La Couronne de Cuivre

Il marchait depuis un moment, demeurant sous le couvert des arbres, enjambant racines et flaques, contournant les buissons de joncs ou de roseaux trop denses, quand il entendit des voix vers l'aval. Deux. Des hommes. Rien de menaçant. Ils discutaient des saumons qui se faisaient rares, d'une écrevisse d'un pied qu'un dénommé René avait attrapée la veille précédente, de la prolifération de ces algues rousses glissantes plus loin vers le moulin. Mais comme ils pêchaient dans le courant, il serait difficile de les éviter, à moins de quitter le couvert des arbres pour un moment...

Pas question de perdre encore du temps.
Il n'allait donc pas chercher à les éviter et se comporterait simplement comme un promeneur, les saluant poliment au passage. Il n'avait pas peur d'eux et leur réaction serait une information en soi. Il ne pensait pas que les autorités aient déjà mis sa tête à prix mais... sait-on jamais.

Les pêcheurs furent surpris de le voir débarquer. Après tout, c'était un elfe qui venait de la Lorien... Même si sa tête n'était pas mise à prix, tout le monde savait que l'escorte de la princesse avait été massacrée. Aussi se levèrent-ils vivement, retirèrent leur chapeau, et s'inclinèrent-ils avec une déférence un peu craintive.
" Messire, c'est... un honneur... un privilège... heu... Bienvenue dans la Vallée." murmura le plus âgé, en bafouillant.

Il leur sourit amicalement. Et il n'eut pas à se forcer : même s'il se défiait des responsables locaux, même s'il savait qu'une trentaine d'habitants de Champsdor étaient des barbares sanguinaires, il n'allait pas commencer à faire des généralités, lui qui commençait à trouver celles-ci insupportables en cette région où tout le monde en faisait tout le temps.
-Bien le bonjour, messieurs.
Il hésita puis décida de se lancer. Autant tâter le terrain...
-Merci pour votre accueil mais, en réalité, je séjourne actuellement dans la vallée... Plus exactement à Vauxgrisants. Seriez-vous du village ?

" Non, messire, dit l'homme, encore plus surpris. On est de Viveverte, nous. Vous vous êtes perdu ? Parce que Vauxgrisants... c'est tout à fait de l'autre côté..."
Il indiqua l'aval.
" Et c'est encore une sacrée trotte."

Tant pis.
-Oh, je demandais comme ça, pour savoir si nous étions voisins. Pour le reste, je me promène : le temps est magnifique et la vallée également.
C'était la pure vérité.
-En tout cas, je vous souhaite une bonne journée. Et de bonnes prises.
Il était temps de repartir.

Il put reprendre sa route, suivant les flots tranquilles de la rivière. Il lui fallut une demi-heure pour atteindre enfin les lieux où se cachaient Baptiste et Titus. En fait, ils semblaient plutôt détendus, discutant dans leur sabir mi-commun mi-sylvestre. Baptiste avait manifestement emporté de quoi manger, mais Taliesin comprit qu'il donnait le change pour le faune quand il vit son expression à son arrivée. Il courut l'étreindre et le regarda avec angoisse.
" Où est Victor ?"

Il poussa un profond soupir de soulagement en serrant son fils contre lui.
-Il va bien, ne t'en fais pas. Il est avec le centaure qui ne lui a pas fait de mal ainsi qu'avec une escouade d'elfes qui patrouillait dans la forêt. Nous allons les rejoindre.
Il sourit.
-Et de votre côté, comment ça s'est passé ?

" Sans mal... J'ai laissé un message, comme on avait dit... J'ai dit qu'on était partis pour une excursion vers Viveverte... Je ne savais pas trop quoi inventer... Hum."
Il haussa les épaules. Titus s'était approché.
" Il se passe quoi ?"

Baptiste n'avait sans doute pas pu lui expliquer...
-Une fois n'est pas coutume, je vais te répondre en sylvestre : ce sera plus pratique.
Bon, comment présenter les choses ?
-Cette nuit, Baptiste s'est rendu compte que Victor était sorti, alors nous sommes partis à sa recherche. Nous avons d'écouvert qu'avec un groupe de gamins du village, ils étaient allés observer le camp du centaure. Mais au moment on nous y sommes arrivés, des hommes de Champsdor ont attaqué le camp. L'un des centaures s'est fait tuer, l'autre s'est enfui en emportant Victor, qui s'était faufilé sous sa tente, et moi... j'ai failli être abattu par l'un des hommes qui ne voulait pas qu'il reste de témoin de l'attaque. Depuis, j'ai retrouvé Victor et le centaure : tout va bien de ce côté-là. Et nous allons les rejoindre. Au vu des circonstances, il me paraît trop risqué de demeurer dans la vallée. Sans compter que je ne veux pas attirer d'ennuis à Mona et à Yann, qui ont été vraiment adorables avec nous.

