La Couronne de Cuivre

-Un vrai rôdeur, endurci par les voyages et insensible au froid... constata Taliesin. Quoi que les rôdeurs ne sont pas toujours très regardants sur la propreté...
Tandis que l'enfant se lavait, il s'était extirpé de ses couvertures et avait entrepri de ranger leurs affaires, emballant notamment les provisions examinées la veille par Victor. En dehors de ce qu'il venait d'utiliser pour ses ablutions, tout était désormais en ordre, et il ne faudrait guère de temps avant qu'ils ne soient prêts à partir.
-Joue-nous donc une petite aubade à Lathandre, histoire que nous puissions déjeuner... Ensuite, nous nous mettrons en route. Je serai plus tranquille une fois les montagnes derrière nous : tant que nous y restons, nous ne sommes pas à l'abri d'une tempête qui nous ralentirait... ou même nous bloquerait un moment.

Victor l'observa, goguenard, une seconde, comme s'il hésitait à dire quelque chose, puis acquiesça et attrapa le pipeau et en extirpa quelques sons discordants.
" J'ai un peu perdu la main..." fit-il avec un sourire contrit, avant de faire une nouvelle tentative.
L'interprétation laissait à désirer, mais eut néanmoins le résultat escompté... ou presque. Lorsque le plateau apparut entre eux, le feu disparut d'une fois, les abandonnant dans une pénombre qui se chargea rapidement de glace. La chaleur reflua, le froid reprit ses quartiers dans la grotte.
" Ça c'est rude !" s'exclama Victor en lançant un regard mauvais au pipeau.
Le petit déjeuner était servi, mais Taliesin nota rapidement l'effet qu'un mauvais musicien avait sur le sortilège : le thé était trop fort, le fromage un peu rance et le gruau presque froid.

-Oui, effectivement, il faudra que tu t'exerces encore un peu... fit le barde en reposant son bol. Mais enfin, un déjeuner, c'est un déjeuner, et je ne pense pas qu'on en sera malades...
Il mangea rapidement, sans trop s'attarder sur le goût, puis se leva pour achever leurs derniers préparatifs. Ce fut chose rondement menée. La mule était chargée, les sacs bouclés : ils ne laisseraient derrière eux que quelques cendres éparses.
-Si tu es prêt, je crois que nous pouvons y aller... lança-t-il en fermant son manteau.

Ils quittèrent la grotte sous un ciel blanc sans soleil. Les nuages avaient envahi la voûte, épais mais tranquilles. Taliesin avait cependant raison de se méfier : la montagne était traître et l'épaisseur de la neige, tout autour d'eux, révélait la mainmise de l'hiver. La tempête pourrait les surprendre.
Ils cheminèrent à nouveau sur la piste étroite, Taliesin devant, suivi de la mule, Victor prenant l'arrière-garde. Le panorama restait somptueux et bientôt, au détour d'un repli rocheux, ils aperçurent, en contrebas, leur prochaine étape : le ruban argenté de la rivière qu'ils cherchaient. Tout au bout se trouvait le lac sur la rive duquel était érigée la cité de Loth Imharil. Ils ne tarderaient sans doute pas à arriver à la source du cours d'eau, quelque part entre les rochers qu'ils arpentaient, sans nul doute à la sortie d'un glacier. Ils pourraient alors choisir entre descendre en ligne droite sur son passage, si le terrain le permettait, ou continuer à suivre la piste qui les mènerait, plus doucement, mais moins directement, jusqu'à l'endroit où elle gagnait la forêt.

Il observait le ciel avec inquiétude. Ils étaient toujours en altitude, n'avaient pas atteint le piémont, encore moins la forêt. Se retrouver sur cette sente étroite et dangereuse au cœur d'une tempête pouvait sceller leur destin, définitivement... Les nuages s'amassaient, se faisaient plus sombre. Pour l'heure, ils retenaient leurs flocons. Répit avant la tourmente ? Signe qu'ils seraient épargnés ? Impossible à dire.
Leur trajet était lent, pénible, périlleux : plus d'une fois, ils durent se serrer contre la paroi rocheuse, à leur droite, alors que s'ouvrait, de l'autre côté, béant, comme impatient de les happer, un précipice à la profondeur vertigineuse. Mais, quelque part, ce danger, cette attention constante qu'il fallait mettre dans le moindre de ses pas était une bénédiction. Car, avec l'angoisse liée au temps, les autres noires pensées revenaient à la charge. Les trous dans sa mémoire ; la fée-hérisson ; le bébé, déjà condamné à payer une dette injuste avant même sa naissance...
Ne pas y penser. Mettre un pied devant l'autre, se méfier des pièges cachés sous l'épaisse couche de neige. Songer à la rivière qu'ils croiseraient bientôt. Taliesin doutait qu'ils puissent d'emblée en suivre le cours : elle serait sans doute torrent glacé, impraticable...
Il faudrait donc, probablement, suivre la sente, encore. Des jours durant, qui sait.
Et le ciel continuait à s'assombrir.

