La Couronne de Cuivre

Sylvia semblait tout aussi décontenancée que lui, et adopta la même stratégie, levant son verre en silence, les joues un peu trop roses.
Jérémiah attendit que le calme revienne pour se tourner vers eux.
" Bien sûr, ça n'est nullement une obligation. Mais il nous semble que vous avez l'un et l'autre les capacités pour cela, et que votre expatriation sur un continent inconnu pourrait être l'occasion, un jour, d'y fonder une communauté. A moins, bien sûr, que vous ne souhaitiez couper complètement les liens avec nous.
- Non, nous n'allons pas couper les liens ! J'ai une partie de ma famille ici...
- Il est également possible que vous n'ayez nulle envie de fonder un jour une communauté. Nous voulons simplement vous en donner la possibilité si vous le désirez. En revanche, nous vous laissons décider entre vous de celui qui vous semble le plus apte à remplir ce rôle, si bien sûr l'un de vous le souhaite. Cependant... N'oubliez pas qu'il y a une procédure à suivre pour devenir Maître. Chaque membre du conseil réclamera une dette d'honneur. Mais ce sont des choses dont nous discuterons lorsque vous reviendrez parmi nous, si toutefois l'un de vous nous adresse cette requête."

Fonder leur propre communauté en Helonna tout en conservant les liens qui les unissaient au peuple de Haute-Forêt ? L’idée était à la fois intimidante et séduisante, la tâche semblait colossale mais le conseil proposait son aide, quelque part. Kasumi n’avait-il pas rêvé de trouver un moyen pour multiplier les échanges, pour désenclaver les communautés sans pour autant remettre en cause le principe et l’objectif de défendre la forêt qu’elles habitaient. N’avait-il pas affirmé à la licorne son intention de sensibiliser de jeunes citadins aux bienfaits de la nature, à la bienveillance des bois et de ses habitants, à la nécessité de les respecter et de les préserver. N’avait-il pas confié à Hef qu’il aimerait enseigner ce qu’il avait appris auprès des maîtres de la communauté et lors de ses voyages ? Une chose était certaine : l’idée faisait son chemin. Et si elle ne venait pas en contradiction avec les autres choses qu’il avait envie de vivre, cette porte semblait devoir rester ouverte. Il répondit à son tour d’une voix grave mais un peu intimidée tout de même :

- C’est un grand honneur que le conseil nous juge l’un et l’autre dignes de postuler à cette fonction. Je puis assurer que j’y réfléchirai d’ici à notre prochain passage dans la communauté. Merci à vous tous pour votre accueil indéfectible. J’ai moins de peine à vous dire au-revoir en sachant que je serai bienvenu parmi vous à chaque fois que je reviendrai. A chaque fois que nous reviendrons.

Il adressa un sourire à Sylvia tout en posant une main sur la sienne. La rôdeuse avait-elle envie d’ajouter un mot, elle aussi ?

Sylvia paraissait intimidée.
" Nous vous remercions tous les deux pour cette proposition. Je suis très honorée... que le conseil m'estime apte à obtenir le grade de Maître errant. Je n'aurais jamais osé le demander... Et d'ailleurs, puisqu'on est dans les grandes occasions... Et Kasumi et moi avons aussi quelque chose à annoncer..."
Elle se tourna vers le rôdeur, interrogative.

C’était effectivement un très bon moment pour l’annoncer et il faisait confiance à Galawen pour conserver le « secret » pour qu’il puisse être le premier à l’annoncer à ses plus proches parents une fois de retour à Everaska.

Un silence attentif s’était propagé dans la salle suite à la réponse de Sylvia et Kasumi se leva en prenant sa voisine par la main avant de faire face aux membres de la communauté pour déclarer d’un ton ému :

- En effet : la plupart de vous nous a vu grandir Sylvia et moi et nous souhaitons aujourd’hui partager cette nouvelle avec vous tous : j’ai demandé la main de Sylvia et elle m’a fait l’insigne honneur d’accepter : nous allons nous marier.

Il y eut un nouveau tonnerre d'applaudissement, qui couvrit les exclamations de surprise de certains : tous n'étaient pas encore au courant, apparemment. Mais les regards entendus de ceux de leur génération, et surtout des plus jeunes, prouvaient que le secret n'en était plus vraiment un. Il était probable que Amish et Joris aient eu la langue trop bien pendue... Ou alors c'était tout simplement dans l'ordre logique des choses.
Quelques personnes se levèrent pour venir les féliciter, et, comme s'il s'agissait d'un signal, la quasi-totalité de la salle en fit autant. Galawen, qui s'était contentée de sourire, les félicita à son tour lorsque tout le monde se fut réinstallé.

