La Couronne de Cuivre

Fatigués par leur marche - ou par la tension nerveuse -, nombre des occupants du chariot sommeillaient ou dormaient bel et bien. Ce n'était pas le cas de tous, cependant : Ruth était ainsi parfaitement éveillée, ses yeux grands ouverts dans la pénombre, de même qu'Alban, installé à ses côtés.
Lorsqu'elle reconnut - ou crut reconnaître - le visiteur, la petite fille parut paniquer.
-C'est pas moi, m'sire ! souffla-t-elle. J'vous jure que c'est pas moi qui ait commencé à faire du bruit. Et j'en ai même pas fait quand tout le monde s'y est mis, parce que je savais pas si vous trouveriez que tout ça c'était une bonne ou une mauvaise idée. Vous avez ma parole que c'est vrai !

Hubert se sentit désolé à l'idée d'enfoncer le clou une fois encore, alors que la gamine était déjà complètement désemparée. Il sourit doucement et lui fit signe d'approcher, ainsi qu'à Alban, même si Robert n'avait pas mentionné son nom.
" Ecoutez-moi, tous les deux."
Il soupira.
" Dans quelques minutes, les Paludiers vont nous attaquer. Vous allez entendre le fracas des combats au dehors et je vous demande de rester calmes et de ne pas prendre d'initiative inconsidérée. Je sais que vous êtes tous deux des enfants courageux et que vous allez avoir envie de nous venir en aide, mais je vous en conjure... Réfrénez-vous. Savoir que vous êtes en sécurité sera un grand réconfort pour Robert et pour moi et nous avons besoin d'avoir l'esprit libre."
Il pinça les lèvres, hésita.
" Cependant... Si le pire devait advenir, et il n'en sera rien, mais imaginons... Défendez vos vies. Défendez vos vies, celles de vos compagnons de chariot. Et si vous avez l'opportunité de fuir sans être vus... Fuyez. Ne jouez pas les héros, essayez de sauver vos vies. Faites preuve de bon sens. Et soutenez-vous l'un l'autre."

Alban, le visage fermé, ni n'esquissa un geste ni ne prononça un mot. Quant à Ruth, elle opina du chef et répondit, solennelle.
-Vous avez ma parole d'honneur que je respecterai vos consignes, messire.
Elle jeta un coup d’œil en coin à son camarade, grimaça puis refit face à Hubert.
-Bon, imaginons que ça tourne mal, même si on est d'accord que ça arrivera pas. Et imaginons qu'il y ait un moyen de s'enfuir... Est-ce que j'ai le droit d'assommer Alban et de le traîner avec moi, s'il veut jouer les héros ?
Le gamin, sans se départir de sa mine inexpressive, lui dédia un regard assassin.

Le paladin soupira, désolé de l'attitude du gamin.
" J'aimerais que vous formiez une équipe, Ruth. Si c'est impossible... Je te laisse décider de la marche à suivre... en ton âme et conscience."
Il posa la main sur sa tête.
" Mais nous en reparlerons tout à l'heure, quand nous serons à l'abri dans le fort." ajouta-t-il avec un calme sourire.
Puis, sur un clin d'oeil, il les laissa en arrière et regagna la nuit.

-Faites attention à vous ! lança la fillette.
Hors du chariot, il trouva un monde un peu plus gris, une colonne un peu plus lente sur une pente désormais nettement marquée.
Il ne tarda pas à noter que plusieurs soldats avaient quitté les rangs : tous des instructeurs. Il ne les aperçut nulle part mais devina qu'ils avaient entrepris de recruter leurs meilleurs élèves afin de grossir leurs forces armées.
Il remarqua aussi Robert, à son poste habituel au milieu du convoi, qui ne cessait de scruter le ciel tout en essayant de n'en rien montrer.

