La Couronne de Cuivre

Chance manqua les yeux – de peu. L'homme ne put retenir un cri, et son étreinte se desserra un court instant. Cela aurait suffit à la tieffeline pour s'échapper, si elle n'avait pas eu sa cape, dont l'homme au gourdin parvint à rattraper l'extrêmité, manifestement furieux. Coupée net dans son élan, la voleuse manqua de s'étaler au sol.

« Où crois-tu aller, ma jolie ? »

L'homme qui l'avait attrapé la première tenait pour l'instant son visage ensanglanté dans ses mains, et les autres brigands étaient encore à quelques mètres de là. Pour une fraction de seconde, Chance et lui étaient seuls… du moins, en apparence. Une tierce personne se trouvait dissimulée alentours, et choisit cet instant pour intervenir.
Un couteau se planta soudain dans le bras du bandit, lui arrachant à lui aussi un cri de douleur, et permettant à la tieffeline de prendre véritablement le large. De son sauveur, elle n'avait rien vu – mais Augustin, lui, avait pu remarquer une silhouette s'éclipsant rapidement dans l'une des ruelles proches.

Haletante, la tieffeline finit par s'arrêter lorsqu'elle jugea avoir mis suffisamment de distance entre elle et tous ces gorilles. Avec un pan de sa cape, elle épongea doucement le sang qui coulait le long de ses cornes jusque sur son front.

- Je crois que vous avez un ange gardien.

- Parce que vous vous considérez comme un ange gardien ? Vous ne manquez vraiment pas d'air...

- Je ne parlais pas de moi, non, mais de la personne qui est venue vous prêter assistance. Vous n'avez rien vu ? La tieffeline fit non de la tête, visiblement contrariée. Elle n'avait prêté attention à rien, si ce n'est à la prise de l'homme qui s'était soudain relâchée ; ensuite, elle avait couru aussi loin que possible sans demander son reste. Pourquoi quelqu'un avait pris le risque de lui venir en aide ? L'aurait-on confondu avec une frêle et jeune femme en détresse, sans apercevoir les cornes et la queue ?

Elle jeta un oeil aux alentours mais il n'y avait personne.

…et pourtant, bien que la ruelle soit déserte, Chance ne pouvait s'empêcher de se sentir observée. Un regard, elle en avait la certitude, était braqué sur elle. Peut-être n'était-ce dû qu'à la présence de quelques sombres oiseaux sur le toit des bâtisses alentours ?

Quoi qu'il en soit, les brigands ne semblaient pas avoir abandonné la poursuite. À peine la tieffeline avait-elle repris son souffle qu'elle entendit des voix s'élever dans la ruelle voisine.

« Disparus. Tous les deux.
– Ils n'ont pas pu aller loin. On ne va pas les laisser s'en tirer comme ça, surtout après ce qu'ils ont fait. Retrouvez-les !
– Mais quand même, t'as vu la tronche de la fille ? Un truc pas humain comme ça, on devrait se méfier.
– Tu parles. Si elle avait été dangereuse, elle ne se serait pas enfuie comme ça. Ç't'une poulette exotique, mais pas méchante.
– Ouais, ça, c'est sûr que ça lui donnait du charme…
– Il faudra juste penser à lui casser les cornes avant de s'amuser avec, mais j'te parie que ça vaudra le coup. Allez, fouillez le coin ! »

Les voix s'étaient quelque peu éloignés – mais Chance réalisa soudain qu'elle se trouvait dans une impasse. Impossible de s'enfuir sans repasser par l'endroit où se trouvaient les bandits. Fort heureusement, l'endroit ne manquait pas de recoins sombres, surtout dans la lueur faiblissante du crépuscule. Elle pourrait aisément s'y dissimuler – du moins, tant que l'on ne fouillait pas véritablement les lieux.

Alors que son visage prenait une charmante teinte rouge écarlate, Chance se dissimula derrière quelques caisses en attendant que les voix s'éloignent. Alors comme ça ils la cherchaient toujours, ces rustres ? Et comment l'avaient-ils appelée ? Poulette ? Si elle n'avait pas eu une once de bon sens, elle leur serait tombée dessus comme la misère sur le monde pour les mettre en charpie. Ah, si seulement...

Augustin profita de son invisibilité pour jouer le guet à l'autre bout de la ruelle, prêt à avertir la tieffeline si les brigands s'approchaient ou, au contraire, s'éloignaient assez pour qu'elle puisse s'éclipser.

Même ainsi dissimulée, Chance ne put se défaire de la curieuse sensation d'être observée… mais bien que la cachette qu'elle avait choisi lui permette d'avoir une bonne partie de la rue dans son champ de vision, elle ne put voir personne – hormis les oiseaux sur les toits, et quelques rats qui couraient par-ci par-là.

De longs instants s'écoulèrent. Augustin continuait d'observer les brigands : ils fouillaient méthodiquement les ruelles alentours, mais il en restait toujours un ou deux à surveiller la rue. Il compta cinq, peut-être six hommes en tout. Soudain, une silhouette encapée surgit dans son champ de vision. De l'être qui portait la cape, il était difficile de voir quoi que ce soit – il était couvert de la tête aux pieds, comme Chance l'était elle-même –, mais la cape semblait être celle que le fantôme avait vu disparaître un peu plus tôt, après le coup de couteau au bras.
L'homme semblait apeuré, traqué lui aussi. Se dissimulant du mieux qu'il pouvait dans les ombres, il quittait une ruelle voisine, qui allait être très bientôt visitée. Il parvint à progresser cinq, puis dix mètres, avant que le regard du guetteur ne revienne scruter dans sa direction.
Pour ne pas être découvert, l'homme n'eût d'autre choix que de s'engager dans la ruelle où se trouvait Chance, et se dissimuler lui aussi derrière une pile de caisse. Il ne semblait pas avoir remarqué la tieffeline, mais celle-ci pouvait, de là où elle se trouvait, l'observer à loisir.

Sous peu, les brigands seraient dans les parages – néanmoins, il y avait encore le temps d'échanger quelques mots à voix basse.

- Quelqu'un vient, et je crois qu'il s'agit de votre mystérieux sauveur, prévint le fantôme à voix haute, sachant que seule la tieffeline pouvait l'entendre.

Celle-ci se raidit doucement mais ne quitta pas sa cachette. L'homme - ou la femme - était drapé dans une cape sombre qui l'empêchait de distinguer ses traits et, trop occupé à scruter l'autre bout de la ruelle, il ne remarqua pas la présence de Chance, un peu plus en retrait. C'était donc à cette sombre silhouette qu'elle devait son salut ? Elle était très curieuse de savoir ce qui se cachait en dessous.

Accroupie sur le sol, elle chercha à tâtons de quoi attirer son attention. Un petit cailloux, voilà qui ferait l'affaire. Ni une ni deux, elle le lança dans sa direction, visant la tête.

Elle sembla réussir son coup, et la silhouette encapée sursauta, et se retourna vivement pour scruter les alentours. Chance ne cherchant pas spécialement à s'en cacher, elle fut rapidement repérée, et la cape sombre la rejoignit aussitôt, non sans s'être quelque peu frottée l'arrière de la capuche, à l'endroit où le caillou avait frappé.

« Ainsi, vous vous en êtes sortie ? Vous m'en voyez ravi. J'aurais aimé pouvoir rester davantage, mais… »

Il désigna d'un geste la rue. Demeurer dans les parages après avoir lancé un couteau au bras de l'un des brigands aurait en effet été suicidaire…

Sa voix, en tout cas, était celle d'un homme. Rappelait-elle un peu celle d'Elzen, ou n'était-ce qu'une impression ? Elle était en tout cas beaucoup moins assurée que celle du tieffelin préféré de Chance (le seul qu'elle connaissait, en fait). L'homme avait tout du fugitif perdu dans les rues, comme la tieffeline l'était elle-même. Et comme elle, il ne semblait pas particulièrement apte à combattre – si ce n'est en lançant des couteaux comme il l'avait déjà fait.
Néanmoins, l'obscurité qui envahissait la ruelle ne gênait pas le regard de Chance, et celle-ci pu remarquer que l'homme tenait quelque chose sous sa cape. Un objet qui semblait avoir la forme d'un T, et dont une extrémité métallique dépassait quelque peu. Était-ce une arme ? Serait-elle utile contre leurs ennemis ?

Ceux-ci, quoi qu'il en soit, avaient, comme le signala Augustin, atteint la ruelle adjacente. Ils seraient bientôt là.

Chance se sentit un peu honteuse quelques instants, le temps pour elle de réaliser que le mystérieux inconnu lui était bel et bien... inconnu. Non, elle aurait refusé tout net d'avouer à qui sa voix lui avait fait pensé, de même qu'elle aurait refusé tout net d'avouer qu'elle était déçue que ce ne fusse pas *sa* voix. D'abord troublée, la tieffeline reprit ses esprits et chercha une issue du regard. Malheureusement, la seule façon de sortir de se cul de sac était de se jeter dans les bras des brigands, là-bas. Que lui restait-il comme option, à part l'escalade ?

- Si vous avez un plan, c'est le moment de le mettre en action. Dans le cas contraire, je crois bien qu'il vous faille mettre les voiles sans tarder, remarqua le fantôme tout en se rapprochant du duo à capuche. Augustin se montrait toujours d'un calme à toute épreuve, sans doute parce que ce n'était pas sa propre vie qui était en danger. Il se contentait d'observer tout ce qui se passait autour de lui comme s'il s'agissait d'une pièce de théâtre fort divertissante. Elle l'enviait, parfois. Surtout dans des situations comme celle-ci.

Il était temps pour elle de passer à l'action, hors de question d'attendre simplement ici que les brigands viennent les cueillir. Elle agrippa la manche de son mystérieux sauveur et se redressa suffisamment pour voir le bout de la ruelle, là où les brigands n'allaient pas tarder à débarquer.

Chance ==> Ténèbres ===> Sortie de la ruelle

Et sans lui demander son avis, elle l'attira à sa suite alors que les ombres commencèrent à s'étendre face à eux, couvrant leur fuite.

Des présentations en règle attendraient.

L'arrivée des ténèbres fit sursauter son compagnon, qui manifestement, ne semblait pas s'attendre à ça. Mais elle attira également l'attention des brigands. Leurs yeux, fort heureusement, n'étaient pas aptes à fouiller l'opaque nuit créée par Chance, mais ils n'en accoururent pas moins aussi vite que possible, espérant les saisir à l'aveugle.

S'il avait paru surpris, l'homme se ressaisit assez vite, et la tieffeline n'eut pas d'efforts particuliers à faire pour l'entraîner loin de là. Au contraire, il semblait courir légèrement plus vite qu'elle, et allait la dépasser lorsqu'un projectile l'atteignit. L'un des brigands, au moins, était équipé d'une fronde, et, lorsqu'ils furent parvenus à la limite d'effet du sortilège de Chance, avait pu les viser.
Touché à la jambe, le mystérieux compagnon de la voleuse perdit l'équilibre et s'effondra, manquant de l'emporter dans sa chute. Cependant, alors qu'il tombait au sol, il eût le réflexe de sortir un autre couteau et de le lancer vers le poursuivant, qui fut atteint à la gorge et s'ecroula à son tour. Une telle maîtrise du lancer était impressionnante… l'homme disposait-il d'autres talents cachés ?

Quoiqu'il en soit, la tieffeline, interrompue dans sa course, put alors remarquer deux choses. La première était qu'un autre brigand émergeait des ténèbres – les autres étaient encore hors de vue, mais une blessure fraîche au bras désignait celui-ci comme étant celui qui l'avait appelée « poulette ». La seconde était que, dans sa chute, son mystérieux allié avait fait tomber l'objet qu'il tenait sous sa cape, et que celui-ci avait glissé jusqu'à ses pieds. Elle n'avait qu'à se pencher pour le ramasser. Il s'agissait d'une petite arbalète… et elle semblait chargée.

Lorsque l'homme encapuchonné qui l'accompagnait s'écroula, elle stoppa sa course. Quelle poisse, le temps qu'elle l'aide à se relever, l'homme qui les pourchassait serait déjà sur eux. C'est alors que son regard se posa sur l'arbalète à ses pieds, juste là, presque comme une invitation. C'était une occasion trop belle pour ne pas la saisir. Belle mais audacieuse. Chance n'avait jamais utilisé ce genre d'arme, elle se débrouillait plutôt bien dans le lancer de fléchettes mais ça s'arrêtait là.

Après quelques secondes d'hésitation, la tieffeline s'empara de l'arbalète et la braqua vers le brigand qui courait vers eux. Il serait sur eux d'ici quelques secondes. Elle inspira profondément et visa la tête. Non, pas la tête, elle était certaine de rater son coup. Quoi d'autre alors ? Ses jambes ? Non, ce n'était pas assez douloureux, elle ne voulait pas simplement arrêter sa course mais lui faire vraiment mal.

L'espace se vida autour d'elle, il ne restait plus que sa cible qui courait vers elle, faisait fi de l'arme qu'elle tenait entre les mains. Le brigand avait à peine parcouru les deux tiers qui le séparaient de ses proies lorsque Chance pressa la détente, visant juste en dessous de la ceinture. Voilà qui promettait une vive douleur à cet imbécile, si toutefois le carreau se figeait là où elle l'espérait.

Un tir presque parfait. Un tintement métallique signala que le projectile avait touché la boucle de la ceinture du brigand ; et le hurlement de douleur qui suivit immédiatement indiqua que cela ne l'avait pas empêché de s'enfoncer dans la chair autour de cette ceinture. L'homme recula, portant les mains à sa blessure, paralysé par la douleur.

Les trois bandits restants étaient à leur tour sortis des ombres, gourdins au points, chargeant à pleine course. La tieffeline, même si elle avait su s'y prendre, n'aurais sans doute pas eu le temps de recharger avant qu'ils soient sur elle… mais elle n'eût pas à essayer.

« Bien, je pense avoir vu ce que je voulais voir. »

La voix était-elle toujours la même ? Le manque d'assurance avait subitement disparu, laissant place à un ton froid et sûr de lui. Le compagnon de Chance se releva calmement, marmonnant quelque chose, et soudain plusieurs projectiles magiques jaillirent de ses mains, atteignant deux des bandits qui furent projetés en arrière, et probablement tués sur le coup. Le dernier s'arrêta, stupéfait, et ne tarda pas à tourner les talons aussi vite qu'il le put.
De leurs adversaires, seul restait celui que Chance venait d'atteindre à l'entrejambe, toujours incapable, semblait-il, du moindre mouvement. Sans plus se préoccuper de lui, le magicien se tourna alors vers la voleuse, et fit tomber d'un geste la cape usée qui le couvrait. Les habits qu'il portait sous cette cape étaient sombres et de bonne facture, et sa manière de les porter était soignée. Ses cheveux étaient d'argent, et le regard qu'il posa sur la tieffeline était celui d'un homme d'entre quarante et cinquante ans, qui semblait habitué à n'être pas contredit.
Un sourire en coin se dessina sur son visage, pendant qu'un corbeau, sans doute celui qui avait fixé la voleuse du regard pendant tout ce temps, venait se poser sur son épaule.

« Je suis Reuel Iram de Corvimande. C'est un plaisir de faire votre connaissance, Chance. »

Chance baissa son arme, elle n'en avait plus besoin ; les bandits étaient soit morts, soit en déroute. Le seul qui restait était en train de se vider de son sang par terre, il ne représentait plus une menace. A présent, la tieffeline examinait avec défiance l'étrange personnage qu'elle avait sous les yeux et recula d'un pas lorsqu'il prononça son nom. Même si elle n'aimait guère de ton de sa voix et qu'elle détestait cordialement la magie, elle se montra néanmoins curieuse.

Son regard s'attarda sur l'animal perché sur son épaule.

- Pourquoi cette mise en scène ? Vous arpentez les rues déguisé en roublard, défiez une bande de bandits au couteau... Vous cherchez à tromper votre ennui peut-être ? Petite crise de la cinquantaine ? se moqua la tieffeline.

De Corvimande sourit à la remarque.

« Pour tout vous dire, ma chère, je vous cherchais, tout simplement. J'ai… un travail à faire effectuer, qui correspondrait tout-à-fait à vos compétences. Tymora vous a souri en me faisant arriver à temps, semble-t-il… et j'ai dissimulé mes aptitudes jusque là, car j'aurais de toute façon eu à tester vos qualités avant de vous employer. Cette petite et amusante altercation m'a fourni le prétexte idéal pour voir ce que vous valiez en situation réelle. »

Il jeta un regard alentour.

« Mais l'endroit n'est pas des plus agréables ; nous deviserons beaucoup mieux à mon domicile. Je vous offre l'hospitalité pour cette nuit – que vous acceptiez ou non ce que j'ai à vous proposer. »

Se dirigeant calmement vers le premier cadavre, il retira le couteau de sa gorge – il s'agissait en fait d'une dague finement ouvragée, qui aurait certainement clairement identifié son propriétaire.

« Celui que j'ai lancé tout-à-l'heure était bien plus banal ; mais sa fronde m'a quelque peu pris au dépourvu, et j'ai réagi par réflexe, usant de mes armes habituelles. Oh, récupérez ce carreau d'arbalète, voulez-vous ? Et profitez-en pour vous occuper de ce triste sire, si vous le souhaitez. Nous partirons ensuite. »

Il avait prononcé les derniers mots comme s'il était évident que Chance accepterait.

Chance l'observa avec des yeux ronds, trahissant sa stupeur. Mais après tout pourquoi pas ? Un noble - visiblement - lui offrait le gîte et le couvert en échange d'une oreille attentive à ses problèmes ; sans doute convoitait-il quelque chose qu'il n'avait pas, c'était la seule chose que ses " compétences " pouvaient régler. Elle jeta un oeil au brigand toujours débout au milieu de la rue, tentant de contenir le flot de sang qui voulait à tout prix s'échapper de sa blessure.

- Très bien, j'arrive.

Elle se dirigea vers lui tranquillement et lui décocha un coup de pied dans le tibia qui le fit tomber à la renverse. Après quoi elle s'accroupit près de lui et saisit fermement le carreau planté dans sa chair avant de l'en extraire - un peu sauvagement, d'ailleurs, petite vengeance personnelle peut-être. L'homme se mit à hurler. Elle se redressa, le carreau ensanglanté dans une main, l'arbalète de l'autre et le regarda se tordre de douleur, poussant quelques gémissements pitoyables en se tenant l'entrejambe.

- Ouh, c'est une méchante blessure ça, commenta le fantôme, soudainement réapparu.

- Lorsqu'on arrivera chez lui, je compte sur vous pour m'avertir au moindre coup tordu de sa part. Je ne lui fais pas confiance, chuchota t-elle au fantôme en faisant semblant de s'adresser au brigand.

- Bien entendu. Mais si je puis me permettre... pourquoi le suivre si vous ne lui faîtes pas confiance ?

- Pour prendre un bain, me goinfrer comme une truie et me vautrer dans des draps de satin.

Ceci fait, elle retourna auprès du noble, un sourire sur les lèvres.

- Je vous suis.

Suiteici

Quête : Les Squelettes du Placard
Chapitre 9 : Sauvetages (suite)

Quittant les rues sordides de la zone portuaire, les trois comparses cheminèrent un moment avant d'atteindre le quartier animé et légèrement mieux fréquenté de l'Esplanade Impériale. De multiples échoppes déployaient leurs trésors sous leurs yeux, étoffes, bijoux, armes et potions, le tout sous le regard acéré de gardes surveillant les clients potentiels sans aménité, contraste avec les marchands prolixes, parfois envahissants, qui vantaient leurs produits. A côté de ces étals, des boutiques fermées, gardées elles aussi, pour la plupart, se contentaient d'une vitrine et d'une plaque pour renseigner les badauds sur leur objet. Perceval guida le trio à travers ce dédale coloré et bruyant, jusqu'à une rue de traverse où les arrêta devant une maison d'allure austère, prolongée d'un mur haut au sommet duquel étaient incrustés des éclats de verre et des piques métalliques servant, plus que probablement, à dissuader toute personne de le franchir, dans un sens comme dans l'autre.
La grande porte à double battant, peinte en noir et rouge, était décorée d'une peinture représentant un molosse écumant.
" Nous y sommes, murmura Perceval, demeurant un pas en arrière. L'endroit s'appelle Le Chenil, et le propriétaire est Henrik Angreif."

Il hocha la tête puis, durant quelques instants, il se concentra pour s'assurer qu'il avait bien tous les détails de son boniment à l'esprit et pour entrer plus que jamais dans la peau du personnage qu'il était censé incarner.
-Allons-y, dit-il enfin.
Sans plus perdre de temps, il s'avança et se servit du lourd marteau dont était munie la porte pour frapper trois grands coups décidés. Ensuite, il recula d'un pas et attendit, se tenant bien droit, adoptant une attitude patiente et une mine austère.

La porte s'ouvrit sur un homme de près de deux mètres de haut, musclé comme un boeuf et à moitié nu, portant tout juste un vague pagne ceinturé autour de la taille. Sa poitrine était tatouée de motifs guerriers, armes et animaux furieux, et il portait un collier d'esclave. Son regard peu amène se posa sur le trio, puis il ouvrit la porte plus largement et grogna quelque chose d'absolument incompréhensible, avant de faire volte face et de les précéder dans un couloir faiblement éclairé. Derrière deux grilles, de part et d'autre du corridor, des hommes observèrent les nouveaux venus, sans doute les fameux gardes du corps que vendait le Chenil. Ils débouchèrent ensuite dans une petite pièce ronde que surplombait une baie vitrée. Derrière un bureau se trouvait un homme d'un certain âge, rubicond, qui compulsait des parchemins. Il s'anima d'un sourire ravi lorsqu'il vit approcher les trois visiteurs. Le grand balèze qui les avait accompagnés resta en retrait, bras croisés.
" Bienvenue au Chenil ! annonça le marchand.
— Ce n'est pas Angreif, souffla Perceval à voix basse.
— En quoi pouvons-nous améliorer votre sécurité personnelle ?"

Désireux de conserver son apparence sévère - qui, pensait-il, serait prise comme un gage de sérieux -, l'elfe se contenta d'adresser un sourire de pure politesse à son interlocuteur.
-Vos gardes du corps sont réputés par toute la ville et, quand mes affaires auront pris la dimension que j'espère leur voir atteindre sous peu, il est plus que probable que je vous en achèterai une paire, commença-t-il. Toutefois, pour l'heure, c'est autre chose que je souhaiterais me procurer. L'excellente formation qui fait la renommée du Chenil est éprouvante pour ceux qui la reçoivent et j'imagine que tous les esclaves que vous acquerrez ne se montrent pas à la hauteur. J'aurais donc aimé savoir s'il y avait en vos murs un élément mal en point sur lequel vous ne fondez plus guère d'espoirs et, surtout, si vous seriez prêt à me le vendre.
Que le marchand ne soit pas le maître des lieux ne voulait pas dire qu'il soit incompétent pour traiter d'une telle affaire.

Le marchand sourcilla.
" Vous voulez acheter un rebut ? fit-il, surpris. C'est une demande plutôt originale. En général, nous les vendons aux fabricants de colle, mais une fois morts. La vente se fait au poids. Si vous me le rachetez plus cher, j'imagine que ça peut s'organiser. "
Taliesin entendit Perceval déglutir dans son dos, tandis que l'homme allait chercher un registre épais.
" Puis-je m'enquérir de l'usage que vous comptez en faire ? J'ai quatre hommes qui ne tiendront plus très longtemps, mais, en fonction de l'usage, il y en a peut-être un qui vous conviendra davantage."

-Je suis herboriste, et je travaille actuellement à des remèdes curatifs, qu'il s'agisse de traitements cutanés ou administrés par voie orale. L'objectif est d'allier une efficacité maximale à un coût minimal, afin que les maîtres, s'ils le désirent, puissent envisager de remettre en état leurs esclaves très abîmés, ce qui n'est guère possible actuellement, au regard des tarifs prohibitifs pratiqués par les clercs ou les alchimistes. Bien sûr, mes traitements ne remettront pas en cause le commerce des esclaves : je ne me consacre en aucun cas à la résurrection et l'attrait de la nouveauté aura toujours le dessus. Cependant, ils devraient séduire d'une part les propriétaires désireux de garder à leurs côtés un élément dont ils ont pu apprécier les compétences, d'autre part ceux qui affectionnent les punitions corporelles et qui pourront les infliger sans retenue, puisqu'ils ne courront plus le risque de perdre un investissement certes rétif mais potentiellement très profitable.
Il se frotta le menton, pensif.
-Mes travaux sont sur le point d'aboutir, mais je dois encore régler certains paramètres : les réactions aux remèdes varient selon l'âge, le sexe, la race du cobaye. Dans l'absolu, tout esclave mal en point m'intéresse donc. Toutefois, j'aurais une préférence pour les caractères à la fois tenaces et indociles. Après tout, ce sont eux que l'on corrige le plus souvent : il es donc impératif que mes préparations donnent d'excellents résultats sur de tels éléments, puisque leurs maîtres constitueront ma principale cible commerciale.

Le marchand hocha la tête, manifestement intéressé.
" Je pense que j'ai un rebut qui devrait vous convenir. fit-il en prenant un trousseau de clés suspendu au mur. Jusqu'ici, il avait encore une certaine utilité : nous aimons que nos molosses s'entraînent sur des cibles réelles, mais il est au bout, je pense."
Il grimaça.
" Mais vous pensiez peut-être à quelques coups de fouets, quelques coups de bâton, des côtes cassées ? L'esclave que j'ai en tête est en nettement moins bon état. Je ne suis pas certain qu'un onguent quelconque puisse encore le sauver. Nous gardons ceux qui ne sont que légèrement blessés : cela fait partie de leur dressage."

-Je comprends parfaitement. Mais rassurez-vous, se sont bien les très mal en point qui m'intéressent. Il existe déjà une vaste gamme de remèdes pour ceux qu'on n'a fait qu'effleurer : c'est donc un marché extrêmement concurrentiel où il n'y a plus guère de place pour les nouveaux entrants. En revanche, les esclaves aux portes de la mort constituent une niche commerciale presque totalement libre, un créneau dans lequel je compte bien m'engouffrer. L'élément dont vous me parlez serait ainsi un excellent sujet.
Il se montrait toujours sérieux, toujours froid. Et pourtant, il n'était pas loin de jubiler intérieurement : tous les indices recueillis concordaient pour désigner ce malheureux comme étant Eliott.

" Très bien. Si ça ne vous gêne pas, je vais vous demander de venir avec moi. Je pourrais le faire monter, mais il va tacher mon tapis... Votre esclave doit rester ici, cependant. Je peux l'attacher au besoin, sinon Vorn le surveillera. Mais s'il essaie de s'enfuir, Vorn ne fait pas toujours dans la dentelle, à vous de voir."
Il désigna une chaîne rivée au mur puis s'approcha de Perceval, lequel baissa la tête et fit, réflexe, un pas en arrière.
" C'est un beau spécimen, dites-moi. Est-il dressé pour la défense ? D'où le tenez-vous ?"

-D'un coup de chance, improvisa-t-il. Je revenais du Bois du Gobelin Pouilleux, où j'avais récolté des ingrédients, lorsque j'ai croisé un vendeur d'esclaves se rendant de Tordo à Melandis. Il avait essuyé plusieurs attaques dans la forêt et se retrouvait à cours de vivres et d'eau en plein désert, avec un seul élément survivant... mais en train d'agoniser de faim, de soif et de ses blessures. Le marchand à été tout heureux de me le céder contre une outre, un peu de nourriture et quelques menues piécettes. Il m'a pris pour un parfait pigeon. Cependant, j'ai remis mon acquisition sur pied avec l'un de mes remèdes et maintenant, il m'est particulièrement utile lorsqu'il s'agit de transporter des sujets abîmés au point de ne plus pouvoir marcher. De plus il m'est dévoué corps et âme : aucun risque qu'il essaie de s'enfuie, donc. Cependant, je ne voudrais pas déroger aux règles en vigueur dans votre établissement : si vous le jugez nécessaire, cela ne me dérange en rien qu'il soit enchaîné.

" Si vous êtes certain qu'il ne tentera pas de s'enfuir, ce n'est pas nécessaire, fit le marchand. Mais vous avez fait une excellente affaire... et vos produits font des miracles, si je dois en croire votre récit. Il a l'air en pleine forme... Vous pourriez faire un profit certain en rachetant des déchets et en les revendant retapés de la sorte..."
Il tendit une main vers Perceval et celui-ci prit sur lui de se laisser toucher, mais il paraissait horrifié.
" Il a l'air un peu réticent, encore. Vous ne le vendez pas, par hasard ? C'est le genre de gabarit qui nous intéresse, au Chenil."

-Je suis désolé, mais il m'est trop utile. Et puis, il constitue ma première réussite complète. J'ai eu de la chance, là encore : le dosage que j'avais préparé lui a parfaitement convenu. Malheureusement, avec d'autres, les effets du même mélange ont été moins probants. C'est le dernier problème qu'il me reste à régler : au aujourd'hui, dans l'absolu, je peux désormais préparer de quoi remettre sur pied à peu près n'importe qui. Mais le sur mesure à un coût trop élevé. Il me faut donc déterminer au mieux une formule efficace pour tous, au moins quelques recettes capables de guérir chacune une grande catégorie d'esclave. Une gamme restreinte reste facilement commercialisable.

Le marchand s'écarta de Perceval et acquiesça, puis ouvrit une porte latérale et fit signe à Taliesin et son assistant de le suivre.
" Je devrais parler à Angreif de votre travail... Peut-être seriez-vous intéressé par un partenariat ? dit-il tandis qu'ils remontaient le couloir obscur. Le métier de garde du corps est dangereux et nous perdons parfois des esclaves sur lesquels nous avons beaucoup investi à cause d'un mauvais coup en cours de dressage... Sans parler des blessures récoltées dans l'exercice de leur servitude, évidemment..."
Il ouvrit une porte et ils débouchèrent dans une cour où s'entraînaient une douzaine d'esclaves, sous l'oeil vigilant de trois hommes armés de fouets. Le marchand ne leur prêta pas la moindre attention et les invita à le suivre dans un escalier qui descendait au sous-sol.
" Je pense que vous ferez plus d'affaire avec l'armée, les arènes ou ce genre de commerces qu'avec les maîtres qui visent à mâter des esclaves rétifs. Il y un mage, vous avez peut-être entendu parler de lui, Englebert Sadfaith, je pense qu'il s'appelle, qui est en train de révolutionner le marché avec des colliers chargés d'un sort de domination. Pour l'instant, ça reste très cher, mais il progresse à pas de géants et dans quelques années, il suffira d'un collier et on obtiendra absolument tout ce qu'on veut de n'importe quel esclave, sans plus aucun risque d'aucune sorte. J'ai vu des prototypes à l'oeuvre, c'était impressionnant.

-M'est avis que certains propriétaires préféreront toujours obtenir la docilité de leurs achats grâce aux anciennes méthodes : c'est comme débourrer un jeune étalon, en quelque sorte. Cependant, vous avez raison, et je songerai à contacter les arènes et l'armée. Et je serai ravi de conclure un partenariat avec le Chenil. Néanmoins, je dois attendre d'avoir élaboré des recettes définitives et fiables à cent pour cent. Les charlatans et les camelots vendeurs de produits prétendument miraculeux sont légion, au point que la clientèle à tendance à devenir de plus en plus méfiante. Si je veux la convaincre et assurer un succès commercial à mes préparations, elles doivent donc être irréprochables.

" Vous avez bien raison." fit le marchand.
Il s'arrêta dans une petite pièce ronde où un homme musclé comme un ours, et presque aussi poilu, était en train de remplir des assiettes d'une bouillie infâme à l'odeur corsée.
" Piet, il est dans quelle cellule, le rebelle ?
— La huit, dit l'homme sans lever les yeux. Mais il est p't'être mort.
— Tu l'as pesé ?
— Pesait plus grand chose.
— Combien il vaut, alors ?
— Pas plus de dix-sept pièces d'or, à mon avis. Si j'arrive à le faire bouffer avant qu'il clamse, peut-être dix-huit."
Le marchand acquiesça et invita Taliesin et Sedanius à le suivre dans une large pièce voûtée, sur laquelle débouchaient une douzaine de grilles étroites, portes d'autant de cellules. Derrière chacune d'entre elles se trouvait un homme, parfois debout, parfois couché ou assis sur une paillasse, dans un espace leur permettant à peine de s'allonger. Certains étaient enchaînés, aux chevilles, aux poings ou à la gorge, d'autres étaient libres, certains avaient une expression curieuse, d'autres résignée ou furieuse, parfois indifférente, parfois tranquille.
" C'est le bas de gamme, ici, expliqua le marchand. Ne vous approchez pas des grilles."
Il s'immobilisa finalement devant l'une des cellules et s'approcha. Une forme de couleur brune y était recroquevillée, face contre le mur, le corps couvert de poussière, de sang séché et de coups. Son flanc se soulevait à un rythme saccadé, trop rapide, et une mare brune s'étendait sous lui.
" Ça ne se voit plus trop, mais c'est un demi-elfe encore jeune... pas plus de vingt-trois, vingt-quatre ans, je dirais. Il était costaud, il aurait fait un bon garde du corps, d'autant qu'il avait de bons réflexes, peut-être un ancien entraînement martial. Mais c'était une forte tête... impossible à dresser. C'est pas faute d'avoir essayé, pourtant, et nos méthodes sont anciennes et ont été mises à l'épreuve des centaines de fois."
Il se tourna vers Taliesin.
" Je préfère vous le dire parce qu'une fois que vous l'aurez retapé, vous allez en faire quoi ? Il ne risque pas de vous remercier de lui avoir sauvé la vie, si vous voyez le genre..."

Il haussa les épaules.
-Si j'arrive à le requinquer, je m'estimerai heureux, puisque cela constituera un nouveau pas dans mes travaux. Pour le reste, j'arriverai bien à le revendre. Il y a un marché pour les esclaves entêtés, vous savez : les bourreaux en raffolent parce qu'ils font d'excellents sujets pour leurs apprentis...
Il détailla le malheureux. Sans doute ne devait-il la vie qu'à son entrainement d'agent secret : sinon, il aurait trépassé depuis bien longtemps...
-Bon, il est très mal en point mais respire toujours : un cobaye idéal, donc. Combien en demandez vous ?
Tout en parlant, il s'était tourné vers Sedanius, comme pour lui indiquer de sortir sa bourse. En réalité, ce qu'il guettait de lui, c'était une confirmation : s'il s'agissait bien d'Eliott, il l'achèterai dans la minute.

La Couronne de Cuivre

[Lieu-dit] Les rues commerçantes