Puis on apporta les plats. Rien de très compliqué, mais c'était tout de même un repas de fête : toasts, quiches et tourtes en entrée, accompagnées de crudités en tout genre. En guise de plat de résistance, on avait fait rôtir le sanglier abattu par Kasumi et ses compagnons de chasse -ou du moins une bonne partie. Diverses sortes de légumes réduits en purée l'accompagnaient.
Puis, on amena le dessert, qui s'avéra être un énorme gâteau à la crème et aux fraises. Mais au moment où le jeune éclaireur qui l'amenait s'apprêtait à le couper, Amish et Joris l'interrompirent.
" On s'est dit qu'on n'allait pas laisser Sylvia nous abandonner comme ça... Enfin, pas qu'on veuille la garder prisonnière...
- Mais on a failli !
- Oui, on aurait pu l'enfermer dans la réserve à provisions, par exemple...
- Mais Kasumi l'aurait retrouvée : Debia dit qu'il allait souvent dans la réserve pour piocher des pots de confiture en cachette, quand il était plus jeune...
- Ah, voilà qui explique certaines choses, les coupa Yan, faussement sévère.
- Hum... fallait pas le dire, Debia ?
- C'est trop tard de toute façon ! Mais donc, puisqu'on ne trouvait pas où l'enfermer et qu'on ne pouvait pas la garder prisonnière, on a pensé à l'accompagner.
- Mais notre père a mis son véto, et on est mineurs, il paraît...
- Donc on s'est dit qu'il fallait l'obliger à rester, ou bien à revenir très vite, et pour ça... Et bien on a pensé à capturer son faucon ! Comme ça on est certains qu'elle ne partira pas longtemps !
- Quoi ? s'étrangla Sylvia.
- Et bien... tu ne l'as pas vu de la journée, il me semble...
- Non, mais... Arrête... Je ne crois pas un instant que vous ayez fait ça !
- Et bien tu as... raison ! Il est là !
Obéissant à un signal invisible, mais probablement lié à la présence de druides dans la salle, Vif-Argent s'engouffra dans la pièce, portant dans ses serres un paquet soigneusement ficelé. Celui-ci contenait divers petits présents : une écharpe et un bonnet tricotés par Amish dans de la laine verte, deux douzaines de flèches taillées par Joris et renforcées d'un sortilège, un arc long fabriqué par Gwenaël, artistiquement sculpté dans un bois de couleur exactement assortie à ses cheveux. Les flèches étaient réparties en deux paquets, à leurs deux noms. Il y avait également un parchemin, cette fois-ci destiné à tous les deux, où chacun des membres de la communauté avait écrit un petit mot affectueux.

Les effusions qui avaient précédé le repas suite à son annonce avaient énormément plu au rôdeur mais il était loin de se douter de la surprise que leur avaient réservée Amish, Joris et tout le reste de la communauté. Il eut toutes les peines à retenir des larmes d’émotion au fur et à mesure du discours des cousins et bien plus encore au moment de recevoir les cadeaux. Sa gorge s’était définitivement enrouée à mesure qu’il lisait les messages affectueux que tous avaient inscrits à leur intention. Son expression devait désormais bien valoir tous les discours mais il tint à remercier toute l’assemblée laconiquement et d’une voix visiblement affectée.

Et dire qu’il avait eu peur de ne pas recevoir bon accueil en revenant après toutes ces années. Et dire que ses pas et ceux de Sylvia allaient les conduire loin de ces gens parfois bourrus mais plein de bonté et de sens de l’entraide et de la solidarité. Il aurait cru que le départ serait bien plus difficile pour sa compagne que pour lui-même mais se rendait compte que ce ne serait pas forcément le cas.

Sylvia était visiblement très émue, elle aussi, et elle ne put dissimuler les larmes qui coulaient malgré elle sur ses joues. Elle tenta, elle aussi, de remercier l'assemblée, mais Joris et Amish l'interrompirent.
" Ce n'est pas fini ! On a aussi... Une petite chanson !
- Debia et quelques autres nous ont aidé, pour le couplet sur Kasumi, parce qu'on le connaît pas bien, nous... Et Gwenaël nous a aidé pour celui sur Sylvia. Mais c'est nous qui avons trouvé le refrain !"

S'ensuivit un joyeux brouhaha, mais Gwenaël, Joris et Amish parvinrent à dominer le tumulte pour commencer à chanter le refrain en question. Kasumi reconnut l'air d'une chanson à boire sur laquelle ils avaient improvisé des paroles. Les couplets parlaient de ses bêtises de jeunesse, de celles de Sylvia également, et étaient entrecoupés d'un refrain tout simple sur le bonheur de vivre dans les bois. Toute l'assemblée reprit le refrain en choeur, ce qui donna quelque chose que Tilmandil aurait certainement appelé cacophonie. Mais le coeur y était, c'était l'essentiel.
Lorsque la chanson fut terminée, les deux rôdeurs s'aperçurent que le dessert avait déjà été découpé et servi à chaque place, et qu'on faisait circuler les bouteilles de pétillant.

Durant toute la représentation, Kasumi avait serré la main de Sylvia dans la sienne mais il fut l’un des tous premiers à applaudir les efforts déployés par Amish et Joris même si certains passages lui avaient clairement fait monter le rouge aux joues. Les anecdotes n’étaient que trop vraies mais il fallait reconnaître que c’était vraiment de bonne guerre. Quand les applaudissements cessèrent et que chacun sembla de nouveau intéressé par sa part de dessert, le rôdeur sourit à ses voisins de table sans toutefois parvenir à dépasser l’émotion qui sourdait dans sa poitrine. La communauté était plus soudée qu’une famille : chaque attention, parole, geste ou regard le lui disaient. Oui, si les prochains mois leur permettraient de se retrouver avec bonheur Sylvia et lui, il y avait fort à parier que cette assemblée, cette présence et la force du groupe finisse par leur manquer et les amènent à faire d’autres choix.

La soirée touchait à sa fin. On ne servit pas de liqueur forte, cette fois-ci, sans doute parce que l'alcool avait coulé suffisamment à flots durant la soirée. Peu à peu, les premiers convives s'en allèrent. Certains vinrent saluer Sylvia et Kasumi avant de partir, leur souhaitant un bon voyage, beaucoup de bonheur. Quelques-uns s'enquirent de la date et du lieu du mariage, et Sylvia devança Kasumi en disant que rien n'était encore fixé.
Il ne resta bientôt avec eux que les jeunes éclaireurs d'une vingtaine d'année qui étaient de service ce soir-là, Yan, Hef, Gwenaël, ainsi que Joris et Amish qui bénéficiaient d'une permission exceptionnelle. Galawen donnait des signes de fatigue, mais n'avait peut-être pas osé rentrer avant eux.

Kasumi savait qu’ils devraient se lever très tôt le lendemain et qu’une rude journée enneigée les attendait. Il était tentant de prolonger la fête d’autant qu’elle marquait des adieux temporaires avec une bonne partie de la communauté. Mais, quand il vit les traits tirés de Galawen, il se leva pour aller saluer avec effusion les derniers convives présents. Cela lui prit quelques minutes encore - évidemment – avant qu’il ne se dirige vers la cabane de Sylvia en compagnie de cette dernière et de la mage. Fort heureusement, ils avaient pourvu au couchage de chacun avant de venir à la fête et il était probable que la veillée ne se prolongerait plus. Il était encore plus probable que le rôdeur ne parvienne cependant pas à trouver immédiatement le sommeil étant donné les émotions qu’il avait vécu ce soir…

Il était tard, et Sylvia se blottit avec tendresse contre lui dès qu'ils se furent couchés. La présence de Galawen les empêchait de parler librement des émotions qui les traversaient, aussi se contentèrent-ils de se serrer dans les bras l'un de l'autre, avec douceur. Sylvia semblait encore plus émue que lui, et son regard était ailleurs, perdu dans ses pensées. Elle finit par lui sourire.
" Bonne nuit mon amour, murmura-t-elle à son oreille. Ca me fait tout drôle de partir, alors que j'en ai pourtant si souvent rêvé... mais je suis heureuse que ce soit avec toi."
La respiration de Galawen était devenue régulière, et il était probable qu'elle se soit rapidement endormie. Mais ils ne pouvaient pas en être sûrs.

Il lui rendit son étreinte avec la même délicatesse et la même affection et – pour ne pas risquer de réveiller Galawen – répondit en chuchotant près de son oreille :

- Moi aussi je suis heureux. Ce départ est si différent du premier. En tout et en mieux. Désormais je ne suis plus seul grâce à toi. Bonne nuit ma douceur.

Il déposa un baiser au creux de son oreille avant de lui sourire dans la pénombre. Peut-être ne pouvait-elle pas le voir mais elle devait le sentir. Peut-être.

Elle se blottit un peu plus contre lui, la tête sur son épaule, et il la vit fermer les yeux. Elle ne trouva pas le sommeil immédiatement, après toutes ces émotions, mais il vit, peu à peu, son souffle devenir plus régulier, et devina qu'elle sombrerait rapidement.
Au-dehors, la pluie tombait, fine et légère, presque silencieuse. Il entendait goutter l'eau depuis le toit, tombant probablement sur un seau, et ce bruit obsédant le berçait, insensiblement. Il finit par trouver lui aussi le sommeil.

La pluie tombait toujours le lendemain à son réveil, et le même bruit entêtant de goutte tombant sur un seau se faisait entendre. A croire qu'il n'avait dormi qu'un instant. Il se sentait pourtant pleinement reposé. Galawen et Sylvia étaient encore endormies, et, au-dehors, on entendait les premiers bruits matinaux du campement, si familiers.

La journée du grand départ. Même aujourd’hui il avait du mal à réaliser à quel point ses décisions de ces dernières veilles allaient irrémédiablement changer son existence. Mais il n’avait qu’à jeter un regard au visage serein et endormi de Sylvia blottie contre lui pour se convaincre que sa plus grande aventure valait la peine d’être vécue. Il resta à l’observer plusieurs minutes avant de se décider à émerger tout à fait de son sommeil : la journée serait longue et son père devait greloter dans le froid en ce moment même. Et, loin de ces considérations, il se sentait excité à l’idée de ce nouveau départ qui leur tendait les bras. Il déposa donc un baiser sur les lèvres de sa fiancée pour la réveiller tout en douceur.

Sylvia émergea doucement, un peu hébétée elle aussi, lui sourit, et mit quelques instants à se remémorer le contexte particulier de la journée. Il vit une expression indéchiffrable passer, fugace, sur son visage, puis elle déposa un léger baiser sur ses lèvres et se redressa.
" Je vais nous faire un petit déjeuner rapide", murmura-t-elle en enfilant rapidement ses vêtements avant de repousser le rideau de l'alcôve.
Galawen, tirée du sommeil, se redressa également, un peu embrumée.
" Léger, le petit déjeuner, prévint-elle. La téléportation secoue toujours un peu les estomacs...
- Je sais !
- Hum... Est-ce que je pourrai profiter de l’alcôve pour me changer lorsque vous aurez fini de vous habiller ? Et s'il y a un peu d'eau, même froide...
- Elle est tiède. Je l'avais laissée près du feu.
- Merci..."

Kasumi se leva à son tour et prépara des vêtements chauds qu’il enfilerait dans la pièce principale pendant que Galawen se changerait dans l’alcôve. Pour tout dire, il était impatient de se mettre en route et de retrouver son père sans doute frigorifié dans une grotte de la montagne. Il se serait presque passé de petit-déjeuner au campement mais ce n’était pas une bonne idée : ils auraient tous besoin de leurs forces pour affronter le froid et la neige.

Le rôdeur jeta un œil dans le coin de la pièce où s’entassaient des bagages déjà prêts : oui, tout était fin prêt pour le long voyage de retour, avec une petite escale en famille à Everaska. Sylvia voudrait probablement dire une dernière fois au-revoir en privé à sa famille proche mais ils n’allaient plus tarder. Et comme avant chaque voyage, le demi-elfe était à la fois nerveux et enthousiaste. Et ce devait être bien plus intense pour Sylvia qui n’avait jamais quitté les siens durablement…

Le petit déjeuner fut sommaire : thé, pain, et confiture. La rôdeuse avait donné à Gwenaël ou à la communauté l'essentiel de ses provisions. Moins d'une demi-heure plus tard, ils étaient fin prêts. Comme Kasumi s'y attendait, Sylvia s'éclipsa tandis qu'il faisait la vaisselle, pour aller saluer son oncle et ses cousins une dernière fois. Elle revint quelques minutes plus tard, les yeux un peu rougis, mais affichant vaillamment un sourire un peu tremblant. Vif-Argent s'était perché sur son épaule, et elle le prit délicatement dans ses bras.
" Je suis prête..."

Kasumi lui adressa un sourire encourageant et s’empara de ses bagages et lui tendit les siens - à peine plus légers - avant de lui répondre d’un ton doux :

- Moi aussi, je suis prêt.

Il lui tendit la main pour quitter sa cabane avec elle. Tant de choses s’étaient passées ici, pour l’un, pour l’autre et surtout pour eux deux et cela faisait indéniablement un pincement au cœur d’en refermer la porte. Mais une fois que ce fut fait, le rôdeur n’eut qu’une hâte : retrouver son père, passer une dernière journée en famille puis se préparer au long voyage de retour.

Sylvia serra la main de son compagnon et quitta la cabane à sa suite, sans un regard en arrière. Il devina des yeux qui les observaient, depuis la fenêtre de la maison de Gwenaël, mais personne ne sortit : il faisait décidément trop mauvais.
Riniel avait rassemblé elle aussi ses affaires, qu'elle portait dans un sac en bandoulière.
" Vous vous souvenez, vous devez être en contact avec moi. Pour Vif-Argent, ça suffit si tu le portes, Sylvia. Vous êtes prêts ? Allons-y !"

Elle se mit à incanter, et une lumière éblouissante l'enveloppa, masquant tout ce qui les entourait. Et puis la température chuta subitement d'une dizaine de degrés et ils se retrouvèrent à plusieurs centaines de kilomètres de là.

La Couronne de Cuivre

[Haute-Forêt] Quête : Racines