Mais le ciel se contenta de menacer jusqu’à la fin de la journée. Il se mit à neiger doucement alors qu’ils recherchaient un abri pour la nuit, et le vent ne se leva que lorsqu’ils furent à l’abri, dans une nouvelle grotte naturelle, déserte et glacée. Comme la veille, « Les Demoiselles d’Eauprofonde » leur offrirent un feu crépitant, avec cette fois un petit bonus bienvenu : un lapin rôtissant sur la flamme. Cette apparition mena un Victor pourtant déjà bien fatigué à improviser une gigue bondissante autour de leur foyer. Celle-ci eut l’effet escompté : à peine avait-il fini de manger ce festin improvisé qu’il s’écroula dans les couvertures, n’offrant plus à Taliesin que la vision enchanteresse de son dos.

Ils repartirent le lendemain, le temps s’était gâté. Les aléas du terrain les remplissaient de temps à autre d’allégresse, tant la rivière semblait proche, pour les trahir un peu plus loin, et les renvoyer dans une direction contre-intuitive. Ces allers-retours exaspéraient particulièrement Victor, qui jurait à voix basse, sans pour autant ralentir. Comme l’avait suggéré Ava, le travail qu’il avait fourni à la fermette, puis ses aventures d’âne, l’avaient physiquement endurci, et il marchait à un bon rythme. Même s’il était nettement plus fatigué que Taliesin lorsqu’ils prenaient des pauses, il ne rechignait pas pour repartir. Il se mit à pleuvoir à la mi-journée, un crachin glacé, qui trouait la couverture de neige de mille et une épines. Le sol devenait plus glissant, mais le chemin s’était élargi. Petit à petit, mine de rien, ils descendaient.

-Ouvre l'œil, Victor ! Dès qu'on repère un coin abrité, on s'y réfugie...
La pluie, c'était moins pire que la neige. Surtout parce que cela signifiait qu'ils avaient atteint des altitudes plus raisonnables.
Moins pire... mais pas franchement génial. Elle rendait le chemin dangereux, accroissait les risques de glissade ou de mauvaise chute. Et puis, elle pénétrait plus rapidement les vêtements et semblait s'ingénier à se glisser dans le moindre interstice, dégoulinant, ravie et glacée, dans le cou, le long du dos. Le barde frissonnait déjà : certes, il ne s'inquiétait plus pour le feu, ils en auraient un bien ronflant sitôt dans une grotte. Ils pourraient s'y sécher, profiter de sa chaleur. Cependant, la perspective de voir leur bardas trempé était rien moins que réjouissant. Tout aussi peu que celle de dormir dans des couvertures humides...

Mais le terrain s'était modifié, les grottes étaient plus rares, pour ne pas dire pratiquement absentes. La première qu'ils virent était manifestement occupée par un gros animal velu en train d'hiberner, les deux suivantes étaient trop peu profondes pour constituer le moindre abri et la suivante était couverte d'une couche d'un pouce d'eau sur toute sa surface. Finalement, ils se retrouvèrent sous une averse serrée, alors qu'aucun refuge ne se présentait et que la nuit tombait. Si Taliesin voyait dans le noir, ce n'était le cas ni de la mule, ni de l'enfant. Les risques de chute s'en trouvaient démultipliés.

Taliesin, pesant à voix basse, finit par s'immobiliser. C'était vraiment la tuile... Ils ne pouvaient pas continuer dans ces conditions. Mais s'arrêter sur place, sans abri, sans feu, sans pouvoir se sécher... Ils risquaient d'attraper froid. Dans le meilleur des cas.
Une idée lui traversa l'esprit. Pourquoi ne pas tenter ? Ce serait mieux que rien...
-Victor ? Tu veux bien nous jouer "Les demoiselles d'Eauprofonde" ? Qui sait, ça nous fera peut-être apparaître une tente...

