? As-tu parlé avec certains d'entre eux ? Sais-tu ce que eux, ils veulent pour le futur ?"

Astrée grimaça.
" Non, je n'ai pas eu l'occasion de discuter avec ceux d'ici. Mais... les centaures sont faits pour vivre libres. Ce ne sont pas des animaux domestiques. Comment vous réagiriez, par exemple, si vous étiez née en captivité au milieu des esclaves des des elfes noirs d'outreterre, et considérée comme une race inférieure juste bonne à les servir ? Vous seriez heureuse de votre sort ?"
Elle secoua la tête.
" Quoiqu'il en soit, ils ne seront pas contraints à rejoindre la harde. De ce que j'ai pu discuter avec le shaman, il me semble qu'il parlait de les laisser libre de décider de ce qu'ils veulent, individuellement, à leur rythme. Parce que ce n'est pas si évident, de les intégrer. Ils sont trop nombreux, et issus des mêmes souches, ça déséquilibrerait trop la harde. Pour certains, ça ne sera sans doute pas possible, et ils deviendront peut-être des centaures sans harde, qui vivront parmi les hommes. Mais même pour ça... J'ai l'impression qu'ils n'ont pas appris grand-chose d'autre que la soumission, pour certains. D'après ce que j'ai pu voir dans l'étable assiégée, ils ne connaissent pas les... règles de vie en société, on va dire. Quelle que soit la société dans laquelle ils vivront, ils ont beaucoup à réapprendre. Mais sincèrement... je fais confiance à la harde, et au shaman surtout, pour prendre les décisions les plus sages. Il me semble que nous autres humains n'avons pas à interférer là-dedans."
Elle sourit.
" Cela dit, si vous avez au l'occasion de discuter avec vos centaures nés en captivité... ça m'intéresserait beaucoup de savoir ce qu'ils en pensent."
Elle songea à leur regard vide, inexpressif. Il était probable qu'ils auraient surtout peur du changement qui s'annonçait...

" Contrairement à ce que vous pensez, à ce que vous croyez, beaucoup de centaures et d'humains, dans ce village, vivent en parfaite entente. En harmonie, même, oserais-je dire. Certains sont amis."
Elle soupira.
" La manière dont la guerre s'est déclenchée, la violence des premiers affrontements, ont fait qu'historiquement, les premiers centaures qui ont été capturés ont été traités sans merci. Quand un compagnon, quelqu'un en qui vous aviez confiance, se révèle subitement une brute meurtrière, que pouvez-vous faire d'autre que vous défier absolument de lui ? Comment réparer le lien rompu ? C'est difficile. Mais rapidement, certains ont réalisé que tout n'était pas perdu. C'était impossible avec la première génération, bien sûr. A partir du moment où leur chef et leur shaman avaient donné l'ordre du massacre... Rien n'aurait pu les en détourner. Nous avons dû nous protéger à tout prix. Nous l'avons fait, parfois au prix de nos coeurs. Mais il y a eu une seconde génération... Si les personnes qui préconisent un dressage dur... un esclavage, comme vous le dites... sont encore nombreuses et dominent au conseil, les voix discordantes se font entendre... et peu à peu, elles prennent de l'ampleur. Nous savons qu'une autre manière de coexister est possible. Mais pas avec une harde sauvage, régie par des lois et des coutumes barbares, primitives. Nos centaures sont différents. Sans doute sont-ils passés par une phase un peu... artificielle, peut-être... mais ils trouvent leurs marques. Et ils sont heureux. Pas tous, évidemment. Pas ceux que Caribert faisait plier dans son écurie ou ceux qu'on envoie à l'équarrisseur, ou les femelles qu'on engrosse dans l'élevage. Mais parmi les centaures de ville, la masse principale de leur population à Montequine... La plupart préfère la chaleur d'un feu et la protection d'un toit aux inconforts du dehors. Ils préfèrent aussi donner leur avis et rire avec leurs compagnons, humains ou centaures, qu'être à la botte des humeurs d'un chef tout puissant et des idées farfelues d'un sorcier. Tout ceci aurait pu être possible, pour de plus en plus d'entre eux, si vous n'étiez pas intervenue. Mais à présent, avec tous ces soucis, l'attitude des gens les plus progressistes s'est rigidifiée. "