" Je ne comprends rien." dit le faune en secouant la tête.
Il se tourna vers Baptiste. Celui-ci haussa les épaules avec un sourire. Titus l'imita.
" Allons-y, les détails importent peu..."
Il grimaça.
" Mais les elfes vont être d'accord que Victor et moi, on soit là ?"

-Nous serons conduits tous les quatre jusqu'au clan de la princesse qui a disparu. Mais...
Soupir.
-Ils vous banderont les yeux durant le trajet. J'en suis vraiment navré. Malheureusement, si nous refusons, ils ne nous conduirons pas là-bas et la seule solution qui restera sera de rentrer à Luménis pour que j'informe Kerun de tout ce qui se passe ici.

" Est-ce que ça ne serait pas mieux d'aller prévenir Kerun quand même... murmura Baptiste. Je veux dire... Ces elfes, on ne les connait pas... Et on va leur annoncer que leur princesse a disparu... Toi, tu es un elfe, ils t'auront à la bonne, mais nous... On devrait prévenir Kerun. Ce serait mieux. Il saura ce qu'il faut faire.
— Qui Kerun ? dit le faune en commun.
— Un elfe de Luménis.
— Que des elfes !" dit Titus en riant.

-Les elfes, eux, du moins ceux d'ici, pensent qu'il n'y a que des humains dans mon entourage, répondit-il d'un ton léger.
Il refit face à Baptiste.
-Le problème, c'est que nous mettrons beaucoup de temps à prévenir Kerun : une veille, au mieux. Et il lui faudra du temps pour intervenir, surtout si lui et ses hommes sont déjà sur d'autres dossiers, ce qui est probable. Or, si nous voulons avoir une chance de retrouver Cordélia et la princesse vivantes, il faut agir vite. Sans compter que si les gens de la vallée essaient de faire croire aux elfes que les centaures sont coupables du massacre, ils risquent fort de comprendre qu'on leur ment et... de déclencher une véritable guerre. En agissant en amont, on a peut-être une chance d'empêcher ça.

Baptiste pinça les lèvres.
" Mais si tu penses vraiment que les autorités d'ici sont corrompues... Est-ce qu'on n'est pas obligés de prévenir les gens de Luménis ? Ou au moins de Togoria ? Parce que... c'est une Vallée humaine, en territoire humain... Si j'ai bien compris, chacun respecte scrupuleusement son territoire. Je vois ce que tu veux dire sur l'urgence mais... les tribus elfes n'ont pas le droit de faire ingérence... et si elles le font, il y aura des torts de tous les côtés."

-Dans le fond, tu as raison, et c'est d'ailleurs ce que j'envisageais de faire, spontanément. Mais Togoria, ça n'est pas tout près non plus : beaucoup de choses pourraient se passer, ici, avant qu'elles n'interviennent, si jamais elles le font : le clan de la princesse doit déjà s'étonner qu'elle ne soit pas revenue...
Il poussa un profond soupir.
-Je ne sais pas quelle est la meilleure solution, Baptiste. Depuis que nous sommes arrivés ici, je suis complètement perdu, je ne sais à qui m'adresser, personne ne me paraît vraiment fiable ou digne de confiance... Mais je ne veux pas non plus repartir sans avoir tenté d'aider ceux dont tout le monde se fiche, ici, parce qu'ils ne sont pas du pays, parce qu'ils ne sont pas de la bonne race...

" Je comprends." dit le gosse, manifestement ébranlé par l'aveu d'impuissance de l'elfe.
Il pinça les lèvres et frissonna.
" Et si... Si... Si on faisait les deux ? Ou bien qu'on le prétendait, au moins ? On pourrait dire aux elfes qu'on a prévenu Luménis... qu'on le fasse ou pas, d'ailleurs. Pour empêcher une escalade... Je ne sais pas si ça pourrait marcher."

Il fronça les sourcils, surpris... puis sourit.
-C'est une excellente idée. je pensais d'emblée les inciter à user des voies diplomatiques plutôt que militaires mais s'ils sont insensibles aux arguments rationnels, je pourrais recourir à ce petit mensonge. Voire l'étoffer en prétendant, je ne sais pas, être un agent de réserve des services secrets. Ce ne serait presque pas un mensonge, d'ailleurs, puisque Kerun sait qu'il peut compter sur moi en cas de besoin...
Il n'aimait pas mener les gens en bateau. Mais si c'était pour la bonne cause...
-Bon, il va falloir qu'on y aille. Mais je vais peut-être prendre quelques minutes pour écrire un nouveau message à Mona, lui dire que notre absence va se prolonger mais qu'elle ne doit pas s'inquiéter. Plus loin, il y a deux pêcheurs de Viveverte : ils pourraient remettre la missive à sa sœur, qui vit au village...

" Moi je ne ferais pas une chose pareille, Taliesin, dit Baptiste en secouant la tête. Moins il y a de gens qui savent où on est, mieux c'est. Et si tu penses vraiment que les autorités sont pourries... et que Mona est gentille... Mieux vaut ne pas trop l'impliquer là-dedans."
Il esquissa une grimace.
" Ce serait dommage qu'elle ait des ennuis à cause de nous."

-Je ne sais pas si les autorités sont corrompues. Ou si elles le sont totalement...
C'était bien le problème : quel que soit le dossier envisagé, il n'avait aucune certitude, aucun élément concret sur lequel s'appuyer. Il pataugeait complètement, n'arrivait à rien, n'avançait sur rien... C'était terriblement usant.
-Mais soit, tu as raison. Dans le doute, privilégions la prudence.
Ah, s'il avait été plus égoïste, il serait rentré à Luménis sans tarder, oubliant toutes ces affaires qui ne le concernaient pas, qui ne lui apportaient que des ennuis et qu'il n'avait de toute manière aucun moyen de résoudre. Mais voilà : on ne se refait pas.
-En route : on a deux bonnes heures de marche devant nous.

Les enfants prirent la tête de leur petite équipée. Titus était le plus rapide, gérant le terrain accidenté avec aisance, caracolant entre les racines et dans la boue, sur ses pratiques petites pattes de faune. Baptiste le suivait mais, avec la nuit chaotique qu'il avait eue, Taliesin devinait qu'il se fatiguerait rapidement. Il n'avait pas — ou plus — l'énergie des deux autres enfants, sans doute la faute à son mauvais sommeil. Mais ils progressèrent une bonne heure avant de rencontrer les pêcheurs. Ils avaient traversé la rivière à la faveur d'un gué, aussi le faune se dissimula-t-il dans la végétation.
" C'est un peu ennuyeux, non ? Ils vont voir où nous allons..."

-On peut toujours faire un détour pour essayer de passer sans qu'ils nous voient ou, au moins, sans qu'ils aient une idée précise de la direction que nous prenons. Mais dans le pire des cas, même s'ils voient ou nous allons, même s'ils le répètent... Que nous ayons gagné le couvert de la forêt ne peut pas leur révéler la nature exacte de nos intentions. Après tout, nous pourrions simplement vouloir quitter discrètement la vallée pour rentrer chez nous.

" Quitter discrètement la Vallée... C'est suspect aussi, non ? En fait, on aurait peut-être dû rester chez Mona, faire semblant de rien..."
Il soupira.
" Mais bon... Ils n'oseront pas entrer dans la Forêt, tu as raison... J'espère juste que les elfes ne seront pas trop... mmm... elfiques."

Retourner chez Mona comme si de rien n'était, il l'avai envisagé. Sauf que le même Baptiste avait laissé entendre que c'était peut-être dangereux, ce qui l'avait poussé à changer d'avis. Et voilà que le gosse changeait à son tour d'avis...
Mais comment aurait-il pu lui en vouloir alors que lui-même était complètement perdu ?
Et puis, il était l'adulte, c'était à lui que revenait de prendre les décisions.
Sauf que ça n'avait rien de simple quand la situation était si compliquée, quand on n'en connaissait ni les tenants, ni les aboutissants, quand on ne savait à qui se fier, quand on n'avait même pas un autre adulte de confiance avec qui faire le point...
Taliesin éprouva une furieuse envie d'appeler à l'aide.
Sauf qu'il n'y avait personne pour l'aider.
Il sentit le découragement l'envahir, s'efforça de le repousser.
Il n'avait pas dormi de la nuit, il n'avait cessé de courir de droite et de gauche, il avait vu des choses horribles : dès lors, il était normal qu'il soit dans pareil état.
Il fallait s'en tenir à ce qu'il avait décidé. Se concentrer sur le fait qu'il était vivant, que les enfants étaient vivants, qu'ils pourraient tous rentrer sains et saufs à la maison : c'était le plus important.
-Je veillerai sur vous, dit-il doucement. Essaie de voir ça comme une occasion d'en apprendre davantage sur les elfes sylvestres.

" C'est vrai. Peut-être qu'ils se rendront compte, eux aussi, que je suis un peu elfe, et qu'ils m'aimeront bien, alors..."
Il sourit bravement puis s'engagea sur la berge, se révélant aux pêcheurs. Ceux-ci levèrent les yeux et les saluèrent mais ne leur posèrent aucune question, même s'ils semblaient manifestement surpris de les voir emprunter ce chemin, qui ne conduisait qu'à la Lorien.
Un peu plus loin, Baptiste proposa quelque chose à manger à ses compagnons. C'était désormais la mi-journée, et la faim, comme la fatigue, les avait saisis. Peut-être sauf Titus, qui goûtait à cette belle journée estivale avec une relative insouciance.

Il accepta volontiers, tout en précisant qu'ils mangeraient en continuant à avancer.
Il ne voulait pas que les elfes et le centaure se lassent d'attendre...
Le fait que Baptiste ait emporté des vivres le fit s'interroger sur ce qu'il avait pu prendre d'autre parmi leurs possessions. Nul doute qu'outre Minuit, ils abandonnaient beaucoup derrière eux. Mais du moment qu'eux s'en tiraient, ça n'était vraiment pas très important. Et puis, il avait l'essentiel avec lui : ses armes, le pipeau... Si son fils avait pu, comme demandé, prendre les documents concernant les ruines, ce serait parfait.

Il l'avait fait, il put le rassurer sur ce point un peu plus tard, lorsque le barde lui posa la question. Ils pénétrèrent ensuite dans la Lorien et Taliesin put les diriger vers l'endroit où il avait laissé les autres. Il avait heureusement pensé à laisser des points de repère sur son trajet car la forêt était dense, immense, et s'y retrouver sans se perdre demandait un minimum de préparations quand on n'y était pas entraîné. Une fois que l'elfe leur eut expliqué le type de marques qu'il avait laissées sur les troncs, les deux enfants purent participer à la recherche de la piste. Mais Baptiste fatiguait, comme prévu, et il leur fallut faire une pause.
Quand ils arrivèrent enfin à la tranchée, ils trouvèrent l'elfe et Victor. Ce dernier, furibard, avait été ligoté contre un arbre. Nul doute que si on lui ôtait son bâillon, il vociférerait à en effrayer tous les oiseaux sur des lieues à la ronde.
" Ah enfin." dit l'elfe en les voyant arriver, manifestement soulagé.

Même si le spectacle ne fut pas sans le révolter quelque peu, il n'arriva pas à en vouloir vraiment à l'elfe. Car, en toute honnêteté et même si lui-même n'avait jamais, bien évidemment, recouru à pareilles méthodes, ligoter et ballonner Victor semblait parfois être la seule solution pour qu'il accepte de se tenir tranquille.
-Désolé d'avoir mis tant de temps. Mais comme je n'avais pas vraiment prévu que nous nous dirigerions vers la forêt, l'endroit où les enfants s'étaient cachés n'était pas tout proche...
Il jeta un regard autour de lui.
-Le centaure n'est plus là ?

" Il avait faim, dit l'elfe avec un haussement d'épaules. Je pense... qu'il avait l'intention de revenir."
Victor se contorsionnait avec mauvaise humeur. Baptiste jeta un coup d'oeil à son père.
" A mon avis, plus tôt on le libère, moins atroce ce sera..."

Il acquiesça.
-Oh, mais je n'avais pas l'intention de le laisser saucissonné comme ça...
Il s'approcha de Victor et se pencha pour lui souffler à l'oreille.
-Pas d'éclat, s'il te plait. Je n'approuve pas la manière dont tu as été traité mais... Disons que la situation est déjà assez compliquée comme cela pour ne pas en rajouter.
Et il entreprit de le libérer.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile