La Couronne de Cuivre

-Bon, si tout le monde est d'accord... fit la tenancière. Je vais aller fermer cette fenêtre. Et préparer du thé. Un grog me fera du bien, et à vous aussi, j'imagine.
Lorsque, silencieux comme une ombre, Tallad lui emboîta le pas, elle se fendit d'une mimique un peu gênée, comme si, malgré tout, crainte et méfiance subsistaient en partie dans son esprit. Pourtant, elle ne dit rien, et tous deux disparurent par la porte de service.
Alaric, pour sa part, s'approcha de l'Aubemestre et fit mine de l'aider à se relever.
-Vous voyez ? Les choses ont plutôt bien tourné. Il n'est pas tout puissant, peut échouer... Et échouera encore, jusqu'à ce que nous l'attrapions et mettions un terme définitif à ses agissements.

Opinant du chef, Albérich accepta la main qu’on lui tendait et accompagna Alaric jusqu’à une table voisine. Il voulait partager cet optimisme et cette foi et en être incapable le rongeait. Il sentit l’émotion revenir, la peur s’imposer, la honte aussi, le désespoir qui lui collait à la carcasse. Ses yeux s’humidifièrent sans qu’il puisse lutter, mais il demeura silencieux, assis, les épaules basses, sur son banc.
« Je suis désolé… Vraiment désolé… » murmura-t-il.

Le colosse avança la main comme pour lui serrer l'épaule, mais retint son geste. Peut-être craignait-il que cette marque de sympathie n'achève de faire craquer Albérich. Il se contenta donc de lui sourire.
-Ne soyez pas désolé. Vous n'avez aucune raison de l'être. Je peux imaginer ce que vous ressentez. Une infime partie de ce que vous ressentez, du moins. Et comprendre que les mots... ne peuvent rien changer. Je dirai juste ceci : n'ayez pas honte. Vous n'inspirez pas la pitié ou le mépris. Juste la sympathie. Et le respect.

L’émotion qui les avait secoués peu de temps auparavant était propice à briser certaines réticences, à abattre certaines barrières. Albérich se sentait dans un état proche de l’ivresse triste des soirées trop arrosées, lorsque les confidences les plus grises s’échangent dans une brume douloureuse.
« Je ne sais pas comment… » commença-t-il.
Puis il leva les yeux sur son homologue, le dévisagea une seconde, comme s’il allait trouver des réponses dans ses traits.
« Où avez-vous trouvé la force, quand tout s’est écroulé ? C’est ça que je ne comprends pas… où trouver la force. »

Le clerc prit le temps de réfléchir avant de répondre. Et lorsqu'il le fit, ce fut d'une voix douce et convaincue.
-Je ne crois pas que les choses soient comparables. Je n'ai pas subi ce que vous avez subi. Et je n'ai pas été poursuivi : quand les choses ont été terminé... Elles étaient terminées. J'étais le seul coupable, le seul responsable. Je ne pouvais m'en prendre qu'à ma propre bêtise. Bien sûr, j'imagine que vous vous sentez coupable aussi. Alors que vous n'y êtes pour rien. Mais c'est là chose naturelle : perdrait-on un grand-père centenaire qu'on trouverait le moyen de se culpabiliser en se disant qu'on n'est pas venu assez souvent le voir, que si on avait été là... Alors qu'on sait bien, au fond, qu'on aurait rien pu changer. Moi... j'étais fautif. Quoi qu'en disent les autres : à les croire, je ne pouvais pas savoir qu'une bande d'orques attendaient que nous quittions le village. J'aurais dû, pourtant. J'étais le commandant, je devais prévoir. Je ne l'ai pas fait... j'étais coupable. Convaincu de l'être. Cela n'a pas pour autant rendu les choses plus faciles : il y avait ces corps qui me toisaient de leurs yeux vides.. Et le monde s'écroulait. J'ai perdu foi en moi, en mes capacités, en mon avenir. J'ai voulu mourir, poursuivre seul les bourreaux, tomber en les combattant... Mais je ne l'ai pas fait : ç'aurait été une lâcheté, ç'aurait été ne pas assumer mes torts. Je devais vivre... et expier. Expier en me privant de tout ce dont j'avais privé ces malheureux. Tenter de rattraper, par une vie de dévotion aux autres, la catastrophe que j'avais provoquée. C'est la culpabilité qui a été ma force, d'abord. Puis ma foi en Lathandre. Elle m'a fait redécouvrir l'espoir, la joie... Je me suis dit qu'il était immoral que je puisse vivre cela. Mais j'avais l'imrpession que c'était juste, que cela n'enlevait rien à mes efforts. Que c'était seulement une force supplémentaire pour en faire encore plus.