Astrée secoua la tête, doucement.
" Mon intervention a peut-être rigidifié les positions ici. Mais elle a aussi permis que Sheldon, le chef actuel, annule l'ordre de massacre et décide de sortir de cette spirale de violence. Vous n'avez pas idée de ce qui se préparait..."
Il n'avait guère d'autre choix : les montequins ayant pris conscience de la fragilité de leurs défenses, il était prévisible qu'ils les renforcent et que l'attaque des orques soit vouée à l'échec. Elle avait fait échouer le plan initial par sa simple présence. Après, est-ce que la confiance qu'il semblait lui témoigner avait fait pencher la balance vers une intervention des autorités ? Peu importait, l'essentiel était qu'il avait fait le bon choix.
Elle jeta quelques herbes dans l'eau bouillante, réfléchissant en silence. La situation des centaures de Montequine était complexe, et elle avait conscience que cette discussion était un dialogue de sourds. Comment pouvait-on même oser parler d'amitié lorsque l'une des races dominait l'autre et l'asservissait ?
" Permettez-moi de vous dire que vous avez une vision bien négative de ce qu'est une harde, que vous avez hélas dû transmettre à vos centaures... de ville, comme vous dites... "
Elle soupira.
" Je doute qu'ils soient réellement heureux. Ils ont le regard vide. C'est la première chose que m'a dite Byron à leur sujet, et je l'ai constaté moi aussi. Même les centaures sans harde que j'ai croisés à Luménis n'avaient pas ce vide dans les yeux. C'est un peu... comme s'ils n'étaient pas vraiment des centaures, en fait. Le shaman parle d'une flamme, d'une âme, à réveiller. Mais c'est quelque chose de trop complexe pour que des humains puissent l'appréhender je pense. Le seul à avoir les clés de l'âme des centaures, c'est leur shaman. Il saura déterminer s'il est possible de les ramener à la harde, lesquels, et comment, et ce que peuvent devenir les autres. Il saura trouver la solution la meilleure pour chacun d'eux, j'en suis certaine. Mais... des centaures domestiques... ou même de ville, comme vous dites... c'est une aberration. Vraiment. C'est... contraire à leur nature. "

" Donc vous jugez de nos centaures sur base des quelques uns que vous avez rencontrés, et sur la parole de ce Byron, le gris, je suppose, qui est resté enfermé quasiment pendant tout son séjour ? Est-ce une manière très rationnelle d'envisager les choses ?"
Elle secoua la tête.
" Vous me dites que nos centaures sont endoctrinés, mais vous semblez avoir subi pareil lavage de cervelle auprès de vos purs amis des prairies. Les peuplades primitives, qu'elles soient centaures ou humaines, craignent le changement."

" Vous les sous-estimez. Et vous les jugez sans les connaître. Mais... je crois que nous n'arriverons jamais à nous comprendre. "
Les montequins étaient dans un rapport de domination vis-à-vis de la nature. Ils étaient convaincus de leur supériorité et de leur bon droit. Et ils avaient tort... Elle se morigéna intérieurement pour cette pensée. Tort, raison, c'était si relatif... disons qu'ils avaient un système de valeurs incompatible avec ses propres convictions.
En tout cas, elle ne pouvait cautionner ce qu'ils étaient en train de faire : ils n'avaient pas le droit de détourner une race de ce que la nature en avait fait.
" En fait, ça ne sert à rien que je tente de vous expliquer. Vous fonctionnez depuis des lustres sur votre propre système de valeur que vous ne remettrez jamais en question. Pour moi, ce que vous faites est contre nature, et de surcroît contraire aux lois d'Hélonna. Mais si vous vous estimez au-dessus des lois d'Hélonna et de la nature, ce n'est pas moi, une simple étrangère à votre village, qui peut vous convaincre de quoi que ce soit. Cela dit, je peux comprendre que vos centaures, qui n'ont jamais connu rien d'autre que la vie que vous leur offrez, aient peur d'en changer. Je sais que ça ne sera pas évident, et je serais assez curieuse d'en discuter avec eux. Mais pour moi... et bien c'est aux centaures de décider de ce qu'ils feront, de régler tout ça entre eux. Ça n'est pas à nous, humains, de leur imposer ce que nous imaginons être le mieux pour eux, de les pousser dans un sens ou un autre.

" Savez-vous qu'aux premiers temps, les hommes vivaient comme des bêtes, dans des grottes, à manger la viande à même l'os de la bête qu'ils venaient de tuer ? Pensez-vous que nous autres humains... et je ne parle pas de la petite bourgade de Montequine... ayons définitivement quitté la nature ? Ne sommes-nous pas, par essence, naturels, nous aussi ?"
Elle secoua la tête.
" Mais vous avez raison, c'est un dialogue de sourds."
Elle se leva et alla jusqu'à la porte avant de sortir, laissant subitement Astrée seule.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine