La Couronne de Cuivre

L'elfe haussa les épaules.
-C'est le but recherché, je crois. Ce sera donc parfait.
Il se fendit d'un sourire mauvais.
-Mais je reste dubitatif quant à l'efficacité de ton déguisement. Tu as marqué tous les établissements que nous avons fréquentés en étant insupportable. Je crois que je vais suggérer à Emeraude que, pour être vraiment méconnaissable, nous te déguisions en fille. Tu l'avais proposé, d'ailleurs, et je t'avais trouvé très judicieux, sur ce coup.

Victor lui sourit avec encore plus de plaisir.
" Pourquoi pas, après tout. D'après ce que j'ai vu, les filles sont généralement plus gentilles que les garçons. Emeraude est gentille, Moïra était gentille, Méli était gentille, Galathée est gentille... Bon, peut-être pas Ava, mais c'était surtout une vilaine sorcière, elle. Et Borgorkniel était gentil, mais c'était un demi-orque. Tandis que des garçons pas gentils, je peux t'en citer plein. Donc... Au final... Pourquoi pas."

-Chiche ? dit le barde, souriant de toutes ses dents. Nous ferons part de notre décision à Emeraude dès qu'elle reviendra. Il faudra cependant changer ton prénom... Dylanna, peut-être ? Lavinia ? Oui, ce serait charmant... Oh, ou Bégonia. Honnêtement, ça t'irait comme un gant !
Il se cala aussi confortablement que possible sur son tabouret et croisa les bras.
Pauvre Emeraude, elle ne savait pas dans quoi elle avait mis les pieds...

Mais Emeraude ne s'en laissa pas conter, les dévisageant avec sévérité.
" Dois-je vous rappeler que ce n'est pas exactement un jeu ?" fit-elle, grave, en s'attardant davantage sur Taliesin. " Victor restera un petit garçon. Je n'ai pas besoin d'une fillette qui finira par faire pipi debout. Et vu la longueur de tes cheveux, ça ne passera jamais."
Elle mouilla les cheveux de l'enfant et enjoignit Taliesin d'en faire de même.
" Je nous dénicherai un coche cet après-midi et nous partirons demain matin. Avec le printemps, le trafic s'intensifie, cela ne posera pas de problèmes. La densité de circulation sera notre premier rempart contre les mauvaises rencontres."
Elle badigeonna ensuite la tête de l'enfant d'un mélange vaguement boueux à l'odeur assez forte.
" Cependant, peut-être devriez-vous envisager de dormir en ville, cette nuit, Taliesin."

Le barde, redevenu sérieux, garda le silence un moment. Durant tout le voyage, il allait devoir se montrer très distant envers Victor. Ils ne partageraient pas la même chambre, ne s'adresseraient quasiment plus la parole - si ce n'est pour s'envoyer des piques - et il aurait aimé pouvoir passer un peu de temps avec lui... Mais la vieille femme avait raison, il était plus prudent de procéder ainsi. Et cela les habituerait à la suite.
-Très bien... fit-il après avoir procédé à un bref inventaire mental de ses ressources financières. Je me trouverai une auberge.

" Nous avons encore du temps devant nous." fit Emeraude, peut-être sensible au brusque changement d'humeur du barde. " Et la comédie ne devra durer que quelques jours. Il faut cependant que vous me disiez où vous comptez descendre. Il faudra que nous nous inventions des histoires crédibles, mais peut-être sera-t-il plus prudent, et réaliste, que nous ne les échangions pas. De cette manière, les risques de se trahir seront moins nombreux..."
Elle se pencha alors sur l'elfe et lui lava les cheveux avec un autre mélange, moins odorant, vaguement collant, tandis que Victor, la serviette relevée sur la tête, le regardait avec une grimace.

-M'est avis que je choisirai un établissement relativement huppé... murmura-t-il. Pour coller au personnage. Je ne roule pas sur l'or, mais je dois pouvoir me permettre ça, pour une nuit.
Quant à son histoire... Bah, il aurait le temps d'y réfléchir. Il pouvait très bien aller visiter quelques expatriés d'une cité elfe de la Lorien installés à Luménis...