« Le Temple y a certainement gagné un clerc de valeur… »
Alaric avait raison, leurs histoires étaient très dissemblables, il comprenait que l’Ours se fut senti coupable en dépit des circonstances atténuantes de sa situation. Mais de soldat il était devenu clerc, pour expier ses manquements. Peut-être était-ce la voie qu’il devait suivre.
Tu serais un militaire pitoyable, alors ne parlons pas d’un officier…
Cela le fit sourire malgré lui. Changer de route, abandonner le passé et les souillures qui s’y rattachaient. Il avait finalement décidé d’opter pour la même solution. Le vent soufflait toujours et Tallad et la tenancière tardaient à revenir. Il était bien trop tôt pour dessiner les plans de demain : ils étaient toujours coincés à Belles-Vagues et l’ennemi courait toujours.
« Peut-être devrions-nous tenter une sortie… » murmura-t-il alors. « Si je fuis seul, il pourrait me penser à sa merci… Vous pourriez intervenir. Sinon, il pourrait rester caché à tout jamais. »

Alaric fronça les sourcils, perplexe.
-Nous ne pouvons faire cela. Vous courriez trop de risques. Et puis, rien ne dit qu'il viendrait à se découvrir. Son but n'est pas votre mort, mais bien votre perversion. Quel besoin de s'approcher, alors ? S'il vous voit errer solitaire dans la tempête, il se dira que son plan à marché. Que nous vous avons chassés... Ou que vous nous avez fait taire. A moins évidemment qu'il ne flaire un traquenard... Dans tous les cas, il ne montrera pas le bout de son nez. Au pire, il vous enverra certains messages, pour vous narguer, encore.
Il soupira.
-Nous ne pouvons pas tenter cela. Par contre, il y aurait peut-être un moyen de...
Le colosse s'interrompit : Tallad et la tenancière venaient de reparaître dans la salle commune. La seconde tenait un plateau chargé de tasses de thé fumant, qu'elle déposa sur la table, devant eux, avant d'aller s'installer au coin du feu et de perdre son regard dans les flammes vives.

Il hocha la tête. Dans son empressement à dire quelque chose, il avait oublié qu’Alaric était un ancien stratège, qu’il devait avoir examiné la situation selon des angles auxquels lui-même ne songerait jamais. Il accueillit le retour de Tallad et de la tenancière avec soulagement, mais lire le trouble sur le visage de l’aubergiste, retrouver sa tension lorsqu’elle alla s’asseoir près de l’être, le remplit d’amertume et il se retourna vers Alaric, pressé d’entendre ce qu’il avait à proposer.

Le clerc, cependant, paraissait hésiter. Il jeta un regard en direction de la tenancière, demeura un moment silencieux puis, tout à coup, se fendit d'un large sourire.
-Bon, en tout cas, je crois qu'après une telle déconvenue, il aura compris que ses manigances sont vouées à l'échec ! s'exclama-t-il. Nul doute qu'il aille ennuyer des adversaires moins coriaces ! M'est donc avis que nous pouvons aller dormir sur nos deux oreilles. En tout cas, c'est ce que je m'en vais faire de ce pas. Fini, les veilles interminables. Nous sommes censés nous reposer, après tout !
Tallad lui jeta un regard incrédule tandis que le colosse vidait sa tasse d'un trait et se levait.
-Vous voulez monter aussi ? demanda-t-il à Albérich. Ou vous préférez vous détendre encore un peu ici ?

