La Couronne de Cuivre

-Ben ça...
Ce fut tout ce que le Sunite fut capable de dire pendant un long moment. Une fois n'est pas coutume, il paraissait vraiment déstabilisé.
Il finit cependant par retrouver son aplomb.
-Maintenant que tu le dis...
Il se pencha vers Albérich, le dévisageant avec intensité.
-Il a le poil plus clair. Et les yeux bleus. Sans compter qu'il est de stature plus fine, mais... Oui, maintenant que tu le dis, vous avez indéniablement un air de famille. Je me demande comment ça a pu m'échapper, parce que...
Il se redressa.
-Ben ça... Je n'en reviens pas. Aubin, ton frère...
Son sourire revint.
-Une chose est sûre : vous n'avez absolument, mais alors là, absolument pas le même caractère. Il attache beaucoup d'importance à son apparence, à sa mise, est du genre flamboyant, parfois fantasque...

" C’est un peu ta copie conforme, en somme... " fit Albérich avec un léger sourire.
Il se demanda s’il tomberait jamais sur un membre de sa famille ayant des points communs avec lui. Entre ses demi-frères mercantiles, son père coureur de jupons et maintenant un frère fantasque, il se sentait un peu hors du coup.
" Quant à moi, j’imagine que mon destin est d’être le petit noiraud au milieu des grands blonds quel que soit mon sang. Je dois bien avoir un grand-père de mon gabarit quelque part, sinon ma mère avait peut-être plus d’un amant. "
Il ne lui en aurait pas voulu outre mesure, vu l’inconstance du premier et le caractère de son mari, mais cela lui semblait peu probable. Bien qu’il ait accepté, désormais, qu’il n’avait pas du tout connu sa mère.

Le Sunite, cette fois, éclata franchement de rire.
-Le petit noiraud ? Tu as toujours eu de ces façons de te présenter ! Moi, j'aurais plutôt dit le beau ténébreux... Ou le Bouvillon d'Erhedun devenu Taureau Noir de Combeloup. Parce qu'en comparaison, lui, c'est une vraie crevette...
Il retrouva un semblant de sérieux.
-Reste à savoir si tu voudras que je lui parle de toi... Comme je le disais tout à l'heure, le moment est un peu particulier. Aubin ne me parait pas du genre à se laisser abattre, mais il ne peut qu'être affecté par ce qui s'est produit. Et de ton côté, tu n'as peut-être pas envie d'apparaître comme le frère de l'homme à abattre de notre belle cité...

Albérich pinça les lèvres, mais n'hésita pas longtemps.
" J’aimerais autant que tu évites... Si quelqu’un doit lui révéler la chose... Autant que ce soit moi. Et je comprends que le moment soit mal choisi. A priori, il n’a jamais cherché à me contacter, je ne pense pas qu’il ait pensé que nous nous rencontrerions un jour... Donc, je verrai. Essaie de tenir ta langue. Quant à moi... Je me vois mal retourner à Combeloup si mon frère a des ennuis. Même si je ne le connais pas. Ce serait gentil de ta part de me tenir au courant des développements de cette affaire et je repartirai quand les choses se seront tassées, sans doute... "

Thibault opina du chef.
-D'accord, je ne lui en toucherai pas un mot. Et je te dirai comment la situation évolue. Je le ferai d'autant plus volontiers que ça nous donnera des occasions de nous revoir.
Il arbora soudain un air mutin.
-Toutefois, il n'est pas impossible que je fixe un prix pour ces précieuses informations. Je ne sais pas, moi, une beuverie en bonne et due forme... Je vais y réfléchir.

" Et qu’espères-tu en me faisant rouler sous la table ? Prouver que tu tiens mieux l’alcool que moi ? Si tu veux, je peux te signer un document l’attestant avant même que nous essayions. Bien que, je dois te l’avouer, je pense que je tiendrais plus longtemps que toi. Vivre dans le luxe ne prédispose pas à la résilience... "
Il se fit plus sérieux.
" Mais je te remercie d’avance. "
Il secoua la tête.
" Si je m’étais douté... Les coïncidences sont parfois effrayantes... J’ai bien compris que je n’avais pas retrouvé mon père par hasard, mais que tu sois justement... enfin... que tu connaisses justement mon frère... qu’il soit justement à Erhedun quand j’y arrive... J’ai un peu du mal à le croire. "
Il termina son verre.
" Mais j’ai promis que je ne me tournerais plus vers aucun dieu. Tymora peut faire des pieds et des mains, tant pis pour elle. Ou Beshaba. Je ne suis pas certain de savoir. Peu importe. "

-La seule chose que j'espère, mon vieux, c'est te voir un peu déridé, raconter des âneries, ou, qui sait, pousser la chansonnettes !s'exclama le clerc. D'aussi loin que je me souvienne, tu as toujours été d'un horrible sérieux, tu n'as toujours parlé que pour dire des trucs censés et importants... Une fois, rien qu'une fois, j'aimerais constater que tu peux être aussi vain et déblatérer autant de bêtises que moi. Je crois que ça m'aiderait à penser que rien n'est impossible et que, si je demeurais sobre assez longtemps, je pourrais peut-être, également, avoir l'air d'un grand sage.
Il termina son troisième verre, sans paraître en rien affecté par l'alcool.
-Pour le reste... Désolé, mais en matière de résistance à la boisson, rien ne vaut trente années dans la maison de Sunie. La seule façon que tu aurais de me battre, c'est de me forcer à boire du mauvais vin, de la bière mal brassée ou quelque eau-de-vie frelatée tirée de l'alambic crasseux d'un paysan ravagé par les vapeurs délétères de ses propres productions. C'est que je suis habitué à la qualité moi, monsieur !

" Honnêtement, Thibault, à mon avis, quand je suis saoul, je pleure." dit alors le Luménien.
Sa remarque, qu'il avait voulu légère, sonnait pourtant terriblement juste à son esprit. Il s'empressa d'ajouter quelque chose.
" Crois-moi, tu me préfères sobre. Certaines choses gagnent à rester ignorées de nos coeurs mortels. Si tu veux que je déblatère des âneries, attends plutôt que je sois gâteux. Mais en fait, c'était presque un compliment. Pour moi, je veux dire. Pour toi, évidemment, ça signifie que je suis toujours aussi ennuyeux. On ne se refait pas. Les dieux t'ont donné la légèreté, ils m'ont donné la gravité. Et ce qui est merveilleux, c'est que nous avons tous les deux l'impression que l'autre gâche ou manque quelque chose."
Il n'était en vérité pas aussi sobre qu'il l'avait pensé.

Thibault soupira, fataliste.
-Je te dirais bien qu'il existe un juste milieu, que gravité et légèreté peuvent coexister, se succéder selon la teneur de la situation. Mais dans ma bouche, semblables propos ne feraient pas très sérieux.
Son visage s'éclaira, à nouveau.
-Soit, je te donnerai les nouvelles gratis. Mais je vais considérer le fait de parvenir à te dérider comme un défi. Et tu sais comme j'aime ça, les défis... D'ailleurs, Euryale avait cet objectif à l'esprit, autrefois. Alors, il faut bien que quelqu'un reprenne le flambeau. Ce sera difficile, très difficile, mais ce n'est pas comme si les années nous étaient déjà comptées... J'ai du temps devant moi.

Albérich lui sourit.
« J’espère que tu y parviendras. Je ne suis déjà pas dans ta mouvance au naturel, mais je crains que les événements récents n’aient pas arrangé les choses. »
Thibault avait l’air de penser qu’ils allaient soudain se fréquenter assidûment, alors qu’ils avaient parfaitement vécu sans jamais se voir ni même songer l’un à l’autre pendant des années. Mais ce n’était pas vraiment surprenant. Ainsi était le Sunite. Enflammé, enthousiaste, amical. Il aurait oublié le lendemain, promettrait les mêmes choses à un autre de ses amis, puis un autre encore, un quatrième, un dixième, un centième camarade, croyant dur comme fer à chacune de ses déclarations au moment de la prononcer. Albérich lui sourit. Son ami n’était pas hypocrite, ni même insensible. Il était simplement généreux. Il fallait juste être vigilant, ne pas prendre ses intentions pour des réalités à venir. Profiter de l’instant présent. Ou grincer des dents. Comme la flamme, Thibault voyageait de proche en proche. Laissait-il jamais des cendres dans son sillage ? Peut-être. Quand on a trop d’amour, parfois ne perçoit-on pas la détresse de ceux qui ne savent pas partager.
« De mon côté, je ne relève aucun défi. Il est bien trop tard pour faire entrer du plomb dans ta caboche. »

-Et pour mettre un peu de fantaisie dans la tienne, je le crains... dit Thibault, détendu. Nous nous équilibrons bien, au final.
Il jeta un regard autour de lui, semblant pour la première fois prêter attention au décor.
-En revanche, je dois reconnaître que tu as changé sur un point : l'appétit. Je ne m'attendais certainement pas à te retrouver au "Silure", le rendez-vous des ogres affamés et gastronomes d'Erhedun.

Albérich jeta à son tour un regard circulaire sur la salle, qui s'était peu à peu vidée. Il se sentit un peu embarrassé de forcer son hôte à veiller.
" A vrai dire, c'est un hasard, et je crois que le malheureux aubergiste a déjà compris qu'il ne me convertirait pas aux agapes dont ses habitués sont friands... Je ne voulais pas descendre au Gardon, ni trop près de la Butte Céleste, et je suis donc entré dans la première hôtellerie qui m'a semblé correcte. Je dois dire que je n'ai rien à reprocher au service, aux chambres, à la nourriture... Mais je ne mange pas beaucoup. Tu as beau dire qu'Aubin est plus svelte que moi, tu ne peux pas m'accuser d'être vraiment épais pour autant."

-Je parlais de carrure, pas de graisse, patate !
Il se laissa aller contre le dossier de sa chaise, presque alangui.
-Mais tu ne me détromperas pas par tes belles paroles, ni par les autres subterfuges dont tu uses et abuses : pas besoin d'avoir une vision d'elfe pour comprendre que ta barbe dissimule à dessein ton triple menton et tes bajoues.

" Que veux-tu, j'ai ma coquetterie, moi aussi, mine de rien." fit le Luménien en passant une main tranquille dans le poil hirsute qui lui hérissait les joues. " De surcroît, c'est un déguisement très opportun lorsqu'on en vient à arpenter des rues familières et qu'on n'a pas terriblement envie d'être reconnu. Dernier point, cela tient chaud, ce qui, en certaines contrées, est des plus utiles. Tu me diras, c'est le printemps, je pourrais me dépouiller alors que les arbres bourgeonnent. Mmm... N'as-tu pas dit que cela me rendait plus viril ? Et bien, ça me va. Si cela peut écarter les brigands de ma route lorsque je chemine, ce sera toujours ça de pris."
Il sourit.

-Sauf si tu tombes sur des bandits dont le... ou la chef est romantique et a quelque attrait pour la virilité ténébreuse et hirsute. Auquel cas...
Il se fit rêveur.
-Mais tu as raison dans tous les cas : jouer de ses charmes est un excellent moyen de se tirer sans fracas de périlleuses situations. Oh, ça me rappelle certains épisodes de mes errances...
Il se fendit d'une moue chagrine.
-Malheureusement, de brigands, il n'y en a plus guère, dans la vallée du Nirvana. Dernièrement, rien à signaler, à part les Rouges de Montcerf, ce qui remonte à près d'un an... Ils se sont tous donné rendez-vous dans la Trouée des Chevaux, on dirait.

" Et bien je veillerai à ne pas y mettre les pieds." fit le Luménien. " C'est une bonne nouvelle, cela dit... Nous craignions que beaucoup des anciens sympathisants de Nwalk ne prennent le maquis... Dire qu'il y a un an d'ici, il était toujours maître de la capitale... J'ai dû mal à le croire. Tant de choses se sont déroulées en si peu de temps..."
Il haussa les sourcils et poussa un profond soupir.
" J'ai l'impression que c'était il y a une éternité."
Puis il se tut et se massa lentement le visage, en proie à un subit découragement. Il était fatigué, terriblement fatigué.

-Je comprends, je crois... dit Thibault, presque grave, ce qui ne lui ressemblait guère.
Le geste d'Albérich ne lui échappa pas, et il jeta un regard à son manteau, désormais sec.
-Je crains qu'il ne soit temps pour moi de prendre congé. Une rude journée m'attend demain... Et je t'ai déjà fait veiller fort tard.

Albérich releva les yeux et anticipa le mouvement de Thibault.
" Je vais te raccompagner." fit-il en se levant. " Je ne suis pas sorti de la journée, ça me fera une promenade."
Il se rendit compte qu'il se justifiait et grimaça.
" Si ça ne te dérange pas, bien sûr."

Le Sunite sembla hésiter une seconde, puis il sourit largement.
-D'ordinaire, c'est plutôt moi qui raccompagne. Mais voir les rôles inversés n'est pas pour me déplaire.
Il alla quérir son manteau.
-Ce n'est pas exactement la saison des promenades nocturnes, mais l'air frais fait toujours du bien.

" Si tu appelles ça de l'air frais, je me demande comment tu faisais pour te déplacer il y a un mois... en chaise à porteurs sous une pile de couvertures ?" demanda Albérich en passant son propre manteau.
Il lui tint la porte pour lui permettre de sortir.
" Ou bien as-tu hiberné pendant tout l'hiver dans tes appartements, actionnant de temps en temps une petite cloche pour qu'on vienne te porter à boire et manger ?"
La nuit était glacée, Thibault avait raison, et il eut un instant de vertige. Fatigue, alcool, grand air, un mélange détonnant.
" Par où est-ce, déjà, ce temple criard ?"

-Cher Albérich, en hiver, je m'arrange pour me faire inviter à dormir, si je suis de sortie. Et pour peu que les festivités aient lieu dans mes quartiers, je convainc mon... ou mes hôtes de rester y passer la nuit. Je ne manque pas d'arguments, tu sais...
Il s'emmitoufla davantage dans son élégant manteau.
-Quant à la radieuse demeure de Sunie, elle se trouve bien évidemment dans la zone la plus importante de la ville, non loin des quais ! Et pas sur une colline dont l'ascension est des plus pénibles...
Sur ces mots, il se mit en marche.
-Allez, suis-moi, on va couper au plus court.
D'un bon pas, il entraîna Albérich dans l'obscurité, à travers rues et ruelles, évoluant entre les flaques avec la prestesse d'un habitué.
Il ne pleuvait plus. Mais l'accalmie devait être toute récente, à en croire les pierres dégoulinantes, les ruisselets qui dévalaient joyeusement entre les pavés... Un bruit d'eau courante ne tarda d'ailleurs guère à enfler à leurs oreilles et, bientôt, Thibault pila net.
La voie qu'il comptait emprunter était inondée. De quoi se tremper jusqu'au genoux, au bas mot, sans parler du courant rien moins que paisible...
-Et merde, le canal aux écrevisses a encore débordé... J'aurais dû m'en douter !
Il eut un geste d'humeur, puis soupira.
-Canal aux écrevisses mon œil, on devrai l'appeler le canal aux eaux usés, vu l'odeur qu'il dégage... Enfin bref, on est bons pour le grand détour !
Il se tourna vers Albérich.
-Mais tu n'es pas obligé de me suivre, parce que ça rallonge quand même pas mal;..

Albérich avait commencé à suivre Thibault sans prêter attention aux détours qu’ils empruntaient. Il avait plu, les rues étaient inondées, il était un peu éméché, pas vraiment saoul, mais vagabondait dans des brumes plutôt agréables. Il se rendait compte que le froid alentours était un peu moins prégnant qu’il ne l’était en réalité.
Mais lorsqu’ils furent arrêtés par le canal des écrevisses, brutalement, un torrent d’images se bouscula dans son esprit. La nuit glacée, toute cette eau sauvage, les forçant à un détour. Une soirée de détente, avec quelqu’un de proche. La terreur le submergea en une fois, d’une violence telle qu’elle lui plia les genoux. Il conserva cependant son équilibre, fit un pas en arrière, un second, murmura des mots incohérents à mi-voix. Un voile sombre était passé sur ses yeux, comme s’il faisait brutalement bien plus noir, et la respiration se bloqua dans sa poitrine. Ses sens s’enflammèrent.
" Oh non..." murmura-t-il. " Non, non, non..."

Thibault se tourna vers lui.
-Hey, Alby, c'est juste un canal qui a débordé, hein, pas les prémisses d'un cataclysme. Dans le genre désagréments habituels du Temps des Flaques, c'est l'un des plus courants... Pas besoin de t'inquiéter comme ça...
Il secoua la tête.
-On voit bien que tu n'habites plus ici depuis longtemps... A moins que le lait au miel, ça soit hallucinogène... Faudra que j'essaye, tiens. Mais en attendant, comme je le disais, tu n'es pas obligé de me suivre... Ou je peux même te raccompagner.

Mais les paroles sensées du Sunite ne lui parvinrent pas tout à fait. Comme Euryale avant lui, Thibault était aveugle aux signes, tandis qu'Albérich devinait déjà le danger tapis dans les ombres de cette ville endormie. Il fit encore un pas en arrière. Il fallait qu’il mette le plus de distance possible entre Thibault et lui, c’était la seule manière de le protéger, la seule qui apparut à son esprit brisé par une peur sur laquelle il n’avait aucune prise. Il détala en courant.
Dans son angoisse, il ne reconnut plus rien autour de lui mais ça n’avait pas grande importance. Il ne pensait qu’à une chose, courir, courir le plus vite possible, le plus loin possible, il n’y avait pas de place pour une autre idée dans son filet de conscience. Ses poumons le brûlaient, il était épuisé, son cœur battait la chamade, et soudain il vit des étoiles troubles, sombres, qui n’avaient rien à voir avec la lumière scintillante des astres célestes. Il continua cependant à courir, rues, ruelles, flaques, il n’y avait personne d’autre que lui, sa terreur, les ombres, et s’il avait été armé, il aurait certainement été un danger pour le promeneur attardé. Le sol résonna sous ses pieds comme il atteignait la zone sur pilotis de la ville, là où des pontons divers s’enfonçaient dans la Sereine. Il glissa, trébucha, tomba lourdement sur les planches visqueuses. Une légère pellicule d’eau froide lui baigna les mains et le visage comme la rivière en crue pénétrait dans la ville. Il sut où il se trouvait. A quelques mètres seulement, le flux bouillonnant de la Sereine s’écoulait, meurtrier en cette saison. Il se redressa, avança encore. Les flots grondaient, assourdissants, avalant même le fracas qui secouait encore son corps.
Fais-le. Allez, fais-le. Pense à la paix qui succédera au tumulte, n’est-ce pas exactement ce que tu veux ?
Il frissonna, fébrile, aux aguets du moindre craquement, hypnotisé par la promesse de silence contenue dans la violence de la rivière. Deux pas suffiraient.
Allez ! Un peu de nerf ! N’as-tu vraiment rien dans le ventre ? Rien du tout ?
Il se plia en deux sous le poids de l’angoisse et vomit sur le sol. Il finit par s’y agenouiller puis s’y allonger, écrasé, et sa conscience se mit à vaciller.

Des pas précipités sur les planches.
Une respiration haletante.
Des mots, lointains mais compréhensibles.
-Merde, Alby, ne me refais jamais un coup pareil ! D'abord, il y a d'autres moyens bien plus agréables de se dépenser ! Et puis, tu as songé à ma réputation ? Tu veux vraiment qu'on pense que j'ai essayé de te violer dans une impasse, pour détaler ainsi devant moi ?
Le silence.
L'ombre de Thibault qui se penche sur lui.
-Hé ho, Alby... Tu m'entends ?

La première réaction du Luménien fut vive, à la fois agressive et désespérée. Il attrapa la personne qui se penchait sur lui par le devant du manteau, s'y agrippa, puis se détendit. C'était Thibault. Le voile de terreur se déchira, le laissant simplement éreinté, et il prit conscience de tout le ridicule de la situation. Erhedun était une ville perpétuellement sous eau et le Temps des Flaques était forcément synonyme de détours sous peine de patauger dans des petites rivières improvisées d'eau glaciale. Cette nuit n'était pas la nuit luménienne, elle ne recelait rien. C'était une simple coïncidence. En même temps... N'apprenait-il rien ? A défaut de Sharites, ils auraient pu tomber sur des coupe-jarrets, et pourtant, comme de coutume, il était ivre et désarmé. La mort d'Euryale n'avait servi à rien. Il était toujours aussi stupide. Il aurait aimé dire quelque chose pour désamorcer la situation. Quelque chose du genre : "je t'avais dit que tu ne voulais pas me voir saoul". Mais c'était inutile, il était trop tard. S'il avait voulu conserver un semblant de dignité devant son ancien ami, il pouvait faire un trait dessus.
" J'ai froid." murmura-t-il simplement.
Et pour cause, il était trempé des pieds à la tête.

-Tu m'étonnes... grogna son ami. C'est pas parce que tu as hiberné quelques mois dans un patelin paumé de montagne que ça t'immunise contre les conséquences d'un bain de minuit printanier...
Il se pencha davantage et passa un bras sous les épaules de l'ancien aubemestre.
-Allez, zou : ça va pas te plaire, mais ce soir, tu seras l'hôte de Sunie... et de mes appartements. Ta cavalcade nous a menée trop loin du Silure - et trop près de chez moi - pour qu'on s'embête à refaire tout le trajet inverse. D'autant qu'à cause de tes bêtises, je suis trempé comme uns soupe.
Il entreprit de le remettre debout, le soutenant avec vigueur, puis, tout à coup, éclata de rire.
-Ah ça, si je m'étais attendu ! Voilà que je m'apprête à ramener sous mon toit mon vieil Alby ivre mort... C'est pour le moins caucasse !

Albérich était trop piteux pour protester. D'autant qu'il n'avait pas la moindre envie d'apparaître dans un tel état devant l'aimable tenancier du Silure. Même si découcher ne serait sans doute pas beaucoup plus glorieux pour sa réputation. Il aurait aussi voulu dire à Thibault qu'il n'était pas si saoul, mais si le Sunite voulait mettre son comportement sur le dos de l'alcool, c'était peut-être mieux. Il n'espérait pas que son ami puisse comprendre ce qui s'était produit, quels tourments existaient encore dans les tréfonds de son organisme.
" Suis désolé..." bafouilla-t-il en se laissant guider. " Je ne prendrai pas beaucoup de place."
C'était plutôt la puanteur qui devait incommoder le Sunite, à vrai dire.

-Allons. Je sais bien qu'on est tous désolés dans ce genre de situation, mais franchement, il n'y a pas de quoi l'être, dit-il d'un ton léger. Et puis, la place, je n'en manque pas vraiment...
Thibault, attentif à ne pas le laisser choir, à ne pas aller plus vite qu'il ne le pouvait, le conduisit à travers les rues, abandonnant bientôt les pontons de bois pour des quais de pierre, alors qu'ils regagnaient une zone plus opulente de la cité.
Le trajet parut horriblement long à l'ancien clerc transi. Pourtant, il ne fallut au plus qu'une dizaine de minutes avant qu'ils n'atteignent la somptueuse bâtisse aux dehors de palais qu'était le sanctuaire de Sunie.
Thibault n'emprunta pas la porte principale, mais l'une des nombreuses entrées secondaires dont semblait disposer l'endroit. A l'intérieur, il faisait chaud, et des chandeliers installés un peu partout diffusaient une agréable lumière tamisée, laquelle se reflétait sur les lambris lustrés, les tapis moelleux, les épaisses tentures brodées. Quant au silence, il était plus que relatif : de rires fusaient, de ci, de là, accompagnés des échos feutrés de harpes ou d'autres instruments du même acabit.
-Ah, on n'est jamais mieux que chez soi... dit Thibault en soupirant d'aise. Je suis sûr que dans tous les autres temples, c'est la foire au grognons, mais il en faudrait bien plus pour gâter l'atmosphère de ce havre..
Un couloir. Un escalier. Un autre couloir.
Une porte enfin.
Au-delà, un vaste salon ouvrant sur d'autres pièces. Dans la cheminée, un feu crépitait joyeusement. Sur la table basse, entre des fauteuils aux replis tentateurs, trônaient une flasque de vin et des verres de cristal.
-Nous voilà rendus... Bienvenu dans mes humbles quartiers, Alby !

Il ne fallut pas plus d'un regard à l'aubergiste avant qu'il n'affiche un sourire à la fois entendu et bienveillant.
-Bonjour, messire ! dit-il, affable comme de coutume. Sera-ce un petit déjeuner, aujourd'hui ? Ou un lait chaud comme la dernière fois ? Ah, mais auparavant...
Il tira de sous son comptoir une lettre qu'il lui tendit.
-C'est pour vous. Un jeune lathandrite l'a apportée il y a moins d'une heure.

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