Emeraude rit.
" Je parlais de descendre du coche, pas de votre auberge pour la soirée..." s'exclama-t-elle en lui emballant la tête à son tour. " Il faut laisser poser une demi-heure."
Elle attrapa un tabouret et vint s'asseoir face à eux.
" Vous devriez aller au Poulain d'Airain, c'est la seule adresse qui accueille des personnages dans votre genre. Ailleurs, vos grands airs risqueront de vous récolter des problèmes."
Elle se tourna ensuite vers Victor, qui bâillait aux corneilles.
" Quant à nous, nous resterons chez ma soeur. Ce sera parfait."
" Elle cuisine mieux que le chef d'ici ?"
" Assurément."
" Alors ça marche."

Le barde soupira. Il n'avait vraiment pas les idées claires.
-Je descendrai à Luménis, trancha-t-il. Si on me laisse passer les portes sous ma fausse identité, évidemment. Ensuite... Et bien, je verrai. Sans doute irai-je me présenter au conseiller Longuehune, à la Capitainerie. De ceux qui restent, c'est le moins susceptible de m'envoyer croupir en prison sitôt qu'il m'aura vu.
Et que les dés en soient jetés. Il changerait peut-être d'avis en cours de route - il avait le temps. Mais jouer la comédie alors qu'il recherchait Galathée près de la capitale lui semblait risqué. Trop de gens étaient susceptibles de le reconnaître...
Et trouver un abri à Victor serait simplifié, du même coup.

Emeraude les aida enfin à se rincer les cheveux puis à les sécher. Victor arborait désormais une chevelure roux carotte qui ne lui allait pas trop mal et mettait en évidence les quelques taches de son qui parsemaient son minois. Les cheveux de Taliesin avaient pris une nuance cuivrée plus profonde, Emeraude avait hésité à les teindre en noir, mais elle craignait qu'il n'ait l'air trop pâle et que cela attire d'autant plus les regards.
" Je vais vous montrer comment vous pouvez vous maquiller pour accentuer votre air hautain." dit-elle ensuite à l'elfe, et à l'aide d'un crayon noir, elle lui indiqua les endroits où dessiner de légers traits, qui en se mêlant à ses lignes naturelles, lui donneraient un aspect plus sévère.
Il ne leur restait plus qu'à se distribuer leurs affaires, à convenir d'un point de rendez-vous et à se dire au revoir.

Le barde déclara qu'il se rendrait au Poulain d'Airain en toute fin d'après-midi, comme un voyageur fraichement débarqué. Il espérait que cela laisserait à Emeraude le temps de leur trouver un coche mais, si ce n'était pas le cas, il s'arrangerait pour faire un tour aux abords de l'auberge, après son repas : les elfes aimaient le grand air, c'était bien connu, et si l'atmosphère d'une ville ne valait pas, loin s'en fallait, le grand air campagnard, c'était toujours mieux que les relentsi d'une salle commune, aussi huppée fût-elle.
Puis, après avoir une nouvelle fois remercié la vieille femme pour son aide, il entraîna Victor vers leur chambre. Là, il vérifia les paquetages, rendit à l'enfant l'ouvrage narrant les aventures de Lavebrise - ils l'avaient lu ensemble au cours des derniers jours, mais ce n'était certainement pas le genre d'opus qu'un elfe digne de se nom aimait à transporter, - puis prépara leurs vêtements. Il finit par remettre la main sur la bouteille de vin elfique et, avec un sourire un peu embarrassé, versa ce qu'il risquait du grand cru dans les deux verres qu'ils conservaient sur leurs tables de chevet en cas de soif nocturne.
-Tu n'en parleras pas à Galathée, hein ? fit-il en tendant l'un deux à Victor. Je ne suis pas certain de la raison pour laquelle je fais ça, et il y a fort à parier que ce n'est pas très... hum, responsable, mais vu les conditions dans lesquelles j'ai obtenu la bouteille, je préfère que tu y goûtes. Bon, et comme c'est quelque chose de relativement rare... C'est peut-être pour toi une occasion unique de découvrir de quoi les elfes sont capables.

Victor sembla surpris, mais ne fit pas de commentaire, avant de goûter au vin. Il fit bonne figure, mais la grimace qui déforma son visage indiqua clairement au barde qu'il était peut-être encore un peu tôt pour initier l'enfant aux délices vinicoles. Son teint devenu écarlate, ce qui s'accordait curieusement à ses nouveaux cheveux, il toussa brièvement dans son poing et sourit.
" Dis-moi, tu te l'es procuré spécialement pour m'empoisonner, c'est ça ?" demanda-t-il ensuite d'un ton dégagé.

Taliesin acquiesça.
-Me voilà démasqué, fit-il le plus sérieusement du monde. Malheureusement, comme il n'a pas eu les effets escomptés sur Hugo et Emeraude - et sur moi - je doute qu'il soit plus efficace dans ton cas... Mais ne crie pas victoire trop vite, cependant : j'ai payé Emeraude pour qu'elle t'assassine à la première occasion.

Victor eut un sourire radieux.
" Moi je pense plutôt qu'elle a eu secrètement pitié de moi. Elle t'a conseillé de te métamorphoser en insupportable prétentieux, histoire que tu te fasses occire par le premier guerrier hirsute qui croisera ton chemin, et ensuite, elle sera bien forcée de me garder auprès d'elle, puisque tu auras disparu !"
Puis il se pencha en avant, et lorgna Taliesin d'un air de conspirateur.
" De plus, je ne sais pas si tu t'en es rendu compte, mais... je suis plutôt du genre coriace."

-Ah ça, malgré toute la mauvaise foi dont je suis capable, je ne peux pas te le dénier... fit l'elfe, amusé. Tu as survécu à bien des épreuves, dont les moindres n'étaient pas mes traitements de choc contre la fièvre...
Il sourit, croisa les bras dans une attitude de défi des plus théâtrales.
-Ceci dit, en toute modestie, c'est là quelque chose que nous partageons : personne, jusqu'ici, n'a réussi à m'abattre. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé... Alors, ne m'enterre pas trop vite.

" Peut-être est-ce parce qu'il existe une prophétie à ton sujet. Seul un être borgne, ni homme ni femme, par une nuit de pleine lune, après trois verres d'hydromel et avec un pied de biche, lorsque la lune sera rousse et les grenouilles tomberont du ciel, pourra venir à bout de Taliesin l'infâme. Ça me paraît être la seule explication plausible." fit Victor, d'un air pénétré.
Il versa la fin de son verre dans celui de Taliesin et se servit de l'eau.
" Tu devrais demander à Emeraude. Elle est peut-être au service des Dragons de Rohan, mais je pense qu'elle est un peu voyante quand même. Une fois que tu sauras quelle conjonction astrale te mènera à la fin, tu pourras t'en prémunir."

Oh, je pense qu'il n'y aura pas besoin d'une conjonction astrale particulière... Surtout vu ce qui nous attend. Ce qui m'attend. songea--il, s'en rien en dire.
Il vida lentement son verre, sa verve éteinte pour un moment. Il se demandait bien pourquoi il avait tant tenu à ce que Victor goûte au vin. Par superstition, évidemment : le pipeau le lui avait offert alors que l'enfant agonisait et qu'il n'avait pas en tête la moindre envie de libation. Pourtant, maintenant que c'était fait, il trouvait son acte plutôt ridicule.
Ce n'était pas la première fois, cependant. Alors autant ne pas se formaliser.
-Je demanderai à Emeraude, à l'occasion... se contraint-il à répondre pour ne pas laisser le silence s'installer. Mais seulement à Luménis. Je vois mal le sire Courtetige écouter les divagations d'une voyante humaine...

" Les elfes sont parfois un peu irrationnels, tu sais..." dit Victor avec un sourire hilare.
Puis il termina de fermer ses affaires et resta un instant en arrêt devant le pipeau de Belenn. Il finit par le tendre au barde.
" Je pense que tu devrais le garder. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Moi, dans le feu de l'action, je n'arriverai pas à en tirer quoi que ce soit. Mais toi... Autant qu'il serve."

Le barde hésita une seconde, puis secoua la tête.
-Non, garde-le. Tu maîtrises bien la plupart des morceaux, et je suis sûr qu'en cas de besoin, tu pourras y arriver. Et ça me rassurera de savoir que tu as ça avec toi. Personne n'y fera attention, c'est un objet d'aspect par trop insignifiant... Mais il peut rendre d'immense services.
Il n'était pas allé au bout de sa pensée, à savoir que si le petit garçon était à nouveau enlevé, ses ravisseurs ne penseraient sans doute pas à le priver d'un si petit instrument. Et s'ils étaient séparés, éloignés l'un de l'autre... Victor aurait au moins de quoi se sortir de bien nombreuses situations. Lui, il avait ses sorts.
Dont on a vu - et dont on voit encore - le formidable résultat...
Il chassa la pensée. Sourit.
-J'aimerais aussi... Enfin, ce n'est pas une obligation, mais... j'aimerais que tu portes ta chemise de mailles. Sans rien en dire à personne, même pas à Emeraude. Elle est bonne comédienne, mais si elle ne sait pas, elle ne pourra pas, inconsciemment, modifier son comportement en cas de pépin... Là encore, ça me rassurerait.

Victor parut surpris, mais opina du chef.
" D'accord, si ça peut te rassurer, je le ferai."
Il sourit et empocha le pipeau au passage.
" On est près du but. Il paraît qu'il y a quatre ou cinq jours, jusqu'à Luménis, peut-être moins."
Un petit frisson lui anima les épaules.
" Je crois qu'on devrait passer voir les Merlus, quand on arrive. Ils doivent se faire un sang d'encre, pour nous. Je crois que ce serait bien qu'on aille les prévenir avant de continuer."

Le barde grimaça.
-J'y ai pensé... commença-t-il.
Et pas que pour aller leur dire bonjour : pour te confier à eux...
-... mais comme nous avons été enlevés en partant de la ferme, j'ai peur que Kanter ne fasse surveiller ses environs, en se disant qu'on pourrait y revenir. Les Merlus ne risquent rien pour l'instant - on nous a joué une parodie de justice ou seuls moi et en partie Galathée étions coupables - mais je ne veux pas leur faire courir le moindr danger.
Il soupira.
-Je vais être franc avec toi, bonhomme : je ne sais pas du tout ce que nous ferons à Luménis. Comme je l'ai dit tout à l'heure, je songe à aller voir Longuehune. Le conseiller Megrall n'est plus en ville, mais Longuehune... Il ne me déteste pas, et... Peut-être qu'il sera compréhensif. Je ne peux rien en savoir, cependant... Le voir me semble pourtant la meilleure solution. Le voir et lui dire toute la vérité sur cette affaire. S'il ne veut pas m'aider moi, il voudra t'aider, toi. Voudra aider Galathée : elle est luménienne, a rendu des services à la cité, à oeuvré dans la Résistance...
L'aider au risque de déclencher un incident avec Ithilion.
A moins qu'il ne songe à faire un échange. Lui contre la rôdeuse.
Taliesin frémit. Il n'avait pas pensé à cela.
Ce serait très pragmatique, pour le coup. Maelwedd envisagerait sûrement la chose.

Victor ne sembla pas du tout convaincu.
" Moi je crois qu'on devrait plutôt aller chez les Merlus et leur demander de l'aide à eux. Mathieu et Vallaelyn ne sont pas complètement sans ressources, et au moins, on sait qu'ils voudront retrouver Galathée... En ville... Tu sais, je crois que les gens, ça ne compte pas beaucoup, quand on doit s'occuper de toute une ville. Je ne sais pas... Moi je n'ai pas envie qu'on me place encore dans un autre temple pendant que toi... On ne sait jamais ce qu'ils voudront faire de toi. Et peut-être qu'ils n'en auront rien à faire de Galathée. On sait même pas où elle est. Moi je crois qu'on devrait d'abord la chercher nous. Puis si on la trouve pas, ou si on ne sait pas la récupérer... Alors on peut aviser."

-On pourrait demander à Longuehune de te placer chez les Merlus. Et de les protéger, d'une manière ou d'une autre... répondit Taliesin, profitant de l'occasion pour évoquer, à demi-mots, la séparation qu'il envisageait.
Puis il hésita. Décida, une nouvelle fois, de se montrer franc.
-Tu sais... j'ai songé à demander de l'aide aux Merlus. Ou à Kasumi, ou aux autres personnes qui m'accompagnaient quand j'ai été recruté par le gouvernement, pour cette mission... Mais... Je ne pourrais pas être totalement honnête avec eux. Je ne pourrais pas leur dire pourquoi Kanter s'en est pris à nous. Et je n'aime pas tromper les gens... En plus, que penses-tu qu'ils diraient, s'ils apprenaient la vérité ? Si Kanter leur disait ce que j'ai fait ? Ils n'apprécieraient pas que je me sois ainsi joué d'eux. Continueraient à vouloir t'aider, toi et Galathée, mais me dénonceraient sans doute au gouvernement luménien. Auquel cas... Il vaut sans doute mieux que j'aille voir les autorités de mon propre chef. Cela pourrait jouer en ma faveur. Un peu...

L'enfant grimaça.
" Mais tu ne crois pas que ça vaut mieux d'être honnête après qu'on ait retrouvé Galathée ? Si jamais ils t'emprisonnaient... Comment je vais la retrouver tout seul ? Peut-être que comme Kanter, ils trouveront que moi et Galathée, on a eu tort de te faire confiance."
Il croisa les bras.
" Mais c'est comme tu veux. Tu as raison. Peut-être que Longuehune nous aidera..."
Son regard avait filé par la fenêtre, il regardait le soir tomber, doucement.
" Tu sais... Je crois que pendant la dictature, plein de gens ont fait des choses comme toi. Peut-être pas aussi... pas aussi... Mais dans le fond... Il y a eu plein de morts, des deux côtés, les gens se sont battus, se sont vengés... Même Kasumi, il a tué des gens pendant la rébellion. C'est juste..."
Il eut un sourire.
" Tu as raison, on va en parler à Longuehune."
D'un geste décidé, il vida son verre d'eau.
" Mais n'essaie pas de me caser chez les Merlus. Où que tu ailles, je viens avec toi."

-Victor...
Taliesin dévisagea l'enfant. Il n'avait pas envie de se séparer de lui, frémissait rien qu'à l'idée de se retrouver à nouveau seul. D'autant qu'au regard des circonstances, un simple au revoir risquait fort de se transformer en adieux définitifs.
Il n'était pas sûr de son plan, pas sûr qu'aller trouver Longuehune soit la meilleure solution. En revanche, il était convaincu qu'embarquer le petit garçon dans les périlleuses recherches qui s'annonçaient était irresponsable, sinon complètement fou. Il ne pourrait pas le protéger. Avait déjà échoué à le faire. Si le gosse était encore en vie, c'était grâce à d'autres. Grâce à un miracle. Un miracle qui n'avait pu effacer les traces de ses propres manquements, de sa propre impuissance.
Il hésita à aborder le sujet de front. Victor prendrait très mal la chose quel que soit le moment où il l'apprendrait. Alors, pourquoi pas maintenant ? Une dispute pourrait même les aider à jouer leurs futurs rôles...
Il renonça, pourtant. Il ne pourrait plus lui parler avant des jours, ne se sentait pas la force d'affronter ce long silence sans possibilité d'explications, de réconciliation. C'était peut-être lâche, mais... il préférait attendre. Attendre de le savoir en sûreté.
-Je ne sais pas si j'ai raison, ou si c'est toi qui es dans le vrai... reprit-il. J'y réfléchirai encore pendant le voyage : je n'aurai que ça à faire, de toute façon. Si c'est possible, il faudra que nous nous réunissions tous les trois la veille de notre arrivée à Luménis. Peut-être Emeraude pourrait-elle aller trouver les Merlus sans éveiller les soupçons d'éventuels guetteurs, réussir à organiser une rencontre avec eux, en toute discrétion...

" D'accord..." fit finalement le petit garçon. " Je lui en parlerai si tu veux. Il n'y aura peut-être pas grand monde dans le coche."
On frappa alors doucement à la porte et Emeraude s'encadra dans l'embrasure.
" Je nous ai trouvé de quoi voyager." fit-elle. " Mais il y a un petit imprévu, qui je pense, en réalité, nous arrange."
Elle jeta un regard en coin à Taliesin avant de poursuivre.
" Nous voyagerons séparément. Je crois que c'est vraiment mieux. Normalement, nos véhicules feront arrêt dans les mêmes villages, nous nous retrouverons donc le soir, aux auberges... Mais ce sont des coches de quatre places. Si nous avions été trois dans le même, notre couverture aurait sauté au premier coup d'oeil."

Le barde s'efforça de dissimuler la grimace qui lui vint spontanément. Jouer la comédie alors qu'il avait Victor sous les yeux était une chose. Le faire sans savoir où il se trouvait exactement, en devant attendre le soir pour être assuré qu'il ne lui était rien arrivé, une toute autre. Le voyage promettait d'être lourd d'inquiétude...
Bien sûr, l'enfant ne serait pas seul, se trouverait avec une Emeraude qui semblait pleine de ressources. Mais...
Une brève seconde, bien malgré lui, il en vint à s'interroger sur les motivations de la vieille femme. Pourquoi les aidait-elle tant ? Ses supérieurs ne lui avaient-ils dégotté aucune nouvelle mission ? La route entre Rohan et Luménis n'était certainement pas la plus dangereuse, celle qui nécessitait le plus de surveillance...
A moins, évidemment, que sa mission soit d'un ordre tout différent.
Il se morigéna intérieurement. S'il commençait à soupçonner les gens qui lui venaient spontanément en aide, il n'irait as très loin.
Et pourtant...
-C'est sans doute mieux, oui, dit-il en hochant la tête.

Emeraude pinça les lèvres et s'efforça de sourire. Victor avait l'air de faire bonne figure mais Taliesin le sentait tendu. La vieille femme posa une main sur son épaule.
" Le coche que vous prendrez part directement de votre auberge, Taliesin. Il est un peu plus luxueux que celui que Victor et moi-même emprunterons, mais il cadrera mieux avec votre personnage. Son cocher s'appelle Adelin, il sait qu'il doit vous attendre, et il loge au Poulain. Vous le rencontrerez probablement ce soir."
Elle se tourna vers le petit garçon.
" Quant à nous, il ne faudra pas oublier nos gros manteaux. Mais nous nous débrouillerons. La chaleur humaine fait des miracles."
Elle repartit vers la porte.
" Je vous attends en bas quand vous êtes prêts."

-Et bien, nous ne pourrons pas nous lancer à la figure de charmants quolibets durant le trajet... fit le barde, faussement détendu, dès que la vieille femme fut sortie. Mais c'est sans doute mieux : les gens auraient fini par se poser des questions...
Il sourit à Victor puis entreprit de troquer ses vêtements pour ceux, plus ostentatoires, récupérés au Rendez-Vous-des-Moins-que-Rien.
-Là, nous allons vraiment passer inaperçus... reprit-il. Il y a beaucoup de voyageurs, sur la route, nous nous fondrons dans la masse. Et dans quatre ou cinq jours, nous serons à Luménis, sains et saufs. Il se peut d'ailleurs que tu trouves le trajet trop court : Emeraude est une compagne de voyage des plus distrayantes, et maintenant que nous connaissons son secret...
Il ne le dit pas, mais il songeait aussi que ce début de séparation était une bonne chose, dans le fond. Le petit garçon s'habituerait, mine de rien, à ce qui allait suivre...

Mais Victor ne laissa pas Taliesin terminer sa phrase : il se rua contre lui, l'enserra de ses bras et éclata en sanglots, le visage perdu dans son ventre. Il murmurait des paroles désarticulées, noyées par ses larmes, mais l'elfe comprit qu'il avait peur, qu'il ne voulait pas partir sans lui, qu'il ne voulait plus partir nulle part, d'ailleurs, qu'il ne voulait pas qu'ils soient séparés.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Rohan

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