[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Taliesin ne se perdit pas en vaines réflexions. Tirant plusieurs flèches de son carquois, il les planta dans le sol, juste à côté de lui, et encocha l'une d'entre elles avant de bander son arc.
Il savait qu'il aurait dû viser un bras, une jambe, pour donner du poids à ses menaces, pour montrer qu'il ne plaisantait pas et prouver son adresse au tir. Mais malgré toutes les horreurs qu'il avait débitées cette nuit là, malgré le rôle du Monstre dans lequel il s'était à nouveau glissé, il se sentait incapable de faire couler le sang. Pas tant qu'il pouvait l'éviter. du moins : s'ils n'obéissaient pas, il virerait pour blesser, pour tuer. Cela le souillerait à nouveau, ce serait une dernière tâche sur l'étoffe déjà bien sanguinolente de son existence. Mais, pour l'heure, il pouvait encore se bercer de l'illusion que toucher les trois hommes ne serait pas nécessaire.
Après avoir soigneusement visé, il lac^ha sa flèche qui alla se planter sur le chemin, à quelques pas devant le trio.
-La prochaine est pour ta gorge, Rupert ! lança-t-il avec force. Et la suivante, pour l'un de tes amis. Vous serez tous morts avant d'atteindre la porte. Alors soyez raisonnables et rebroussez chemin. Rentrez chez vous, et tout ira bien pour tout le monde.
Déjà, il encochait une nouvelle flèche.

[Galathée]

Le plus nerveux des trois hommes n’en attendit pas davantage pour détaler vers le village. Les deux autres s’immobilisèrent. Le visage de Rupert se congestionna de colère, tandis que son compagnon semblait absolument abasourdi par le tour que prenaient les événements.
« C’est quoi… c’est qui ? » balbutia-t-il à m-voix.
« Sors de là, raclure d’elfe ! » cria alors Rupert. « Montre-moi ton visage ! Oh bien sûr, tu préfères menacer les gens depuis l’ombre ! Tu ferais moins le malin si tu devais m’affronter face à face, da ns la lumière ! Sors de là, couard ! On verra bien qui a le droit d’avoir la fille ! Ou vas-tu rester comme un cafard, dans tes ténèbres ? »
Il avait dégagé un couteau de sa ceinture, et fit un pas en avant.

[Taliesin]

Taliesin sentit la fureur l'envahir, et, un instant, il manqua non pas charger l'impudent - il n'avait même pas d'arme de poing pour l'affronter - mais lâcher son trait. Que des gens droits et honnêtes le haïssent, le méprisent, soit, ils en avait le droit. Mais qu'une brute comme ce Rupert se permette de lui parler ainsi, c'était par trop insupportable.
Il se força, cependant, à ne pas bouger, à maîtriser tant que possible sa respiration accélérée. Puis, d'une voix basse et vibrante de colère, il répondit.
-Un pas de plus, Rupert, et ce sera le dernier que tu feras jamais. Je vais rester bien sagement caché dans les ténèbres, comme un cafard, mais un cafard qui voit la nuit et qui a des griffes empennées de plumes. Et qui ne donnera plus d'avertissement.

[Galathée]

Rupert n’avait pas l’air plus impressionné que ça, même si son comparse avait reculé. Mais avant que le jeune fermier n’ait pu s’exprimer à nouveau, la porte de la bergerie s’ouvrit à la volée sur une petite grand-mère furieuse.
« Rupert ! Justin ! Vous n’avez pas honte ! Que faites-vous là !? » s’exclama-t-elle.
Rupert désigna l’ombre juste à côté de la bâtisse, droit dans la direction de Taliesin.
« L’elfe est monté. Il veut récupérer la fille. » répondit-il d'une voix froide. « Nous sommes venus vous protéger. »

[Taliesin]

L'ancien barde éclata de rire.
-Bien tenté, Rupert, mais ça ne tient pas. Je suis ici depuis la Vision, et je n'ai rien entrepris, me contentant de rester dans les ombres pour parer au retour de quelque insatisfait. Je veux récupérer la fille, oui... mais j'ai donné au conseil jusqu'à l'aube. Je tiendrai parole en ce domaine, comme en tous autres.
Pour donner plus de fois à ses paroles, il banda davantage son arc. Le bois émit un craquement léger mais éloquent.

[Galathée]

« Balivernes ! » lança Rupert.
La vieille poussa un cri perçant et claqua la porte. Au même moment, le dénommé Justin rompit les rangs et disparut à son tour vers le village. A l’intérieur de la bergerie, quelques éclats de voix trahirent un certain énervement, puis Taliesin entendit qu’on déplaçait un meuble, sans doute pour le pousser devant la porte.
Seul Rupert ne bougea pas d’un poil, les doigts crispés sur le manche de son couteau. Toute sa personne respirait la fureur, les muscles de ses épaules, de sa gorge, de sa mâchoire étaient tendus, mais jusqu’ici, il semblait se contenir.
« Espèce de bâtard… » éructa-t-il finalement, d’une voix sourde. « J’aurai ta peau tôt ou tard. Si tu crois que tu peux interférer dans nos affaires… »

[Taliesin]

-Allons, bien sûr que je le crois et que je le peux ! Vous avec commencé par interférer dans les miennes, en enlevant mon amie. Je ne fais que vous rendre la pareille et remettre les choses en bon ordre.
Il visa soigneusement, prêt à envoyer l'autre ad patres s'il faisait à nouveau mine d'avancer.
-Et, au final, je ne fais que te sauver la vie. Je connais cette donzelle beaucoup mieux que toi : elle aurait joué les soumises pour endormir ta méfiance... puis choisi le bon moment pour te massacrer promptement. Oui, à n'en pas douter, tu serai mort sans avoir bien pu jouir de ton mariage !

[Galathée]

La répartie sembla prendre Rupert au dépourvu, mais il se reprit rapidement.
« Si tu crois m’impressionner… » grommela-t-il.
Puis il sourit.
« Mais merci du renseignement, je m’en souviendrai. Tu ferais peut-être mieux de me la laisser. Un mec de ma taille peut sûrement mieux gérer ce type de fille qu’un gringalet dans ton genre. Qu’est-ce que tu peux lui offrir de toute façon ? Pas grand chose, je parie. D’autant que les rigolos de ton espèce, ça butine la jeunette, à rester inchangé au fil des siècles. Aussi sauvage soit-elle, elle fait mieux de rester parmi les siens… Déjà, la route ne lui réussit pas. Elle a l’air d’avoir quarante balais alors que je parie qu’elle n’en a pas trente. »

[Taliesin]

Taliesin demeura silencieux pendant un long moment. Non pas que les propos du paysan l'eussent déconcerté, mais il avait soudain été pris d'un doute. Rupert parlait beaucoup. Beaucoup trop. Et si par son ramage il escomptait le distraire de ce qui se passait dans les parages, c'était par trop présumer. Tendant l'oreille ,l'elfe écouta, guettant craquements de branches ou bruits de pas. Si au lieu de lâches, les deux compagnons de l'homme étaient malins et voulaient le prendre à revers, il en serait informé bien avant qu'il ne l'atteignent.
-Moi, je ne ferai que lui rendre la liberté, dit-il finalement. Et je crois que pour elle, cela n'a pas de prix... Allez, maintenant, tu ferais mieux de rentrer chez toi, Rupert. Je ne bougerai pas d'ici : épargne-toi une nuit de veille inutile.-
Il doutait que l'autre s'en aille si facilement, mais il était bien décidé à monter la garde jusqu'au point du jour, si nécessaire.

[Galathée]

Comme l’avait craint l’elfe, Rupert ne bougea pas. Petit à petit, au fil des heures, ses insultes s’espacèrent, et il étouffa plus d’un bâillement, mais sans concéder à Taliesin le moindre pouce. Il demeura campé sur ses jambes, à une dizaine de mètres de la porte, fier et fulminant. A aucun moment l’ancien barde ne suspecta de mouvement autour de lui, et effectivement, la nuit se déroula sans heurts. De temps en temps, il veillait à rappeler à Rupert sa présence, et le paysan se tenait à carreau.
Finalement, alors que les premiers rayons du soleil baignaient l’horizon, un petit groupe déboucha sur le plateau, composé d’une demi-douzaine d’anciens. Rupert les regarda avancer en bâillant, puis rangea son couteau.
« Je te la laisse. Mais peut-être me vengerai-je, qui sait. » lâcha-t-il, avant de faire volte-face, et de redescendre vers le village, les mains dans les poches.
Il ne s’arrêta pas pour saluer ses compatriotes, et Taliesin vit sa large silhouette se glisser précautionneusement le long du chemin, puis disparaître vers la route. Les Fumeterreux approchaient et l’elfe reconnut Ada, le chef du village et le forgeron. Les trois autres, une femme et deux hommes, lui étaient inconnus. Ils marchèrent jusqu’aux torches, qui avaient terminé de se consumer des heures plus tôt.
« Nous savons que vous êtes là, montrez-vous. » dit alors Landéric, d’une voix lasse, marquée par la fatigue d’une nuit blanche improvisée.
Tandis qu’il parlait à Taliesin, une des femmes s’était approchée de la porte et échangeait à voix basse avec celles qui étaient réfugiées à l’intérieur de la bergerie. Après quelques secondes de palabre inaudible, la porte s’ouvrit, et la femme disparut à l’intérieur.

[Taliesin]

Rangeant arc et flèches, l'elfe s'avança de quelques pas. Parvenu hors de l'ombre de la bergerie, il s'étira nonchalamment.
-Content de vous voir ! La nuit a été longue, à maintenir à distance les appétits tenaces de ce Rupert... et surtout à empêcher que le sang ne coule. Mais enfin, tout c'est passé aussi bien que possible, et peut-être l'aube naissante verra-t-elle enfin la conclusion de cette sinistre affaire. Qu'a décidé le conseil ?
Paraître calme, détaché. Masquer la fatigue et la tension. Pas évident après une nuit de veille...

[Galathée]

« Le conseil a tranché… en votre faveur. Nous allons nous retirer… Comme vous le savez, votre amie se trouve ici. Et il ne lui a été fait aucun mal. Nous espérons que cela vous suffira pour rappeler vos… vos hommes, et nous laisser en paix. » annonça Landéric.
Dans son dos, Ada ricana et décocha un clin d’œil à l’elfe.
« Nous serions.. heureux si vous évitiez de traîner à Fumeterre. Tout le monde n’est pas satisfait de la décision, pour dire le moins… Néanmoins, l’ordre a été donné de ne pas vous chercher querelle. Si vous désiriez vous attarder… et bien… c’est évidemment votre droit le plus strict. »
La porte de la bergerie s’ouvrit et les trois vieilles en sortirent.
« A présent… Si vous n’avez rien à ajouter… C’est ici que nos chemins se séparent. »

[Taliesin]

Taliesin sourit.
-Vous avez respecté votre part de l'accord, je respecterai la mienne, et Fumeterre n'aura à subir aucun mal de mon fait ou de mes alliés. Je ne m'attarderai pas non plus dans les parages : je comprends les rancœurs que tout cela a pu provoquer, et je ne tiens pas à les attiser. Il me faudra traverser le village, cependant. Mais je ferai aussi promptement qu'il sera possible à moi et à mon amie. Adieu, donc, et j'espère que les luméniens répondront à votre appel.
Sur ces mots, il se fendit d'un salut courtois et, se détournant, pénétra à l'intérieur de la bergerie.

[Galathée]

La petite bergerie était baignée d’une pénombre encore fraîche. Sommairement meublée, elle renfermait un coffre, une table sur laquelle traînaient quelques victuailles et un broc vide, ainsi que deux fauteuils et un lit, poussé dans un coin. Galathée était assise en tailleur sur ce dernier, toujours vêtue de la robe blanche dans laquelle Taliesin l’avait vue la veille. A son entrée, elle leva les yeux sur lui, l’observa une seconde, sans sourire, et ne bougea pas.
« Tu es toujours là… » dit-elle finalement, d’une voix un peu rauque.

[Taliesin]

-Bah, je ne pouvais décemment partir en te sachant captive et en abandonnant ce cher Victor en pleine nature… fit Taliesin en haussant les épaules.
Il s’avança de quelques pas puis, soudain, il dut s’appuyer lourdement contre la table. Le soulagement qu’il éprouvait à revoir Galathée saine et sauve était immense. A vrai dire, il n’aurait jamais cru la retrouver vivante. Tout ce qu’il avait entrepris ces dernières années s’était soldé par des désastres. Pourquoi en aurait-il été différemment cette fois là ? Il avait avancé, ces deux derniers jours, sans se poser de question, sans réel espoir, prêt à tout mais sans illusions. Et pourtant…
Avec l’afflux du soulagement et le reflux de l’adrénaline, la fatigue s’abattit, soudains, violent. Il avait envie de s’asseoir sur l’un des sièges, envie de se laisser aller. Mais il ne le pouvait : rien n’empêchait les villageois de changer d’avis, de revenir les abattre. Il ne pouvait pas se reposer maintenant.
-Comment te sens-tu ? demanda-t-il lorsque le vertige fut passé.

[Galathée]

Elle le dévisagea une seconde, puis baissa les yeux.
« J’ai réfléchi. » dit-elle, éludant sa question. « J’apprécie que tu sois venu, vraiment… »
Repoussant une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux, elle pinça les lèvres.
« Où est Victor ? » demanda-t-elle, jetant un regard par-dessus l’épaule de Taliesin.

[Taliesin]

Taliesin ne savait ce qu’avaient été les conclusions des réflexions de la jeune femme, mais il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine inquiétude. Inquiétude irrationnelle, se dit-il aussitôt : il ne serait bientôt plus de ce monde et il avait fait son possible pour aider la jeune femme. Le reste, cela ne le concernait pas.
La mention de Victor lui arracha une grimace.
-Il est entre de bonne main. Nous avons rencontré un clerc qui a accepté de nous aider. Il le garde à peu de distance d’ici. Je t’indiquerai l’endroit… Il faut y être aujourd’hui sinon il conduira le gosse à Eredhrûn. C’est ce que nous avions convenu.

[Galathée]

« Je ne vais pas partir. » dit-elle alors.
Elle essaya de poser les yeux sur lui, mais les détourna rapidement.
« Ce village… Victor pourra grandir dans une communauté, il aura un toit, un père, des amis de son âge, il y en a, même s’ils sont peu nombreux… Il sera encadré. Quant à moi… C’est ce que je suis… une paysanne. Les gens d’ici sont éleveurs… Comme mes parents, comme les gens avec lesquels j’ai grandi. Je ne peux pas vraiment demander plus. Je vais m’occuper de Victor, c’est ce que j’ai promis. Et ceci… ceci est finalement ce qui peut lui arriver de mieux. Il ne mérite pas une errance au hasard avec quelqu’un qui ne sait pas où il va. Le Destin a décidé pour moi, pour nous, et parfois il est clément. Je n’avais rien à lui offrir, à présent je peux lui offrir une famille. »
Son expression s’altéra, un pli barra son front, mais elle finit par sourire.
« Nous nous en tirerons. J’imagine que nous finirons… que nous serons heureux. »

[Taliesin]

-Ils t’ont droguée ? lâcha-t-il, complètement abasourdi.
Il la dévisagea. Il ne pouvait pas croire ce qu’il avait entendu. C’était impossible qu’elle veuille, volontairement, se joindre à cette communauté décadente, dévoyée.
-Ils… Ils m’ont proposé de l’argent pour que je les laisse te garder ! s’exclama-t-il. J’ai dû rester à la porte toute la nuit pour empêcher que ton… futur époux et ses amis ne viennent te violer ! C’est avec des gens comme cela que tu veux vivre ? Parmi de semblables individus que tu veux élever Victor ? Des ravisseurs, des esclavagistes, des brutes ?
Pourquoi t’emportes-tu ? se demanda-t-il tout à coup. C’est sa vie. Cela ne te concerne pas.
Et, pourtant, l’idée que la rôdeuse s'installe à Fumeterre le révoltait au plus haut point.

[Galathée]

Galathée ferma les yeux et laissa la tempête venir puis s’effacer. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il comprenne, mais n’avait pas prévu qu’il s’emporte de la sorte pour autant.
« Je sais… je sais la terrible malédiction qui pèse sur eux… Il y a quelque chose à réparer, quelque chose à faire grandir ici, quelque chose à sauver. Qui sait, peut-être pourrai-je faire agir de l’intérieur, aider la communauté à retrouver la faveur des Dieux… Et sinon… C’est de toute façon ce à quoi j’ai toujours été promise. Je n’ai jamais eu vocation d’être aventurière, de me battre pour quoi que ce soit. J’ai toujours soigné des bestiaux. Et cet homme… »
Le vent claqua la porte derrière eux, les faisant sursauter l’un et l’autre.
« J’imagine qu’il m’aimera à sa manière. » souffla-t-elle.

[Taliesin]

Taliesin éclata d’un rire grinçant.
-Oh oui, il t’aimera à sa manière. Et quelle manière ! En te comptant comme une tête de bétail parmi tant d’autre. En t’interdisant de sortir de chez toi, en te battant, qui sait, si tu désobéis. Tu ne pourras jamais rien faire, ici : tu seras toujours une étrangère. Je le sais, j’ai eu l’occasion de parler à une malheureuse qui est pourtant venue ici de son propre chef, pas enlevée ou achetée comme les autres. Tu n’es pas née pour être une aventurière ? Soit. Mais est-tu née pour être une servante ? Une esclave ?
Il secoua la tête, autant surpris que la rôdeuse par la fureur qu’il éprouvait. Peut-être était-ce l’idée de voir réduits à néant tous les efforts consentis au cours des deux derniers jours. Peut-être était-ce l’horreur d’imaginer Galathée vivre dans un tel endroit. Il n’aurait su dire, mais restait bel et bien la colère.
-Il existe d’autres endroits que celui-là, reprit-il, tentant de se maîtriser. Des endroits pas si souillés… Des endroits où tu pourrais choisir de t’arrêter, où on ne tenterait pas de t’enchaîner…
Une idée lui traversa soudain l’esprit, et il se hâta de la traduire en mots.
-Un endroit où on aurait pas tenté de tuer Victor pour te capturer.

[Galathée]

Galathée se leva brusquement.
« Très bien. Conduis-moi à Victor dans ce cas. Que nous reprenions la route vers d’autres merveilleuses aventures. »
Elle jeta un coup d’œil circulaire autour d’elle, mais rien ne lui appartenait dans la petite pièce : on avait brûlé ses vêtements dès le premier matin. Elle passa donc devant lui, pieds nus, et sortit à l’extérieur. Le soleil lui meurtrit les yeux et elle les abrita d’un bras avant de s’engager sur le chemin qui descendait vers le village.
L'immensité de la nature révélée autour d'elle lui donna un instant le vertige et elle tituba sur quelques pas, avant de retrouver son équilibre. Faire face. Encore.
Taliesin avait raison, bien sûr. Elle ne pouvait pas s'acoquiner avec eux. Mais cela aurait été si simple, pour une fois, de laisser quelqu'un d'autre prendre les rênes...

[Taliesin]

Taliesin poussa un profond soupir et se frotta les yeux. Il n’aurait jamais imaginé que les choses se passeraient comme cela. D’abord, pour lui, retrouver la rôdeuse vivante avait paru chose impossible. Mais quand bien même avait-il eu un soupçon d’espoir, jamais il n’aurait pensé devoir mener un nouveau combat, la défaire de son idée de rester à Fumeterre. Pourquoi l’avait-il fait, d’ailleurs ? Il ne savait toujours pas. Il n’en éprouvait pas moins un certain soulagement à savoir que la route de Galathée ne se terminerait pas en ce lieu. Peut-être avait-il l’impression d‘avoir servi à quelque chose, même si la jeune femme ne semblait pas exactement enchantée du dénouement de l’aventure.
Il se décida enfin à sortir et, à pas rapides, il la rejoignit sur le chemin.
-Il faut que nous allions au nord. J’ai laissé un cheval et nos affaires à une lieue du village. On peut le contourner, si tu ne veux pas le traverser. Cela ne me tente pas beaucoup non plus, à vrai dire.

[Galathée]

« Comme tu voudras. » répondit Galathée en attendant qu’il prenne la direction des opérations. Elle n’avait qu’une vague idée de l’endroit où ils se trouvaient, même si les toits du village étaient visibles à une courte distance.
Restant dans les collines, ils décrivirent un large cercle autour du hameau. L’elfe menait la marche, Galathée dans son sillage. Ils suivirent le tracé de la rivière à bonne distance, traversèrent les champs dorés de deux fermes sans s’en approcher, puis retournèrent vers l’onde une fois les dernières cheminées loin derrière eux.
Le détour qu’ils avaient emprunté leur avait cependant pris plusieurs heures, et Galathée les força à faire une pause en s’asseyant au bord de l’eau. Malgré sa maîtrise de l’environnement, elle avait les pieds en sang, et elle les lava longuement dans le courant glacé avant de déchirer plusieurs bandes de tissu au bas de sa robe pour les panser.
« Désolée. » dit-elle simplement à l’elfe.
La rivière formait un obstacle à franchir, et le pont était loin.

[Taliesin]

-Il n’y a vraiment pas de quoi l’être… répondit l’elfe en lui jetant un regard en coin puis en reportant les yeux sur le cours d’eau. Il avait plusieurs fois songé à proposer ses bottes à la jeune femme, mais s’était retenu : elle ne l’aurait pas accepté, il en avait la certitude.
Le franchissement de la rivière ne fut guère difficile : l’onde était peu profonde, le courant paresseux, et ils en furent juste quitte pour des vêtements trempés. En silence, ils reprirent la direction du nord et, environs une heure plus tard, ils rejoignirent enfin l’endroit où l’elfe avait abandonné sa monture. L’animal, qui paissait tranquillement, dressa les oreilles à leur approche et les salua par un hennissement tranquille.
-Tiens, fit l’ancien barde en tendant son sac à Galathée, lequel avait jusqu’ici été dissimulé sous la ramure d’un arbuste touffu. Nous avons tout pris avec nous, en quittant le camp. Sauf le chat de Victor. Il n’a pas tenu à rester près de moi, et nous n’avons pas eu le temps de lui courir après.

[Galathée]

Galathée sourit doucement, les yeux fixés sur l’horizon. Puis elle s’écarta, contourna les buissons et se changea. Elle retira la robe blanche avec lenteur, laissa ses doigts courir sur l’étoffe avant de la replier cérémonieusement. C’était la première fois qu’elle portait un tel vêtement, la première fois qu’on l’avait désirée, aussi, et elle se demanda si elle aurait jamais l’occasion, à nouveau, de ressentir cette étrange impression. Elle n’avait pas voulu de cette attention, il restait que… que pendant un instant, artificiel et monstrueux, sans doute, Taliesin avait raison, elle avait eu l’impression qu’il y avait là une possibilité de tout changer… De rompre avec une vie qui ne lui avait apporté qu’échecs et souffrances et…
Elle secoua la tête pour s’arracher à sa torpeur, creusa la terre sèche du bout des doigts et y enfouit l’habit. Il n’existait pas. Il ne représentait rien. Quelqu’un qui n’était pas elle.
Puis elle revêtit la tenue de route qu’elle s’était procurée à Luménis avant le grand départ, et eut l’impression de se retrouver elle-même, un petit peu. Dans quelques heures, l’épisode de Fumeterre serait oublié. Dans quelques heures, la route la rappellerait, rappellerait Victor. Et Taliesin suivrait lui-même sa propre voie vers le néant et l’oubli. Elle retourna vers lui, alors qu’il terminait d’harnacher leur monture.
« Ramène-moi près de Victor. Le chat… n’est qu’un chat, après tout. » fit-elle à mi-voix.

[Taliesin]

Il acquiesça.
-Oui, je disais juste ça pour… que tu saches, que tu ne t’étonnes pas quand Victor t’en parlera.
Il pensa ajouter quelque chose, mais se dit que cela pourrait attendre qu’ils soient en route. IL demeura donc un instant silencieux à observer la jeune femme. Les choses rentraient lentement dans la norme : la robe blanche avait disparu, la jeune femme semblait plus décidée, moins perdue ; lui-même s’était changé, remisant sa cotte de maille au plus profond de son sac, son arc aux côtés da sa harpe, dans ce paquet qu’il avait pensé ne plus jamais rouvrir. Les choses revenaient à la normale, lentement, et lentement se dissipait l’impression étrange qui avait entouré les événements fumeterrois. Tout rentrait dans l’ordre.
Il chargea leurs affaires sur la jument puis se tourna à nouveau vers Galathée. Il songeait à lui proposer de prendre les rênes. De même qu’elle aurait refusé ses bottes, elle préférerait sans doute ne pas jouer le rôle de simple passagère. Pourtant, il n’en fit rien. Il avait la désagréable impression qu’abandonner la conduite de la monture équivaudrait à perdre son semblant de mainmise sur les événements. S’il passait les rênes, il craignait de ne plus lutter, de lâcher bride au destin et de se laisser porter, tranquille, jusqu’à la fin qu’il s’était dessinée. Il n’en avait pas peur, non. Ne pensait pas, non plus, avoir changé d’avis. Toutefois, il y avait encore des choses à dire, des choses à régler. Et d’éventuels dangers à fuir. Le moment des adieux n’était pas encore tout à fait venu.
L'ancien barde sauta donc en selle et, les mains fermement serrées sur les rênes, attendit que Galathée vienne le rejoindre.

[Galathée]

Elle monta précautionneusement en croupe, veillant à ne pas peser sur les reins sensibles de l’animal, passa les bras autour de la taille de l’elfe et attendit qu’il les emporte vers leur prochaine destination. A nouveau, ils optèrent pour un contournement de Fumeterre, sans réellement le discuter : ils reprirent la route des collines qu’ils avaient empruntée en arrivant. Pendant les premiers kilomètres, Galathée se sentit tendue, mal à l’aise de cette proximité physique obligatoire avec Taliesin, son esprit dérivant peu à peu des détails anodins de sa captivité à l’imminence d’une nouvelle séparation. En réalité, derrière les murs aveugles de la bergerie, elle n’avait pas réellement fait son deuil. Sans y croire, elle avait espéré que l’ancien barde resterait pour Victor, et c’est ce qu’il avait fait. C’est ce Taliesin-là qu’elle garderait dans ses souvenirs une fois qu’il aurait été avalé par son désespoir. Le Monstre s’était déjà perdu dans les brumes d’un passé qui semblait trop lointain.
Ils dépassèrent Fumeterre sans lui accorder plus qu’un regard, retombèrent sur la route plus loin, et reprirent le petit galop. La jument était volontaire et robuste, mais ils durent néanmoins ralentir pour la reposer. Petit à petit, Galathée s’était décrispée en selle, puis la promenade avait fini par l’hypnotiser et son esprit s’était perdu dans une contemplation vague du paysage. Elle ne réalisait pas tout à fait qu’elle s’était appuyée sur son compagnon. Mais ça n’avait de toute façon aucune importance. L’existence n’avait pas plus de sens, pas plus de but, que deux jours plus tôt.
Vivre dans l’instant. Pourquoi en changer ?
Bientôt, elle serait à nouveau aux côtés de Victor, et la logique des choses à faire reviendrait, se substituant à ce qu’elle aurait pu désirer ou espérer. C’était somme toute bien pratique.

[Taliesin]

Ils avaient parcouru plus de la moitié du trajet les séparant du cercle de pierres lorsque Taliesin se décida enfin à parler. Jusqu’ici, il s’était contenté de mener la jument, poussant parfois l’allure pour la ralentir peu après, afin que l’animal surchargé ne s’épuise pas. Au fur et à mesure que Fumeterre s’éloignait, derrière eux, il avait senti monter en lui un étrange mélange de calme et d’anxiété. Calme, parce que le terme approchait à chaque nouvelle foulée de leur monture, parce que cet étrange interlude s’éloignait déjà dans les brumes du passé, parce qu’il n’aurait sous peu plus d’objectif autre que son départ, nulle pensée autre que ce petit paquet de plantes qu’il avait un temps oublié, emporté qu’il était dans sa quête éperdue pour arracher la rôdeuse aux griffes de ses ravisseurs. Anxiété, parce qu’il percevait toute l’inéluctabilité de cette fin annoncée, parce qu’il redoutait de ressentir, à cet instant qu’il espérait tellement, non pas une impression de libération mais bien de gâchis. Il serait trop tard, alors, pour dire ou faire quoi que ce soit. Qu’y avait-il à dire, à faire ? Il ne le savait pas, au juste, et cette ignorance ne faisait qu’accroître son trouble. Il fallait qu’il se dépêche, pourtant, qu’il agisse pendant qu’il gardait un semblant de contrôle sur les événements. Ce qui s’achèverait dès qu’ils auraient rejoint Reynald et Victor, il le savait. Face à la haine du gamin, à ses retrouvailles avec Galathée, à la perplexité du clerc, il serait renvoyé à ce qu’il était et préférerait se laisser glisser, sans plus de courage pour retarder l’échéance.
Mais que faire ? Que dire ?
-Il faut que tu saches… commença-t-il finalement, faute de mieux. Cela ne c’est pas bien passé, avec Victor. A vrai dire, ce n’aurait pu se passer plus mal. Sauf si bien sûr il avait essayé de me tuer avec le couteau que j’ai dû lui donner pour qu’il accepte ne serait-ce que de me parler…
Et, sans attendre la réaction de la rôdeuse, il se lança dans le récit de sa brève cohabitation avec l’enfant, de sa découverte dans les hautes herbes entre roches et pommier à leur violente séparation.
-Pitoyable, n’est-ce pas ? conclut-il sombrement. Le Monstre et l’Enfant. Cela ferait une chanson des plus édifiantes. Et qui sait ? Peut-être les mères de Fumeterre menacent-elles déjà leurs gosses d’aller me quérir, s’ils rechignent à avaler leur soupe…
L’elfe frissonna. Il gardait de tout ceci un goût amer qu’il ne comprenait pas. Pourquoi se préoccuper du ressenti d’un gamin qui ne lui était rien et qui le haïssait ? Pourquoi cette honte à décevoir une amie d’autrefois qu’il avait déjà tant déçue, qui n’attendait plus rien de lui ? Pourquoi s’inquiéter d’eux, s’inquiéter de quoi que ce soit, alors qu’il allait bientôt se donner la mort ?

[Galathée]

Galathée posa une main sur la sienne, douce, sans vouloir le brusquer.
« Tu t’es occupé de lui, Taliesin. Tu aurais pu le laisser croupir dans sa boue, et faire ce que tu avais prévu… Tu as déjà donné plus que ce que je n’aurais pu espérer… Tu ne dois pas t’en vouloir pour le reste. Victor est… difficile, c’est un enfant traumatisé… Le prendre en charge… n’est simple pour personne. »
Elle soupira doucement.
« Tu aurais pu filer sans plus te préoccuper de rien. Je l’aurais compris. Mais tu ne l’as pas fait. C’est tout ce qui importe. »
Elle n’ajouta rien. Il ne servait à rien de s’interroger sur ce qui ne serait pas. Tout cela n’avait plus d’importance : Victor et Taliesin n’avaient pas besoin de se réconcilier. Leur haine mutuelle rendrait les choses plus simples pour l’enfant.
Si seulement j'avais pu le haïr, moi aussi...