Hubert, toujours à pied, se porta jusqu'au chevalier et posa la main sur l'encolure de son destrier.
" Robert, si vous êtes inquiet, demandez à un des rôdeurs d'envoyer son compagnon à la recherche de notre avant-garde. Les Paludiers ont pu tuer l'aigle de Frida."
Le groupe devait avoir atteint sa destination depuis longtemps : ils étaient parti en début de nuit, à fond de train. N'avoir aucune nouvelle était usant, compte tenu de ce qu'ils allaient devoir affronter.
" Je vais me placer dans la zone d'où ils devraient arriver. En espérant que je récupère mon cheval avant l'instant critique..."
Il sentait la fébrilité revenir peu à peu s'installer dans son organisme, aux côtés de la détermination qui l'habitait. Il ne fallait plus penser trop loin, juste s'efforcer d'être dans l'instant. Une seconde, il songea à Albérich qui, comme un imbécile, devait se trouver à pied quelque part. Il se sentait désormais impuissant à le protéger. Mais comme le ciel grisait, il pouvait prier Lathandre en attendant le choc.

-Les compagnons de Varamyr et de notre rôdeur sont trop occupés pour l'instant, répondit le chevalier. Mais quand les cannibales seront localisés avec précision, je recourrai probablement à leur services, oui. Pour l'heure, allez prendre position, c'est une bonne idée.
Après avoir gagné sa nouvelle place, Hubert put constater que la ciel était désormais très clair, à l'horizon : l'aube ne tarderait plus. Il lui sembla également que la brume se faisait moins épaisse : pour l'heure, toutefois, elle l'empêchait encore de voir quoi que ce soit de leurs ennemis. Pour peu qu'il y ait quelque chose à voir.
Une intuition, une vibration : Grand vent était de retour.

Le paladin enfourcha sa monture et frôla son esprit. Ils échangèrent des impressions d'urgence, de courage, de nécessité. Hubert savait qu'il pouvait renvoyer son cheval dans son plan s'il venait à être gravement blessé, afin de préserver sa vie. Il savait aussi que l'étalon avait le pouvoir de communiquer et dans une certaine mesure contrôler les animaux de son espèce. Cela s'avèrerait peut-être nécessaire s'il fallait apaiser les chevaux de bât au dernier moment, et les forcer à accélérer l'allure. Il puisa du réconfort dans ce contact familier, ancien, ce semblant d'immuabilité, dix années d'alliance efficace. Mais comme lui, Grand Vent n'avait plus connu de réels combats depuis leur départ de Luménis. Ils s'étaient entrainés, bien sûr. Il fallait espérer que ce serait suffisant.
Hubert décrocha son bouclier de sa selle, dégaina son épée et regarda l'aube naissante en priant à mi-voix. Il appela la bénédiction de Lathandre sur leur colonne, sur lui-même, et espéra...

Deux ombres dans la brume, furtives.
Varamyr et l'unique rôdeur qu'il leur restait. Ils étaient sales, dépenaillés, et le Paludier avait une longue estafilade sur la joue.
-Dix minutes, annonça celui-ci. Ils ne se pressent pas mais, à moins qu'ils ne ralentissent à dessein, ils seront sur nous dans dix minutes.
Il chercha le regard du paladin.
-Des nouvelles du fort ? Nous ne devrions plus en être très loin...

" Aucune. Robert est inquiet. J'espérais que l'un d'entre vous pourrait y envoyer un regard animal."
Il soupira.
" Il est possible que le fort ait été habité par forte partie, je suppose, et que nous... ayons perdu l'avant-garde. Mais nous devons savoir dans quel endroit nous réfugier, sous peine de nous retrouver acculés et piégés dans une prison de pierre que les Cannibales nettoieront sans que nous puissions nous défendre."

Varamyr se tourna vers son compagnon.
-Tu peux t'en charger ?
L'autre acquiesça et s'éloignait déjà lorsque Robert fit son apparition. Il avait l'air soulagé.
-Gabriel vient d'arriver. Ils ont sécurisé le fort est, qui est dans un état étonamment bon.
-Combien de temps pour le rallier ?
-Il est vraiment tout proche, mais vu notre rythme actuel... Un quart d'heure, vingt minutes peut-être.
Il grimaça.
-Où en sont les cannibales ?
-Ils seront sur le convoi dans moins de dix minutes, sauf s'ils s'arrêtent ou ralentissent pour quelque obscure raison.

Hubert pinça les lèvres.
" Est-il complètement illusoire de mettre une partie des gens à terre et de les faire marcher ou courir ? Ils iraient plus vite que des chevaux tirant des chariots. Ceux-ci verront leurs chargements allégés. Si on peut vider la baguette de convocation de monstres et les envoyer tous sur les Paludiers, est-ce que cela ne les ralentirait pas ? Je réfléchis à voix haute, mais si le fort est si proche... N'avons-nous aucun moyen de déjà mettre les civils, ou les plus fragiles d'entre eux en sécurité ? Une fois les cannibales sur nous, contrôler l'intégrité de la colonne, nous assurer que personne ne manque à l'appel... cela va être compliqué."

-Il faut faire descendre les civils sans tarder, oui. Pour les raisons que vous évoquez, mais aussi parce que le chemin menant au fort est raide et que des bêtes épuisées y progresseront à un rythme d'escargot. De surcroit, si les chariots de passagers sont vides, nous pourrions les faire avancer un peu plus loin sur la route et ainsi laisser le sentier libre pour le train de bagages qui s'avérera autrement plus crucial durant le siège.
Il se tourna vers les rôdeurs.
-Pourriez-vous aider à conduire les civils à l'abri ?
-Oui. De toute façon, nos compétences ne sont plus guère utiles ici.
Robert acquiesça.
-Très bien. Vous allez donc venir avec moi. Hubert, sitôt cette manœuvre démarrée, je demanderai à l'escorte et aux volontaires de se porter progressivement à l'arrière de la colonne. Comme d'ordinaire, si je suis occupé ailleurs, vous assumez le commandement.

Hubert acquiesça.
" Vous devriez envoyer Marthe, Ignace et au moins un clerc avec les civils, dit-il encore, avant que Robert ne s'éloigne. Pour le reste, si vous comptez abandonner les chariots de passagers vides au-delà des forts, dételons les chevaux, chargeons quelques gosses sur leur dos et nous les mettrons en sécurité beaucoup plus rapidement encore. Nous perdrons peut-être quelques véhicules, mais si cela nous permet de sauver des vies..."

Robert fronça les sourcils, concentré.
-Dans l'absolu, c'est une bonne idée, mais je crains que vu la configuration actuelle du convoi, avec deux chariots de front, cela ne réclame trop de manœuvres et qu'au final, cela nous fasse perdre plus de temps qu'autre chose. Commençons par faire partir les civils en avant. Si ensuite il y a une occasion de libérer le passage pour le train de bagages, nous la saisiront. Sinon, et si les cannibales nous pressent trop, les cochers ayant dépassé le fort dételleront les chevaux dont ils ont la charge et rejoindront les autres avec eux.
L'instant suivant, il s'éloignait, entraînant les rôdeurs dans son sillage.

Robert avait raison et Hubert le suivit un moment des yeux avant de regarder, à nouveau, vers l'endroit d'où surgiraient bientôt les cannibales. La chose n'était pas aisée, car il devait se tourner presque complètement sur sa selle ce qui, dans un harnois, était particulièrement compliqué. Heureusement, Grand Vent n'avait pas besoin d'être guidé. Des archers surveillaient également les arrières de la colonne depuis le siège des cochers du train de bagages, ainsi qu'un jeune mage dont le paladin ne connaissait pas le nom. Mais pour tous les fantassins, marcher à reculons était impossible et ils étaient donc contraints de se fier à l'expression des cavaliers contorsionnés ou des hommes convoyés pour savoir ce qui se tramait dans leur dos. C'était évidemment très énervant, et Hubert veillait à refléter le calme de celui qui ne voit rien.
De temps en temps, il se tournait vers l'avant et scrutait les forts devant eux. Robert avait parlé du fort est et Hubert voulait y voir, là encore, un bon présage. Que les civils puissent se mettre en relative sécurité était un soulagement. Mais il fallait espérer que tous ceux qui avaient fait le choix de se battre ne resteraient pas coincés à l'extérieur. Outre les soldats, les volontaires étaient nombreux et la communauté serait proprement décapitée si elle perdait de trop nombreux combattants. Il chercha Albérich du regard, furtivement. Il était trop tard pour aller lui parler désormais, et il espérait à moitié qu'il se soit joint au groupe gagnant le fort. Il n'avait jamais eu l'âme guerrière, après tout, alors pourquoi lambiner parmi les soldats quand il pouvait accompagner les membres de l'Académie jusqu'à un abri sûr ?

Albérich vit Robert revenir vers l'avant de la colonne, s'entretenir avec ses messagers, les dépêcher auprès des autres conseillers et des officiers.
Il vit Ignace mander les hommes de l'intendance, leur distribuer des documents tirés de ses vastes poches, les envoyer vers le début du convoi.
Puis il entendit les ordres,
Le fort était tout proche, désormais, et il serait plus rapidement rallié à pied qu'à bord de véhicules tirés par des animaux épuisés. On demandait donc aux colons de sortir et d'avancer sous la conduite d'Agnès, d'Ignace et de Marthe.
On procéda par ordre, chariot par chariot ; on prit soin de faire l'appel ; puis on demanda aux civils de presser le pas.
La machinerie bien huilée de l'intendance fit des merveilles. Le sang froid des membres de la communauté, aussi, car si la peur se lisait sur bien des visages, il n'y eut pas de mouvement de panique.

Les dernières minutes avaient semblé plus longues que toutes les heures précédentes... Robert était passé dans un sens, Hubert dans l'autre, à pied, à cheval, chevaliers caparaçonnés, puis Varamyr, d'autres soldats, mouvements, inquiétudes, les Paludiers devaient être sur le point de les rattraper. Pourtant, devant, la silhouette des forts devenait de plus en plus précise, ombres noires dans la brume presque lumineuse.
Et puis l'appel commença et les gens quittèrent leurs chariots, visages hantés, tendus mais dignes, enfants et adultes, pour obéir aux directives d'Ignace. Albérich demeura interdit, ne sachant pas exactement ce qu'il était supposé faire. Bien sûr il était équipé pour la bataille à venir, mais Marthe avait eu l'air de penser qu'il était susceptible de rassurer les gens. Elle ne parlait sûrement pas des soldats.
Et pourtant, voilà que le groupe des civils était en train de se rassembler et de s'éloigner sur la route, alors qu'il demeurait en arrière, au milieu de ceux qui allaient lutter et mourir. Il ressentit comme un bref vent de panique, qui s'éteignit aussitôt. S'il devait se battre, il se battrait. Un frisson lui anima l'échine et il prit une profonde inspiration. Il ne pouvait pas fuir, de toute façon.

Ignace demanda bientôt aux volontaires armés de presser le pas à leur tour : ils formeraient ainsi l'arrière garde de la foule des colons. Sans doute était-ce voulu, sans doute offriraient-ils une protection à ceux qui les précédaient.
Un semblant de protection, du moins...
Marthe finit par faire volter sa monture et par venir droit vers lui.
-Albérich, le conseil a discuté à votre sujet, et nous sommes tous tombés d'accord : c'est à vous qu'il revient de mener la charge contre les cannibales. Vous devez donc aller vous positionner aux côtés d'Hubert.

Le Luménien fronça les sourcils.
" Il va être content, tiens. Doit-il me prendre en croupe ? C'est risqué, son cheval et moi ne nous entendons pas très bien."
Il esquissa un sourire embarrassé.
" Que dois-je faire, Marthe ? Sérieusement ?"

-Prendre mon canasson et rejoindre Hubert.
L'instant suivant, elle mettait pied à terre et faisait mine de lui les tendre. Mais finalement, elle les confia au premier soldat passant à proximité. Puis, sans façons, elle lui prit le bras.
-Vous venez avec nous, bien sûr. Nous devrions atteindre le sentier menant au fort dans une petite dizaine de minutes. Comme vous avez dû l'entendre, ç'aurait été plus long s'il avait fallu continuer à marcher au rythme des chariots.

Albérich sourit et se sentit immédiatement soulagé.
" Je dois dire que je me sens davantage capable de marcher que de me battre."
Il l'accompagna vers le groupe de civils qui avançait déjà vers le fort, à pas rapides. Ils dépassèrent quelques soldats, un officier au regard un peu vide, un chevalier en armure qu'il ne reconnut pas, et puis, subitement, il comprit qu'il ne pouvait pas partir comme ça, sans un regard, sans une parole.
" Avancez déjà, je vous rejoins dans une seconde."
Lâchant le bras de la juge, il partit en courant en sens inverse, remonta la colonne jusqu'à retrouver la silhouette massive de Grand Vent. L'étalon le salua d'un léger hennissement et Hubert, qui scrutait la campagne, sursauta.
" Albérich, qu'est-ce que tu fais là ? demanda-t-il avec alarme.
— Je voulais te souhaiter bonne chance.
— Tu pars avec les civils, n'est-ce pas ?
— Oui."
Hubert acquiesça et le Luménien le sentit soulagé. C'était la bonne chose à faire pour tout le monde, il n'aurait jamais dû hésiter.
" Sois prudent.
— Toi aussi.
— A tout à l'heure.
— D'accord."
Le paladin avait l'air un peu embarrassé, sans doute craignait-il de voir débouler les Cannibales à tout moment. Albérich lui sourit une dernière fois, puis fit volte-face et détala le long de la colonne. Quelques secondes plus tard, il rattrapait le train des civils et reprenait le bras de Marthe, en route pour le fort.

-Vous pensez que les Académiciens auront pensé à prendre nos sacs ? s'enquit-elle d'un ton dégagé. Ce serait dommage que nous perdions nos notes sur la future constitution... Remarquez, je suis sûre que vous connaissez les votres par cœur. Et de toute façon, comme je doute que beaucoup de gens aient pu emporter leurs affaires, si nous venons à perdre les chariots, il y aura plus urgent... A ce propos, j'espère que vous êtes toujours d'accord pour diriger l'atelier tissage.
Les hommes et les femmes qui les précédaient ne portaient aucun sac : ils étaient sortis des véhicule pour escorter la colonne et, par conséquent, ils n'avaient que leurs armes. Sans doute le plus important, au vu des circonstances...

" J'ai parlé de diriger un atelier tissage, moi ? Diable, quelle mauvaise mémoire... C'est l'âge. Enfin, je veux bien diriger tant que je ne dois pas mettre la main à la pâte... Je ne suis pas très adroit."
Il jeta un coup d'oeil en arrière, vers la colonne qui les suivait toujours, mais qu'ils commençaient déjà à distancer.
" J'aurais dû prendre le jeu d'Hermines d'Hubert. Je crois que c'était sa possession la plus précieuse, après son épée et son cheval."
Il pinça les lèvres.
" Enfin... Ce ne sont que des objets. Si ce sont les seules choses perdues, ce soir, nous ne pourrons que nous réjouir."

-Oui, dit-elle, subitement grave.
Elle soupira puis lui serra plus fort le bras.
-Regardez...
Devant eux, la brume s'était déchirée et ils entrevirent le fort nimbé par l'aube naissante. Perché sur son promontoire, c'était une véritable château, une construction trapue dotée quatre tours d'angle, bâtie avec d'immenses blocs de pierre. L'ensemble était moussu, effrité, mais on avait l'impression que les siècles et les intempéries n'avaient fait que l'égratigner sans parvenir à réellement l'endommager.

" Nous y sommes presque." murmura-t-il avec une certaine exaltation.
L'édifice avait fière allure. En surveiller toutes les murailles ne serait probablement pas aisé, en espérant que celles-ci ne soient pas truffées de failles dissimulées par un lierre mensonger. Et il leur faudrait probablement improviser des portes de fortune. Les chariots auraient pu être utiles, mais ils étaient encore loin de s'engager sur le sentier, qu'ils ne franchiraient qu'à une allure réduite.
Il était conscient de penser trop loin, cependant : il fallait franchir ces dernières toises avant le refuge, au plus vite, puis préparer l'arrivée des soldats en priant pour qu'ils soient peu à tomber.
Immanquablement, Albérich accéléra le pas, comme bien d'autres autour de lui.

