La Couronne de Cuivre

Deux hommes en uniforme montaient la garde à l'entrée du pont. Ils dévisagèrent Kasumi avec attention et même une certaine insistance, hésitant un peu, puis l'un d'eux s'avança vers lui.
" Messire, veuillez décliner votre identité, s'il vous plaît."
Le ton était neutre, comme s'il s'agissait d'une simple question de routine. Pourtant, les personnes autour de lui allaient librement sans être interrogées...

Kasumi fronça les sourcils mais se garda bien de faire un commentaire en surprenant le regard des gardes puis quand il fut le seul de la file des voyageurs à être contrôlé. Il répondit d'un ton contenu pour rester neutre et stoppa même sa monture pour ne pas donner l'impression de vouloir intimider les deux gardes :

- Je suis Kasumi, citoyen de Luménis. Puis-je vous demander pourquoi vous le demandez ? Est-ce que votre lieutenant souhaiterait par hasard s'entretenir à nouveau avec moi ou avec mon demi-frère ?

Le garde hocha la tête.
" Il est possible que ce soit cela, oui. On nous a simplement donné comme mission de vous informer, si vous veniez à repasser ici, qui vous êtes attendu au poste de garde. "
Sylvia jeta à Kasumi un coup d'oeil inquiet, mais ne dit rien.

Kasumi s'y était malheureusement attendu et chercha à rassurer Sylvia d'un sourire avant de répondre au garde d'un ton toujours aussi neutre :

- Dans ce cas je me rendrai jusqu'à votre poste de garde pour mettre cette histoire au clair.

Il espérait seulement ne pas avoir à passer une nouvelle nuit dans la prison locale suite à une incompréhension ou à cause de l'étroitesse d'esprit des forces de l'ordre locales.

Le garde hocha la tête, satisfait apparemment de sa coopération.
" Souhaitez-vous que l'un de nous vous y accompagne, ou connaissez-vous le chemin ? Je ne sais pas pour quelle raison le capitaine souhaite vous voir, mais je pense préférable pour vous de vous rendre à sa convocation assez rapidement. Il se trouve là-bas pour une bonne heure encore, ensuite il fera sa ronde habituelle..."

Kasumi annonça qu'il connaissait déjà le chemin et il n'avait effectivement pas l'intention de traîner même si cette convocation le mettait en colère : décidément, il avait eu de bonnes raisons d'éviter ce maudit village depuis son dernier passage houleux. Toutefois, il tâchait de ne pas montrer son humeur pour ne pas risquer d'inquiéter encore davantage Sylvia et il se dirigea vers l'autre côté du pont et le poste de garde de sinistre mémoire.

Le poste de garde n'était pas très loin -la bourgade n'était pas grande. Sylvia le suivit en silence, l'air un peu anxieuse. Elle attendit qu'il soit hors de portée d'oreilles pour le questionner à voix presque basse, vérifiant du coin de l'oeil que les gardes ne les suivaient pas.
" Pourquoi est-ce qu'ils veulent te parler ? Tu as eu des ennuis ici ?"

Kasumi n'avait pas l'intention de lui cacher les événements qui l'avaient tenu éloigné de cette bourgade jusqu'ici et répondit d'un ton un peu dépité :

- La dernière fois que je suis passé par ici, je me suis fait accuser d'avoir enlevé la jeune-femme que nous venons voir : son père m'a confondu avec Tilmandil... On ne peut pas tout à fait lui en vouloir. Mais bref, ça s'est un peu envenimé et j'ai passé la nuit en prison. A l'époque, je ne savais même pas que j'avais un demi-frère...

" Oh... Ca ne devait pas être simple... mon pauvre, tu as dû devenir fou avec un tel quiproquo ! Je n'aimerais pas subir cela, être accusée injustement..."
Déjà, ils arrivaient au poste de garde, et elle se tut. Un garde à l'entrée dévisagea Kasumi et lui demanda de décliner son identité. A l'évidence, il l'avait reconnu. On les fit patienter sur deux chaises dans la hall d'entrée, et au bout d'une dizaines de minutes, l'officier avec qui Kasumi avait eu maille à partir l'année précédente apparut dans l'embrasure d'une forte. Il dévisagea le rôdeur, sourcils froncés.
" Kasumi Meredith Hendulaurë. Cela fait près d'un an que nous attendions votre retour... Auriez-vous oublié que vous avez une dette à régler ici ?"
Le ton était autoritaire, mais calme.

Le rôdeur ne se démonta pas - malgré tout ce qu'il pensait de ce lieutenant - et répondit d'un ton calme :

- Bonjour aussi à vous, lieutenant ! Vous m'excuserez sans doute d'avoir dû voyager en Everaska pour me rendre au chevet de mon père moribond. D'autant que l'affaire pour laquelle j'ai été pris à parti a perdu de sa substance d'après mes informations, comme vous l'avez probablement appris vous-même, j'imagine.

L'officier hocha la tête, calmement.
" Tout à fait. Ombeline est reparue récemment et vous a nommément innocenté. Vous êtes donc lavé de toute suspicion de kidnapping, les plaintes qui couraient contre vous ont été retirées. En guise de dédommagement pour vous avoir soupçonné et incarcéré à tort, nous avons d'ailleurs décidé, avec l'accord du juge, d'annuler également l'amende pour outrage à agent de trente-cinq pièces d'or, ou plutôt soixante-dix puisque vous n'aviez pas payé dans les quatre mois. Bref. Vous êtes donc libre de vos allées et venues. Je dois simplement vous demander de signer ce document qui stipule que je vous ai informé de le levée de toute poursuite.
Son ton était resté neutre, sans chaleur, sans colère ni rancœur non plus. Impersonnel.

Ainsi donc l'officier avait fait toute cette mise en scène pour finalement lui signaler qu'il pouvait repartir libre ? Il ne venait certainement pas de remonter dans l'estime du rôdeur mais celui-ci se contenta de répondre d'un ton qu'il fut lui-même étonné de trouver aussi calme :

- Je veux bien signer votre papier s'il le faut. Sauriez-vous me dire où se trouve Ombeline car j'ai une lettre à lui remettre.

Il haussa les épaules.
" Je n'ai pas pour mission de surveiller les allées et venues de mes concitoyens. Je sais qu'elle était chez ses parents le mois passé, je l'ai croisée à son arrivée. Je ne l'ai pas vue depuis, cependant. Mais vous pouvez certainement vous renseigner auprès des tenanciers de l'auberge puisqu'elle est leur nièce."
Le ton était toujours froid et neutre, calme et sans agressivité. Il tendit une plume à Kasumi, lui indiquant l'endroit où il devait signer. Le cadre était précédé d'une mention indiquant que le signataire avait pris connaissance du document - lequel indiquait simplement l'annulation de l'amende de trente-cinq pièces d'or prononcée à l'encontre du dénommé Kasumi Meredith Hendulaurë.

Kasumi signa le document d'une marque délicate avant de rendre la plume à l'officier et le remercia par politesse puis de le saluer mais sans chaleur aucune avant de s'éloigner vers la porte du poste de garde, espérant de tout cœur ne plus avoir affaire avec cet officier obtus. Il avait malgré tout l'intention de tenir compte de son conseil puisqu'il corroborait son propre programme : se rendre à l'auberge et interroger le tenancier qui serait certainement tout aussi froid que lui sinon hostile.

Sur ce dernier point, néanmoins, le rôdeur se trompait. Le tenancier de l'auberge ouvrit des yeux ronds comme des soucoupes en le voyant entrer, mais ne lui témoigna aucune hostilité. Il paraissait, en réalité, tout simplement gêné, mal à l'aise. Il vint néanmoins à leur rencontre, avec un sourire embarrassé.
" Hum... Je ne m'attendais pas à vous revoir dans mon auberge, j'avoue, avec l'accueil que vous avez... hum... reçu de mon frère la dernière fois. Mais... hum... il semblerait qu'il vous ait confondu avec un autre. Votre... frère, si j'ai bien compris ?"

Le demi-elfe fut tout de même soulagé de cet accueil qui contrastait avec celui réservé par les gardes et leur chef. Au moins le tenancier de cet établissement semblait être une personne raisonnable et Kasumi décida de jouer franc jeu avec lui :

- Je ne peux pas vraiment lui en vouloir de sa réaction compte tenu des circonstances : il ne cherchait qu'à protéger sa fille. Et il s'agissait de mon demi-frère en réalité. Il m'a d'ailleurs remis une lettre destinée à Ombeline et c'est ce qui m'amène.

L'aubergiste acquiesça.
" Elle est chez ses parents. C'est de ce côté-ci du pont, il faut prendre le chemin de halage sur la gauche, ils habitent la deuxième ferme à gauche."
Il hésita un instant à poursuivre, comme s'il cherchait ses mots, et eût une légère grimace.
" Ne vous attendez pas à un accueil très chaleureux, cependant. Mon frère est... assez furieux contre le vôtre..."

Kasumi hocha gravement la tête et répondit avec sincérité :

- Alors ça nous fait un point commun ! Mais j'espère qu'il arrivera à faire la part des choses : je me dois de remettre cette lettre même si j'avoue ne pas savoir ce qu'elle contient.

Il hésita à proposer à Sylvia de l'attendre à l'auberge mais il se doutait qu'elle refuserait vertement aussi n'en fit-il rien et se contenta de saluer le tenancier avant de ressortir.

Les gardes à l'entrée du Pont dévisagèrent Kasumi, mais nul ne les importuna : sans doute des consignes avaient-elles été données, déjà. Ils purent bifurquèrent sur le petit chemin de terre et trouvèrent sans peine la petite ferme en question. Une femme, dehors, binait les salades, et leva la tête à leur approche. Peut-être la mère d'Ombeline : le rôdeur notait une certaine ressemblance.
Son regard se figea en apercevant Kasumi.
" Vous..."
Ce fut tout ce qu'elle trouva à dire, avant de se tourner vers les champs, à l'arrière de la ferme, et d'appeler, les mains en porte-voix.
" Alaaaaan ?"

Voilà qui n'annonçait rien de bon mais ce n'est pas comme si Kasumi ne s'y était pas attendu... Le rôdeur ne répondit rien ni ne s'approcha en attendant la suite des événements, toutefois vigilant pour ne pas risquer de se faire surprendre par quelque action hostile. Pour l'occasion et ne pas risquer d'envenimer la situation, il avait pris soin de laisser ses armes sur leurs chevaux. Il n'était pas venu pour autre chose que de remettre la lettre à Ombeline et tenter ainsi de réparer une partie des dégâts dont Tilmandil était à l'origine.

" Qu'est-ce que vous venez faire là ? questionna la femme d'un ton agressif. Narguer ma fille en lui présentant votre nouvelle conquête ? Vous avez du culot de vous pointer ici après l'avoir abandonnée ! Feriez mieux de fichez le camp !"
De toute évidence, elle le prenait pour Tilmandil. A sa décharge, elle n'avais jamais rencontré le rôdeur.
Tel n'était pas le cas de son mari qui apparut sur ces entrefaites. Il se contenta de fixer Kasumi, bouche entrouverte, et semblait hésiter à l'identifier avec certitude.

Kasumi entreprit avant toute chose de lever cette ambigüité pour que ce malheureux qui pro quo ne s'installe pas. Il répondit d'une voix calme et compréhensive :

- Vous faites erreur : je viens vous voir au nom de mon demi-frère. Il m'a remis une lettre destinée à votre fille. Je sais qu'il aurait dû venir en personne après ce qui est arrivé et je comprendrais que vous me demandiez de repartir mais je crois que c'est important pour Ombeline.

" Ah..."
La fermière parut ennuyée de sa méprise, mais elle le considérait toujours avec méfiance.
" Donnez cette lettre, nous lui transmettrons, répondit le père d'une voix neutre. Et dites-lui de ne jamais remettre les pieds ici."

Kasumi était indécis quant à la conduite à tenir et il échangea un regard avec sa compagne pour obtenir son avis : d'un côté il ne voulait pas brusquer les parents d'Ombeline mais de l'autre il craignait tout de même qu'ils décident de ne pas lui remettre la lettre. Et c'était une solution de facilité peut-être un peu lâche. Cela dit, comme son oncle était lui aussi au courant de son existence, il y avait peu de chance qu'elle ne la reçoive pas, au final.

- Je crois sincèrement que c'est important qu'elle la reçoive mais je comprendrais qu'elle ne souhaite pas l'ouvrir. Si malgré tout elle avait envie d'y répondre, elle pourra me contacter par l'intermédiaire de l'aubergiste de la Bienveillance à Luménis. J'y passerai régulièrement.

Le fermier ne daigna pas répondre à l'information. Sylvia semblait hésiter, elle aussi, à faire confiance aux parents de la jeune fille.
" Et... Comment va-t-elle ? demanda la rôdeuse d'une voix timide.
- Mal. Et ça ne vous regarde pas !
- Je comprends, pardonnez-nous..."
Un mouvement derrière les rideaux de la ferme attira l'attention de Kasumi. Quelqu'un les observait, et c'était peut-être Ombeline. Ou peut-être pas.
" Bon, donnez-nous cette lettre et passez votre chemin !" lança le fermier.

Le demi-elfe avait espéra plus de cette rencontre mais il semblait qu'essayer d'insister pour s'entretenir avec Ombeline ferait plus de mal que de bien. Non, il valait mieux passer leur chemin pour le moment et tenter d'entrer à nouveau en contact avec elle plus tard. Le rôdeur sortit donc le pli de sa veste avant de le tendre au père de la jeune-fille avec une moue désolée et navrée. Tout ceci constituait un terrible gâchis mais il ne se sentait pas le droit de s'immiscer dans des affaires aussi personnelles.

Le fermier jeta un coup d'oeil au nom de sa fille écrit sur l'enveloppe, et la glissa dans la poche de sa veste, sans un mot.
" Merci d'avoir joué les messagers, intervint cependant sa femme, d'une voix enfin plus douce. Mais il vaut mieux pour elle, je crois, ne voir personne qui puisse la ramener à tout ça."
Sylvia brûlait d'intervenir mais n'en fit rien. Sans doute songeait-elle que le bébé, une fois né, la ramènerait bien assez à ces souvenirs.
" Au revoir."
Les fermiers ne bougèrent pas d'un pouce, attendant qu'ils s'éloignent.

Et c'est précisément ce que fit Kasumi quoiqu'à contrecœur. Il aurait vraiment aimé pouvoir faire plus pour arranger ce qui pouvait l'être encore mais seul son demi-frère le pouvait peut-être encore. L'avait-il au moins essayé par le contenu de la lettre qu'il avait adressée à Ombeline ? Kasumi aimait à le croire au moins pour l'image qu'il se faisait de Tilmandil. Le demi-elfe ne dit pas un mot avant d'avoir atteint Ombrage et n'avait désormais qu'une hâte : celle de quitter ce village pour ne peut-être plus jamais y revenir.

Jugeant qu'il devait leur rester deux ou trois heures avant le moment de s'arrêter pour la soirée, ils se remirent en route en direction de l'ouest. Il leur restait à trouver un acheteur pour Eclair, mais pour cela, il leur fallait sans doute se rapprocher encore de la Trouée. Le cousin du vendeur de Lunaros, Jonas, habitait entre le Pont des Trois Sires et Rohan, approximativement à une demi-journée d'ici, et le pelé leur avait garanti un bon prix chez lui. La famille de Jeannot Hippolan était plus proche, à la sortie du village selon les indications données par la grand-mère. Mais ils n'étaient pas certains qu'ils leur achèteraient une bête.

L'idée de Kasumi était de commencer par solliciter la famille de Jeannot qui pouvait éventuellement leur éviter une journée de voyage mais surtout pour en profiter pour donner de ses nouvelles. De toutes façons c'était sur leur chemin donc ça ne leur coûterait vraiment pas grand chose d'y faire une halte. Il serait toujours temps de reprendre la route ensuite pour chercher un lieu de bivouac à une heure ou deux à l'écart du Pont-des-Trois-Sires. Le demi-elfe informa Sylvia de son idée et en profita pour chercher à savoir si la rencontre avec les parents d'Ombeline ne l'avait pas trop déprimée.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Le Pont des trois Sires