« Je… » commença-t-il, jetant à son tour un coup d’œil inquiet vers la tenancière, sans comprendre exactement ce qui se passait.
S’il déguerpissait sur les traces de ses deux condisciples, cela n’apparaîtrait-il pas comme l’abandon brutal de quelqu’un qu’ils venaient d’ébranler profondément ? La manœuvre lui semblait pour le moins violente, et il dévisagea ensuite Alaric avec perplexité.
« Je monterai dans quelques instants. Puisque le danger est écarté… »
Il avait peine à croire qu’il était en train de prononcer ces mots.
« …je vais rester encore un peu ici, savourer mon thé tranquillement. Mais allez vous reposer, tous les deux. Vous l’avez mérité. »
Il ne se sentait pas du tout capable d’adresser la moindre parole apaisante à leur hôtesse, mais il espérait que sa présence suffirait. Et qu’il ne serait pas terrassé par une crise de panique dès qu’il serait à nouveau presque seul avec la tempête.

Alaric se fendit d'une légère grimace. Mais retrouva presqu'aussitôt son sourire et se tourna vers son comparse.
-Et toi, Tallad ?
Le muet secoua la tête, fit quelques signes. Et le colosse soupira.
-Oh, ben si tu y tiens tellement, à ces inspections... Libre à toit. Mais ne vient pas te plaindre quand tu dormiras debout, demain...
Il adressa un large sourire à la tenancière qui le regardait, un peu perdue.
-Bonne nuit, madame. Et toutes nos excuses pour les émotions de cette nuit... Mais je pense que rien de tel ne se produira. Et que, bientôt, nous serons rentrés à Luménis. Je suis sûr que vos prochains clients ne seront pas de telles causes d'ennuis !
Et, sur un salut, il s'en alla d'un pas alerte gravir l'escalier.

Albérich regarda donc Alaric remonter vers les étages en tentant de contenir l’inquiétude qui grandissait en son sein à mesure que le grand clerc s’éloignait. Il en était venu à se reposer complètement sur lui et savait qu’il monterait les marches dans peu de temps, quand son capital de sérénité factice serait épuisé. Mais il sentait une colère sourde grandir en lui, nourrie par son désarroi, un sentiment de révolte qui refusait ces dégâts collatéraux. Que Noir Dessein s’en prenne à lui, soit. Qu’il sème au passage l’effroi dans le cœur de personnes qui n’avaient rien demandé lui devenait de plus en plus insupportable.
Il demeura donc assis face à son thé, le sirotant lentement, silencieux et immobile.

Tallad s'était levé à son tour et, tandis que la tenancière buvait lentement son thé - qu'elle avait rehausse d'une bonne dose de rhum, à en croire le fumet - il se mit en devoir de reprendre ses tours de garde, impassible. Le silence retomba dans la salle commune, avec en arrière fond la tempête. Qui - mais était-ce une impression ? - semblait hululer avec moins de force, moins de conviction. Comme si elle commençait à se lasser de jouer avec les demeures et les habitants de Belles-Vagues.
Après un tour complet de la maison - qui passa évidemment par les étages - Tallad revint et leur fit signe qu'il n 'y avait rien à signaler. Fenêtres et portes soigneusement closes, sales vides.
Pas la moindre trace de leur adversaire.

Albérich profita du retour de Tallad pour s’esquiver à son tour. Il salua les deux veilleurs à mi-voix, puis s’engouffra dans les escaliers et gagna précipitamment sa chambre. Il s’était à moitié attendu à y trouver Alaric, mais le clerc semblait avoir joint le geste à la parole et s’être réellement couché. L’Aubemestre franchit donc les derniers mètres le séparant de son lit avec peine. Le contrecoup qu’il avait craint prenait désormais possession de son organisme, sapant d’abord ses forces physiques avant de lui attaquer l’esprit. Tant d’anxiété, tant d’énergie, il se sentait au bord de la syncope, son corps entier tremblait lorsqu’il parvint enfin à s’étendre sur les couvertures.

Il ne put s’empêcher de se rejouer les derniers événements, les cris, leur course, la confrontation. La lassitude qui l’avait envahi, la certitude d’avoir à en finir, ce qu’il ressentait quand il pensait à lui-même, où il était, où il serait demain. Il fallait qu’ils rentrent à Luménis. Qu’il se débarrasse de ses oripeaux, de ce mensonge, puis qu’il fuie à travers champs… Pour aller où ? Il n’arrivait même pas à penser que la mort de Noir Dessein puisse signifier la moindre délivrance. Machinalement, il avait ramené la main sur sa cicatrice, un geste qui devenait d’une banalité effrayante. Il eut un haut-le-cœur, un frisson, se glissa sous les couvertures. Le rhum lui brouillait les sens, lui retournait l’estomac, lui noyait les pensées. Il allait sombrer mais devinait les cauchemars à venir. Les cris. Toujours ces cris. La tension dans chacun parcelle de son corps.

Le souffle du vent, encore et toujours. Dériver… Jusqu’au bord de la falaise, là où la rivière se jette dans le vide… Le cri des oiseaux de mer… Insistant… La houle… Emporté par les flots, pas de destination précise, sinon le fond… Brouhaha… Fracas, les branches d’un arbre qui battent le volet, quelque part… Le chant hanté d’un oiseau de nuit… La tempête, ces vagues qui roulent et se déroulent, heurtent, délivrent, engloutissent… Le soleil qui se lève, immonde et radieux, toute cette lumière pour éclairer la souffrance, à quoi bon révéler cela ? Pourquoi ne pas le cacher, se voiler, oublier, prétendre, au moins, un instant, que cela à de l’importance, que c’est triste ou scandaleux ? Mais le soleil s’en fiche. Reflux… L’onde se charge d’écume, revient, repart, abandonne sa moisson de coquillages, revient, repart, roulent les graviers, tonnerre en miniature… Les profondeurs sont obscures.

On l'appelait doucement.
Albérich battit des paupières. Les referma.
Il faisait grand jour, dans sa chambre. Une lumière crue, éblouissante, comme il n'en avait plus vu depuis des lustres, lui sembla-t-il. Pas très étonnant : par la fenêtre, à travers les interstices des rideaux à demi tirés, un soleil radieux déversait ses rayons.
-La tempête est partie ce matin... dit Alaric qui se tenait près du lit. Je pense que nous ne tarderons pas à en faire de même. A moins que vous n'ayez encore besoin de repos...
Il avait une mine affreuse. Le teint pale, les traits tirés, des cernes marqués sous les yeux. Mais il souriait, tranquille.

Albérich se redressa sur son séant, dévisageant Alaric avec une certaine surprise, puis acquiesça lorsque les paroles du clerc firent sens dans son esprit encore embrumé.
« J’arrive incessamment. » murmura-t-il.
L’Ours s’esquiva ensuite, et l’Aubemestre se leva, perclus et ébloui. Tout ce qui s’était produit jusque là ressemblait à un cauchemar. Il rêvait de mettre son cheval au grand galop pour filer à Luménis le plus vite possible. Retrouver sa chambre au Temple n’était pas la panacée, mais au moins, il s’y sentirait en sécurité. Un instant. Avant de repartir. Il s’habilla lentement, réalisant qu’il ne s’était pas lavé depuis plusieurs jours, bel exemple, puis entreprit de terminer son sac, qu’il n’avait pas réellement vidé depuis leur faux-départ, deux jours plus tôt.

Au moment où il allait refermer son sac, l'attention d'Albérich fut attirée par un petit objet qui venait de tomber au fond sans qu'il ait eu le temps de l'identifier. Glissant la main parmi ses quelques affaires, il n'eut aucun mal à le retrouver, à le sortir en pleine lumière. Et constata que ce n'était pas à lui...
Dans sa paume, d'un ocre sombre, presque rouge, était déposé un petit coquillage. Anodin, un peu fendillé. Vide.
Juste un petit coquillage.

Il sentit son sang se figer dans ses veines. En une seconde, l’adrénaline secouait toutes les fibres de son corps.
Tu as dû le ramasser sur la plage, tu ne t’en souviens pas, c’est tout.
Il est entré ici. Il a été dans mes affaires.
Tu l’as mis dans ta poche, sans doute quand tu étais assis. Il y avait tant de coquillages…
Il est entré ici. Il est fatalement entré ici. Jusque dans cette chambre… Peut-être y étais-je…
Il tomba assis sur le sol, un voile sombre brouilla un instant sa vision, son cœur battait la chamade, à une cadence folle, il ressentit comme un coup dans la poitrine, son souffle lui sembla soudain plus difficile. C’était une attaque de panique. Il en était conscient tout en étant incapable de la réprimer, de la dompter, de la gérer. Il recula jusqu’au lit, ferma les yeux, tentant de faire le vide.
Tu l’as fatalement ramassé, Albérich, bon sang, tu es à la plage ! On ramène tous du sable dans nos bottes !
Il est entré.
Puis le brouillard prit le dessus, et il fit simplement noir.

Un goût brulant, dans sa gorge. Qui lui incendie les entrailles.
Une main, derrière sa tête. Quelque l'a redressé pour le faire boire.
Il était toujours dans sa chambre, constata-t-il. Mais celle-ci était bien plus peuplée qu'à son réveil précédent. Alaric était revenu, ainsi que Tallad et que la tenancière. C'était celle-ci qui le soutenait.
-La prochaine fois, pensez à le prévenir... grommelait-elle.
Le colosse, embarrassé, se dandinait d'un pied sur l'autre.
-J'ai oublié... J'ai des circonstances atténuantes, je n'ai pas dormi de la nuit...
-Vous me raconterez ça quand il se sera ouvert le crane sur le coin du lit, en tombant...
Elle adressa un sourire navré à l'aubemestre.
-Ce grand dadais, là, a oublié de vous dire que nous en avions tous eu, des coquillage. Il a eu l'air aussi paniqué que vous quand il a vu le sien, il a commencé à dire qu'il avait failli, qu'il l'avait laissé entrer... Tu parlesz. C'est un cadeau de Mouette. Pour vous protéger.

La tête encore bourdonnante, Albérich se redressa tant bien que mal, conscient du ridicule de la situation, et échangea un petit sourire contrit avec ses compagnons. Il se garda bien de faire le moindre commentaire, de s’interroger à haute voix sur la manière dont une vieille femme morte avait bien pu avoir accès à son sac, mais il avait l’impression que la seule manière de trouver l’apaisement, de récupérer un semblant de sérénité, était de quitter Belles-Vagues au plus vite. Il accepta la main qu’on lui proposait pour se redresser, grommela quelques excuses à mi-voix, et ne protesta pas quand Alaric s’offrit de porter ses maigres effets jusqu’à la salle à manger. Il leur emboîta le pas sans broncher, s’efforçant de reprendre ses esprits au fur et à mesure qu’ils descendaient les marches.

Pour la deuxième fois depuis son arrivée à Belles-Vagues, Albérich trouva la salle commune de l'auberge pleine de clients. Mais l'ambiance était bien différente de celle, tendue, inquiète, qu'il y régnait dans les heures précédant la tempête : aujourd'hui, les conversations n'étaient pas murmurées, les vieux et les moins vieux qui se trouvaient là échangeaient des nouvelles d'un ton léger, la mine ouverte, soulagée. On adressa même de nombreux sourires aux trois clercs lorsqu'ils apparurent dans le sillage de la tenancière, comme à de vieux camarades avec qui on a traversé moult épreuves... et survécu. Après tout, c'était un peu cela, non ? Le village avait été balloté comme une coquille de noix sur les flots tumultueux. Avait revu le soleil sans faire nauffrage.
La propriétaire les mena jusqu'à une table où un copieux repas était servi. Accompagné de vin, cela va sans dire.
-Les chevaux seront prêts d'ici une demi-heure, dit-elle avant de s'esquiver. Mais prenez votre temps : midi vient à peine de sonner. Vous n'aurez aucun mal à gagner Luménis avant la nuit.
Déjà, Alaric et Tallad s'asseyaient, le colosse prêt à ne laisser aucune miette. Et son comparse semblant devoir en faire de même, à voir sa mine avide.

Le contraste subit entre les derniers jours et la quiétude de la salle commune, entre sa panique lorsqu’il avait découvert le coquillage et la sérénité de ses compagnons, donna l’impression à Albérich d’évoluer dans un songe. L’environnement lui semblait trouble, ses sens émoussés, il commençait à ressentir le contrecoup de son épuisement nerveux. Son sommeil même long, même profond, n’avait pas été réparateur, il en était conscient, et il commençait à réaliser qu’il s’écroulerait à Luménis. Même si Alaric et Tallad s’étaient montrés des plus compréhensifs, ne lui renvoyant jamais la moindre once de mépris ou de pitié affectée, lui-même s’était efforcé de donner le change, de préserver quelque chose qui n’existait plus vraiment. Il était vraiment à bout de forces. Il avait besoin de solitude à nouveau, mais d’une solitude au creux d’un refuge inébranlable, pas entre les murs étrangers d’une auberge vulnérable.
Il se glissa à table et se laissa servir. Même s’il n’avait pas faim, il savait qu’il ne tiendrait pas en selle sans un minimum de soutien. C’était du poisson. Bonne manière de s’éloigner, sans doute.

Le repas se passa sans qu'ils échangent le moindre mot. Les deux gardes du corps de l'aubemestre étaient détendus, s'autorisèrent même un verre de vin. Mais pas plus. Ils avaient tous deux l'air fatigués : la subite assurance affichée la veille par Alaric, quelle qu'en fut la raison, ne l'avait visiblement pas empêché de rester debout toute la nuit.
Lorsque le colosse eut engloutit son déjeuner, il se leva, gagna le comptoir et se lança dans une conversation à mi-voix avec la tenancière. Ils ne tardèrent pas à s'animer, la femme secouant la tête à plusieurs reprises puis, le regard noir, la mine butée, croisa les bras. Alaric haussa les épaules, théâtral, puis tourna les talons et regagna sa place. Pour aussitôt tirer de sa poche une bourse rebondie et la déposer à côté d'une miche de pain à laquelle personne n'avait touché.
-Non mais ! fit-il, radieux. Ce n'est pax à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace !
Tallad sourit, fit quelque signes.
-Oh, elle me maudira, sois en sûr ! Mais qu'importe, j'aurais la conscience tranquille...
Il se tourna vers Albérich, qui semblait déjà ne plus pouvoir rien avaler, alors que la majeure partie de ses aliments se trouvaient toujours dans son assiette.
-Nous partirons dès que vous le voudrez. Les chevaux sont prêts, nos sacs ont été chargés.... Mais je ne dis pas cela pour vous presser. Juste pour que vous le sachiez. Nous avons le temps...

Albérich n’imaginait pas manger davantage, et il se leva pour suivre ses compagnons au dehors, échangeant cependant un salut avec la tenancière avant de sortir. En d’autres temps, sous d’autres nuages, il serait aller lui parler, mais malgré leur réconciliation nocturne, quelque chose s’était irrémédiablement grippé dans leurs échanges. Il ne se sentait pas la force d’aligner des banalités et elle devait être soulagée de les voir partir.
Il gagna donc la cour où les attendaient leurs chevaux et se hissa en selle. A peine assis, il ressentit cette crispation familière, mélange d’appréhension et de dégoût, qu’il avait toujours lorsqu’il devait s’en remettre à la vélocité d’une monture. Au moins, ça n’avait pas changé. Ensuite, il attendit le signal du départ, lorgnant le ciel sans réellement le voir.

Les deux clercs le rejoignirent quelques minutes plus tard, Tallad chargé d'un sac semblant contenir des provisions, et, sitôt qu'ils furent en selle, Alaric donna le signal du départ.
Ils quittèrent Belles-Vagues au petit trop, mais durent bientôt ralentir l'allure : la route était dans un état lamentable, quasiment impraticable. Personne ne l'avait empruntée depuis des jours, et la tempête n'avait pas été avare en matière d'obstacles, semant neige et congères avec une prodigalité infinie.
Pour ne rien arranger, les cavaliers étaient tous épuisés. Albérich, surtout, qui peina bientôt à rester en selle. Mais ses compagnons aussi : depuis combien de temps n'avaient-ils pas dormi ? Mystère.
Ils progressèrent une heure. Puis une deuxième. Sans avoir parcouru beaucoup de chemin. Il devenait de plus en plus évident qu'ils n'atteindraient pas Luménis avant la nuit. La chose, pourtant, ne semblait pas inquiéter Tallad et Allaric : au contraire, étrangement, ils paraissaient s'en réjouir.
Et le second fit bientôt bifurquer sa monture, les entraînant vers un petit bosquet d'arbres dénudés.
-Nous allons demeurer ici pour la nuit, dit-il à Albérich. Aller plus loin ne servira à rien, sinon à nous retrouver piégés par l'obscurité. Autant préparer tranquillement notre camp : nous avons des tentes, de la nourriture et, ici, nous ne manquerons pas de bois. Cela vous convient-il ?

La chevauchée avait été une torture. Albérich avait la sensation d’avoir les fesses à vif et malgré son appréhension grandissante, il démonta avec soulagement. Mais passer la nuit en pleine nature n’était pas pour le réjouir. Il aurait aimé partager la décontraction de ses compagnons, mais en était incapable. Petit à petit, alors qu’ils se lançaient dans les préparatifs de la nuit, les dangers de la situation lui apparurent de plus en plus évidents. Il ne comprenait pas pourquoi Alaric et Tallad étaient si détendus… Jouaient-ils cette éternelle comédie pour le préserver de leur propre tension ? Etaient-ils à ce point optimistes qu’ils pensaient le Sharite loin ? Escomptaient-ils que Noir Dessein se présente pour lui régler son compte une bonne fois pour toute ? Ou… Ou étaient-ils de mèche avec l’ennemi depuis le début ?
Assis sur une souche, l’Aubemestre frémit.
C’était ridicule. Ils avaient eu mille opportunités de l’entraîner jusqu’au fond. Mais peut-être… Il restait possible que…
Il se prit la tête dans les mains, refermant son manteau autour de lui.
S’ils l’avaient trompé, il n’y avait rien à faire. Il n’était pas en état, ne pourrait jamais leur résister.
Son regard glissa sur Alaric, alors qu’il dressait une tente.
Etait-ce possible ?
Tout était possible. La trahison était l’apanage de Shar.
Le doute aussi. Et ils n’ont pas douté de toi.
Un vertige le surprit et il posa la main sur le tronc d’un arbre pour s’ancrer dans la réalité.
Tu n’es plus bon à rien.
Ses yeux se posèrent sur Tallad qui coupait une épaisse tranche de pain dans une miche de campagne qu’ils avaient emportée. Il fallait qu’il mette la main sur un couteau. Après cela… Que vienne la nuit.

Les tentes étaient dressées. Les couvertures installées à l'intérieur. Et un feu brûlait joyeusement au milieu du campement. Tallad et Alaric s'étaient mis en devoir de préparer une sorte de goûter, et force fut à Albérich de constater qu'ils avaient largement de quoi : pain, miel, fromage... Comme s'ils avaient prévu une halte impromptue. Sans doute était-ce le cas, d'ailleurs : la route serait mauvaise. Cela, ils n'auraient pu l'ignorer.
Ils mangèrent doucement, sans se presser, les deux gardes du corps échangeant des sourires, le muet se fendant de signes auxquels l'Ours répondait avec entrain. Puis, sitôt leur petit en-cas terminé, ce dernier se leva. Etira sa monumentale carcasse.
-Je m'en vais faire un petit somme, dit-il. L'heure de la sieste est passée, mais... Les heures, ça n'a pas tant d'importance. Tu me réveilles dans une heure ?
Tallad acquiesça.
-Merci...
Puis le colosse se tourna vers Albérich.
-Vous devriez vous détendre. Vus n'avez rien à craindre, croyez-moi. Il vous suffit de nous faire confiance... et de vous reposer. Tout ira très bien, vous verrez !
Puis, sur un sourire enjoué, il gagna sa tente, laissant les deux hommes seuls autour du feu.

Albérich acquiesça, essayant de donner le change. Mais la bonne humeur de ses compagnons le crispait de plus en plus. Un minimum de tension lui aurait semblé approprié, vu les circonstances. En même temps, les murs n’avaient été qu’une protection factice, mais… La pleine nature n’était pas pour le rassurer : il avait toujours été citadin.
Il s’efforça de manger, sans grand succès, son estomac était réfractaire, première victime de son extrême angoisse. Son esprit carburait pour le rasséréner, le morigénant d’oser mettre en doute la loyauté de ceux qui s’étaient érigés en rempart entre lui et la barbarie depuis le début de son périple. Il aurait aimé avoir une once de ses anciens pouvoirs, juste pour sonder leur aura, savoir ce qu’il en était. Mais s’il avait encore été l’Aubemestre d’hier, s’il avait pu dialoguer avec l’essence divine de Lathandre, jamais deux Sharites n’auraient pu l’accompagner aussi longtemps. Il les aurait sentis, percés à jour en une seconde, leur malveillance suintant de leur carcasse comme autant de rayons ténébreux. Pourquoi l’ennemi s’acharnerait-il sur une carcasse vide ?
Parce qu’on ne peut échapper à Shar. Mort ou perverti. Mais pas libre.
C’est seulement lorsqu’il glissa, discrètement, un couteau dans les replis de son manteau, qu’il se sentit soudain plus calme. La maîtrise de sa destinée lui revenait, maigre et fragile, mais suffisante, en tout cas pour ne pas craquer. Il prit ensuite congé de Tallad et alla s’allonger sur sa couche. Il n’espérait pas s’endormir, mais son épuisement était tel qu’il n’était pas certain de pouvoir y résister. Sous la couverture, il garda les doigts serrés sur le manche du couteau, misérable fétiche pour affronter la nuit. Puis il guetta.

Il sombra pourtant dans un sommeil agitée, plus une somnolence vague qu'un véritable endormissement. A travers ses paupières closes, il perçut la lumière déclinante, l'ombre des arbres, sur la toile de tente, qui s'allongeait.
Après un certain temps, il entendit des bruits légers. Entrouvrit les yeux pour découvrir Tallad qui se couchait à son tour, tandis qu'Alaric, doucement, gagnait les dehors, lui adressant au passage un sourire bienveillant.
Les minutes passèrent, à nouveau, de même que retombèrent sur lui les brumes de l'inconscience...
Lorsqu'il s'éveilla, il faisait nuit noire. Au dehors, le feu flambait, joyeux, répandant sa lumière jusqu'à l'intérieur de leur petit abris. Alaric se tenait penché sur lui. Il avait dû le secouer par l'épaule.
-Le souper est prêt... souffla-t-il.
Souriant, toujours.

Autant pour la veille… L’Aubemestre se redressa sur son séant, fit signe à Alaric qu’il suivrait dans un instant, et prit quelques secondes pour recouvrer sa clarté d’esprit. En réalité, il aurait préféré continuer à dormir. Il ne se sentait pas capable de manger plus maintenant que quelques heures plus tôt. Il se leva néanmoins, soupira pour vider sa carcasse de ce qui voulait bien en sortir, puis alla rejoindre Alaric près du feu. Il vérifia que le couteau était toujours dans sa poche, en cas de nécessité. Sa lassitude était telle qu’il n’aspirait plus à grand chose.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Belles-Vagues

Quête : Brumes

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Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 4.

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Quête : Brumes

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Re : [Lieu] Belles-Vagues

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