A l'est aussi, la brume se déchirait, se fragmentait en pans qui allaient s'étiolant.
La première chose que vit Hubert fut le soleil en train de s'extraire de l'horizon, rouge sang, aveuglant.
Puis il les aperçut.
En contrebas, à une distance encore conséquente mais qui allait s'amenuisant, s'avançait la masse compacte des cannibales. Les rayons pourpres de l'astre diurne se reflétaient sur le métal érodé d'une forêt de lances, d'épées, de masses ou de fléaux ; il ensanglantait une multitude de grands pavois, ainsi que des bannières de cuir qui, lourdes, pendaient mollement de leurs hampes.
Combien étaient-ils, ces Écorcheurs ?
Trois cent, avait dit Varamyr.
Trois cent au moins.
Et le "au moins" faisait toute la différence car, de prime abord; Hubert aurait été tenté d'en ajouter une bonne centaine...

La première chose qui traversa l'esprit d'Hubert est qu'ils auraient dû garder des hommes à terre pour pousser les chariots dans la pente. Ensuite, il jeta un oeil derrière son épaule, espérant apercevoir les civils qui gravissaient le sentier, espérant découvrir un fort tout proche, aisément accessible. Ils auraient sans doute pu abandonner la colonne et galoper ventre à terre jusque là, mais leurs chances de survie, sans matériel, sans nourriture, étaient nulles. Néanmoins, à voir cette multitude qui marchait en rangs serrés derrière eux, il y avait de quoi craindre un anéantissement pur et simple de tous les combattants. Or quelles seraient alors les chances des civils retranchés, s'il n'y avait plus aucun homme armé parmi eux ? Il récita une courte prière à son dieu, puis chercha leurs lanceurs de sorts du regard. Groupés comme ils l'étaient, les Paludiers paraissaient particulièrement vulnérables à des attaques de zone et Robert avait parlé d'un objet magique générant des boules de feu. Continuer à progresser alors que l'ennemi venait derrière était de plus en plus difficile, la tentation était grande de s'arrêter pour l'accueillir... mais ce n'était pas l'objectif. Il fallait amener les chariots jusqu'au fort et survivre. Mais ils étaient si nombreux, paraissaient si barbares... Le paladin grinça involontairement des dents puis dégaina sa lame. Plus personne n'ignorait qu'ils étaient là, désormais.

En se retournant, il avait vu le fort sur son éminence. Solide. Proche.
Il avait distingué, aussi, la colonne des colons, déjà à bonne distance d'eux, et son arrière-garde constituée de civils en armes.
Plus près, beaucoup plus près, il avait aperçu Gabriel, armé de pied en cap, qui avançait au trot dans sa direction.
-Hubert de Maleval, je vous accuse de publicité mensongère, lui lança le Lathandrite, faussement sérieux. Notre future résidence n'abritait qu'un nombre ridicule de morts-vivants, et même pas une créature assez puissant pour être digne que je la mentionne. Heureusement que Frida m'a demandé de vous porter un message, ce qui me permettra de participer à la bataille. Sinon, j'aurais été horriblement frustré.

Hubert sourit au Lathandrite.
" Décidément, Gabriel, vous êtes un phénomène. Je suis ravi pour vous que vous puissiez vous joindre à nos festivités mais... essayez de rester vivant, voulez-vous ? Il n'y a que trois clercs dans cette expédition, ce qui est déjà relativement peu, et il serait utile, pour ne pas dire nécessaire, que ce chiffre ne diminue pas drastiquement dans les heures à venir. Je serais Robert, je vous aurais imposé de rester dans les hauteurs, mais puisque vous avez eu la permission de venir vous défouler... Je tâcherai de vous surveiller. Ne protestez pas, telle est la mission des paladins de l'Aster."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée