La Couronne de Cuivre

Un thé ne se refusait jamais. Et celui-ci lui permettrait à la fois de se remplir l'estomac tout en éloignant sa migraine.

"J'avoue qu'un bon thé ne me ferait pas de mal.", dit elle avec un petit sourire.

Et peut-être cela laisserait-il le temps à Malo de revenir.

Malika s'attela aussitôt à la préparation du breuvage et commença à trier leurs achats pendant que l'eau se mettait à bouillir.

- Alors, dites moi, Angèle : il semble que nous allons faire un bout de route ensemble... J'espère que ça ne vous dérange pas. Vous aviez peut-être prévu d'y aller seule avec le professeur avant que je ne débarque à l'improviste.

Elle avait prononcé ces paroles d'un ton détaché mais son regard insistant montrait combien elle attendait sa réponse.

Elle eut un petit sourire.

"Vous auriez aussi pu dire que c'est moi qui ai débarqué dans votre vie à l'improviste et dans celle du Professeur. Mais pour être plus exacte, c'est le Professeur qui, arrivé sans prévenir à Manost a déclenché tout cela. Pour ce qui est du reste, j'étais partie pour vous chercher, vous et Jonas. Le registre aux portes de Manost vous mentionnait tous les deux et j'ai eu peur qu'il ne vous soit arrivé malheur."

Elle laissa à la jeune femme le temps d'enregistrer ses paroles.

"C'est la grande prêtresse de mon ordre qui m'a demandé de lui venir en aide. Mais au vu de la vitesse à laquelle il se rétablit, la mémoire qu'il recouvre très vite, je me rends compte que je suis peut-être de trop. C'est vous qui avez parfaitement votre place ici Malika, pas moi."

Elle avait parlé avec douceur et sans mentir.

Malika lui déposa une tasse à sa place tout en répliquant du tac au tac :

- Allons, ne dites pas n'importe quoi, Angèle ! Je n'ai jamais connu le professeur aussi loquace et enthousiaste ! Même quand nous avons découvert des ruines ignorées de tous, il ne semblait pas aussi vivant. Je crois que vous lui êtes bien plus utile que vous ne le pensez.

Angèle se sentit encore moins assurée qu'elle ne l'était. C'était peut-être simplement le fait de ne plus se souvenir qui le rendait ainsi, une fois la solitude oubliée. Du moins essayait-elle de s'en persuader. Elle ne voulait pas que l'on s'attache à elle et encore moins se sentir responsable d'une autre personne. Mais c'est ce qu'elle était pourtant.

Une part d'elle-même était cependant heureuse d'apporter son aide. Le jeune Professeur n'avait pas son pareil pour dissiper la mélancolie ambiante. Il lui ressemblait et lui plaisait d'une certaine manière. A la longue - il lui fallait du temps pour oser sortir de sa coquille - pourrait-elle le considérer comme un ami.

Elle ne répondit pas à Malika, se contentant de sourire. Pour la bonne et simple raison qu'elle ne savait pas trop quoi dire.

La jeune femme n'insista pas et meubla le silence en mettant une touche finale à sa préparation avant que ne vienne enfin le moment de verser l'eau bouillante dans leurs deux tasses. C'est ce moment que choisit Malo pour refaire son apparition, un sourire aux lèvres :

- Ah ! Je vois que vous avez été encore plus efficaces que moi : les choses se présentent bien ! Est-ce qu'il reste du thé pour moi ?

Angèle leva le nez de sa tasse à l'arrivée de Malo. En le voyant ainsi, plein d'optimisme et d'enthousiasme, il lui fut difficile d'imaginer un jeune homme taciturne et replié sur lui-même. Pour le thé, il lui semblait en avoir vu encore dans la bouilloire donc il pourrait avoir sa part, lui aussi. Au pire, elle était prête à partager sa tasse.

"Je pense qu'il y a de quoi boire pour trois."

Elle sourit à Malo dont l'optimisme risquait de devenir contagieux à la longue.

Malika s'empressa de donner raison à la paladine en sortant une troisième tasse et en servant le professeur. Ce dernier annonça - après s'être juché sur un tabouret - qu'il avait réuni l'essentiel du matériel.

- Comme de votre côté vous avez fini nos réserves de nourritures, je crois que la prochaine étape sera l'Académie. Je crois que vous saurez apprécier l'endroit Angèle : c'est là qu'on y forme tous les paladins de la région.

La réputation de l'académie rayonnait dans tout Dorrandin. On disait que l'enseignement dispensé était exceptionnel, peut-être même meilleur que celui dispensé par le Coeur Radieux. Elle pensa à Chandara. N'était-ce pas ici que la jeune femme avait fait ses classes ? La jeune femme et sa légèreté lui manquait. Elle espéra la croiser de nouveau et pourquoi pas dans les rues de Manost. Peut-être pourrait-elle lui présenter Amélie. Elle répondit à Malo avec un sourire.

"C'est un bâtiment que j'avais très envie de voir, je l'avoue. Je n'espérais pas pouvoir franchir sa porte un jour. Et nous avons une lettre de recommandation du Grand Lieur qui pourra nous être utile."

Le professeur échangea un regard entendu avec Malika comme pour confirmer que la jeune femme était déjà au courant pour la lettre de recommandation. En tous cas, Malo se mit à sourire et répondit d'un ton tranquille :

- Oui, vous feriez une excellente exploratrice à n'en pas douter : vous avez l'art et la manière pour nous ouvrir les plus précieuses des portes et sans coup férir qui plus est !

Malo ne semblait pas peu fier de sa tournure mais enchaîna aussitôt d'un ton plus sérieux :

- Mais il se fait tard déjà : je pense qu'il est préférable que nous y allions après manger. Et comme promis, je vais vous inviter !

Angèle secoua la tête. Elle était gênée qu'on se méprenne sur ses capacités. Elle se sentait usurpatrice et sous peu, on découvrait ce qu'elle était vraiment.

"Je n'ai pas fait grand chose, dit-elle avec un petit sourire, c'est plutôt le fait que vous êtes un Professeur talentueux qui les a décidés à nous aider."

Elle reprit une gorgée de thé. Elle commençait à avoir faim. Elle demanda curieuse.

"Où voulez-vous nous emmener ?"

Malo lui dédia un sourire quelque peu crispé quand elle lui renvoya son compliment, signe qu'il avait certainement la modestie aussi chevillée au corps qu'elle-même. Fort heureusement, la paladine avait abordé un sujet constituant une parfaite diversion et Malo s'empressa de répondre avec enthousiasme :

- Je connais un restaurant dont la spécialité est un filet de truite que je suis prêt à vous recommander les yeux fermés. Et, spécialement pour vous, je me suis renseigné ce matin et je vous réserve une petite surprise sur le trajet.

Malika écarquilla les yeux et se dandina sur sa chaise, manifestement mal à l'aise ou peut-être un peu jalouse...

Angèle surprit du coin de l'oeil le malaise de Malika. Elle ne lui voulait pas de mal, loin de là. La jeune femme lui semblait très attachée au Professeur et sympathique. Elle ne voulait en rien devenir un sujet de discorde. Elle lui demanda donc avec un petit sourire complice.

"Vous qui connaissez bien le Professeur, pouvons-nous lui faire confiance pour ses choix culinaires ?"

La question était légère, sans méchanceté ni moquerie. Elle voulait simplement que les deux jeunes gens retrouvent leur complicité. Quant à la surprise, elle craignait l'inconnu. Ici, dans une ville qu'elle ne connaissait pas, accompagnée de personnes qu'elle connaissait à peine elle le ressentait d'autant plus.

Malika répondit ingénument à la question d’Angèle :

- Tant que nous sommes en ville, vous n’avez rien à craindre de ses choix : il a très bon goût pour ce qui est de choisir des restaurants. C’est quand il se met en tête de cuisiner que vous avez tout lieu de vous méfier !

Cette réponse provoqua évidemment des protestations de pure forme mais Malo semblait surtout amusé :

- Hey, la dernière fois que j’ai brûlé quelque-chose, c’est parce que nous étions attaqués par une horde de gnolls !

La bonne humeur revenait. Angèle se sentit mieux. Malika et Malo retrouvaient leur complicité. Par contre, la dernière phrase du jeune homme lui fit écarquiller les yeux.

"Une horde de gnolls ! Mais vous vivez dangereusement. Dans tous les cas, pour nous éviter d'avantages de périls, nous vous interdirons de cuisiner. Je crois qu'il vaut mieux pour notre bien à tous."

Par contre, elle ne valait guerre mieux dans cette discipline. Morgan avait longtemps essayer de lui apprendre avant de décider qu'elle excellait dans l'art de découper les légumes mais qu'il valait mieux oublier le reste, du moins pendant les cent prochaines années. Elle finit par sourire, amusée.

Malika s'empressa d'enfoncer le clou d'un ton joyeux :

- Je vous venir : c'est à moi que va encore revenir la responsabilité de nous faire manger convenablement, pff ! Je suis d'accord mais à la seule condition que ce soit l'un de vous qui prépare le petit-déjeuner et le thé histoire que je me réveille de bonne humeur le matin !

Malo mit fin au débat de pure forme en se levant pour rincer sa tasse de thé.

- Si vous êtes prête, je vous propose de nous mettre en route : je commence à avoir un petit creux !

Malika avait retrouvé sa bonne humeur et s'était tant mieux. Elle lu répondit avec un sourire.

"Si cela peut vous consoler, il paraît que je me débrouille plutôt bien pour couper les légumes. Le Professeur pourra se charger du thé et du petit déjeuner."

Mais surtout du thé, rajouta-t-elle à part soi. Elle se leva et remit son manteau avec un certain enthousiasme. Elle espéra cependant que Malo n'irait pas jusqu'à reprendre son bras. Cela ne conviendrait sûrement pas à Malika.

"Nous vous suivons.", dit-elle.

Mais Malo n'en fit rien et se contenta de plaisanter tout en passant devant les jeunes femmes :

- Ah ! Vous voilà déjà en train de comploter toutes les deux pour vous préserver des grasses matinées ! Pauvre de moi !

L'archéologue les mena dans la rue et emprunta des petites allées de traverse sans hésitation, signe qu'il recouvrait de plus en plus de sa mémoire. Il s'arrêta dans une petite venelle, devant ce qui ressemblait à une petite boutique ou à un atelier où était exposé des œuvres flamboyantes :

- Regardez Angèle : Malorne, c'est bien le nom de votre amie cojumite, n'est-ce oas ?

Malo recouvrait de plus en plus la mémoire et c'était très bon signe. Et, il s'était souvenu du nom de famille d'Amélie alors qu'elle n'avait dû le mentionner qu'une fois devant lui. Elle en fut impressionnée. Elle regarda la devanture de la boutique. Les vitraux étaient lumineux, à l'image de leur conceptrice. Il y avait parmi les couleurs un vert-bleuté qu'elle trouva très beau. Elle se tourna vers Malo avec un sourire.

"Merci, je le cherchais en passant justement. Je pourrais lui dire que nous l'avons vu."

Elle imagina les parents d'Amélie qui habitaient sûrement à quelques rues d'ici. Peut-être guettaient-ils déjà le retour de leur fille.

Le professeur se fit pensif pendant un instant et répondit avec sérieux :

- Il est bon de penser qu'il reste une place pour la beauté et les objets d'art même en cette période si trouble. Il serait dommage que l'on abandonne tout ce qui n'est pas immédiatement utilitaire : ça manquerait cruellement de poésie.

Malika ne put s'empêcher de réagir avec un petit sourire :

- Ma parole ! On croirait entendre un Sunite tout à coup ! Tout n'est peut-être pas perdu pour vous, après tout.

"Un sunite ? Oh non alors ...", s'entendit commencer Angèle avant de s'interrompre aussi vite qu'elle avait parlé. Elle se sentit rougir jusqu'aux oreilles. Elle tenta de rectifier.

"Non pas que je n'aime pas les sunites. Au contraire mais ..."

Pas mieux. Elle gagna en couleur, respira un bon coup.

"Oubliez."

Si un jour, Amélie avait vent de la conversation, elle nierait en bloc.

Mais sa réaction avait été remarquée et le professeur Maloran ne put s'empêcher de le relever d'un ton ingénieux :

- Tiens, à vous entendre, on dirait que vous en connaissez, des Sunites ! Je ne l'aurais jamais cru mais il est vrai que vous êtes une paladine pleine de ressources, Angèle !

Bien sûr, la remarque donna un peu plus de couleur à ses joues. Elle changea délibérément de sujet.

"Vous avez raison, nous avons besoin de beau, surtout en ces temps troublés. La personne avec qui je vivais disait que l'art élevait l'âme vers les meilleures dispositions et l'aidait à accomplir de belles choses."

Qu'avait pensé Morgan devant l'atelier de sa fille. Elle avait souri, sans doute le cœur empli de fierté.

Malo ne chercha pas à embarrasser la paladine davantage mais il n'avait pas pu manquer la coloration suspecte des joues d'Angèle. Malika était restée silencieuse elle aussi mais elle hocha tout de même la tête en entendant la conclusion d'Angèle. C'est à nouveau Malo qui lui répondit au bout d'un moment :

- Ce devait être une personne de grand cœur. La personne avec laquelle vous viviez, j'entends.

"En effet, c'était une belle personne."

Jamais elle n'avouerait que Morgan était une femme mais elle était heureuse de pouvoir parler d'elle dans ce qu'elle avait de mieux. Une façon pour elle de guérir ou de s'enfoncer un peu plus dans la nostalgie, au choix. Malo avant son amnésie avait sûrement dû composer avec ces sentiments là. Peut-être auraient-ils pu parler s'il avait su qu'ils souffraient du même mal et même faire quelque chose de leurs deux solitudes.

Malo lui sourit mais ne chercha pas à en savoir davantage. Pas dans l'immédiat en tous cas. Quelques minutes plus tard, il les menait dans un petit restaurant savamment décoré pour rappeler un décor de montagne. L'établissement comptait une dizaine de tables dont les deux tiers étaient inoccupées. La tenancière s'approcha aussitôt des nouveaux venus avec un sourire affable. Malo prit, comme l'on s'y attendait, l'initiative de leur demander une table idéalement placée pour observer la rue au travers des grandes fenêtres.

- J'espère que vous avez faim, toutes les deux ! C'est une de nos dernières occasions de bien manger avant de quitter la ville alors mieux vaut en profiter !

Cette perspective avait l'air d'enthousiasmer plutôt que d'inquiéter le jeune-homme.

Manger ou ne pas manger ne l'inquiétait pas trop non plus tant qu'elle ne manquerait pas de thé. Intriguée par le décor montagnard, elle suivit Malo en se demandant ce qu'un tel restaurant pouvait bien servir comme spécialité. Après le bon repas de la veille, elle ne doutait plus de son bon goût concernant la nourriture. Il allait falloir qu'elle mange pour prendre des forces. Quelque chose lui disait que la journée du lendemain ainsi que les suivantes seraient loin d'être de tout repos.

Et une nouvelle fois comme l'enthousiasme du Professeur Maloran avait quelque chose de communicatif, elle sourit à son tour.

Malo, installé en face des deux femmes, se pencha par dessus la table et murmura d'un ton de conspirateur :

- Comme je vous le disais : je vous suggère de choisir le plat de truite des montagnes. En plus, si on en commande tous les trois, on aura droit à un grand plateau d'assortiment spécial. Vous m'en direz des nouvelles ! Je sais que nous risquons d'en remanger souvent une fois dans les montagnes mais rien n'est comparable au riz que l'on sert ici.

Angèle sourit. Malo retrouvait la mémoire en même temps que ses habitudes. Il était vraisemblablement un mangeur enthousiaste. Bien sûr, elle craignait de se trouver face à un plat à la totale démesure de son appétit mais le jeune homme avait l'air capable de manger pour eux deux. Elle ne savait pas quelle quantité serait capable de manger Malika mais elle saurait sûrement adapter la quantité aux efforts du lendemain.

"Va pour la truite, alors."

C'est donc avec enthousiasme que le professeur passa leur commande, ajoutant une bouteille de vin blanc local au plat de truite commun. Quelques minutes plus tard, la tenancière déposait entre eux un plat en forme de barque et artistiquement décoré comportant trois truites de belles semblant nager dans une rivière formée par le riz. Plusieurs petits peaux colorés présentaient en outre plusieurs types de sauce. Malo s'exclama comme un enfant recevant le cadeau de ses rêves :

- Ah ! C'est exactement comme dans mes souvenirs : merveilleux !

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Cojum