Victor souffla péniblement dans la flûte, mais sous l'averse, il ne parvint à rien sortir de plus que quelques couinements humides. Il remit donc l'instrument au barde, lui souriant sous son capuchon détrempé. Celui-ci dut s'y reprendre à deux fois avant de parvenir à sortir quelque chose d'acceptable de l'instrument. Il y eut à nouveau un petit éclair de lumière, puis soudain, Taliesin aperçut le résultat de l'aubade : sur le bord du chemin, dans un espace étroit, se trouvait désormais une petite cabane de rondins. Elle était bancale et sombre, mais lorsqu'ils en poussèrent la porte, ils découvrirent un espace sec, légèrement surélevé, dont la forme épousait tant bien que mal les reliefs du terrain : un grand rocher faisait une saillie en son centre. Il y avait un âtre froid, mais des bûches étaient empilées à côté, deux couchettes miteuses, une table usée et une chaise branlante. Il y faisait un noir de cheminée.

-Cette flûte me surprendra toujours autant... souffla le barde. Allez, rentre, bonhomme... Je vais décharger nos affaires, essayer de ménager un coin pour la mule... Puis on fera du feu. Manuellement; Plus question de jouer d'hymnes à Lathandre si on ne veut pas se retrouver à nouveau sans toit... Joignant le geste à la parole, il débarrassa l'animal des sacs qu'il portait, puis s'en fut l'attacher à l'extérieur, du côté le plus abrité de la cabane. Il la couvrit de la couverture magique qu'il parvint à dénicher tant bien que mal : elle était mouillée, comme la majeure partie de leurs affaires. Mais fonctionnerait tout de même... C'était le moins qu'il pouvait faire pour la mule qui devrait dormir dehors. Eux... Ils auraient du feu, déjà.
Puis l'elfe rentra à l'intérieur et entreprit de faire jaillir des flammes dans le foyer. Il grelottait, dégouttait tel un nuage d'orage. N'osait pas imaginé l'état de Victor...
Encore un peu de courage, et la chaleur viendrait.

Dès que la flambée fut partie, Victor se débarrassa rapidement de ses vêtements trempés, puis fouilla dans le fond des sacs pour y dénicher quelque chose de sec.
" Si on avait de la graisse de quelque chose, on pourrait sûrement rendre tout ça un peu imperméable..." fit-il en alignant les quelques bocaux qu'il leur restait et les détaillant l'un après l'autre.
Il finit par hausser les épaules et déambula jusqu'aux couchettes qu'il testa en s'y asseyant.
" Dis, c'est qui qui t'a donné cette flûte, déjà ? Il n'y a pas un piège ? Parce que c'est quand même... bizarre, non ?"

Le barde, pour sa part, avait paré au plus pressé : sitôt les flammes apparues, il les avait attisées, ajoutant petit bois puis bûchettes avant d'enfin s'estimer satisfait. Il passa ensuite à l'inventaire navrant de leurs possessions, humides au plus haut point, et étala le tout près du feu : livres, frusques, couvertures... et sacs, évidemment.
Enfin, lorsqu'il n'y eut plus rien de particulier à faire, il entreprit de se dépouillée de sa vêture dont le contact glacé et humide était rien moins qu'agréable.
-Oh non, il n'y a rien à craindre, Victor. De ça, au moins, tu peux être sûr. Si je te racontais toute l'histoire, tu me prendrais pour un fou... Alors, disons juste que c'est un ami qui me l'a donné. Quelqu'un avec qui j'ai effectué ce voyage loin de Luménis... Il y avait deux autres objets : la graine dont je t'ai parlé, et un manteau pour le conseiller Megrall. Mais je doute de jamais les retrouver...
Il grimaça. Il ne voulait certainement pas que l'enfant vit là le moindre reproche.
-Mais la flûte... C'est de loin l'essentiel. Sans elle... brrr, je préfère ne pas y penser.

Victor acquiesça, appréciateur, puis se fendit d'un sourire.
" Et bien, tu devras penser à le remercier, ton ami, quand nous serons rentrés." fit-il finalement.
Il revint à leurs victuailles.
" Je pense qu'on va devoir se mettre à chasser, bientôt." souffla-t-il. " Sinon on va mourir de faim. Il reste plus grand chose."
Sur ces belles paroles, il glissa quelques pommes de terre dans les braises et ouvrit un bocal qu'il renifla avec une grimace.
" Patates - courgettes au vinaigre, menu de choix." lança-t-il en versant le contenu de son récipient dans le caquelon.

Taliesin faillit dire qu'ils ne rentreraient sans doute jamais à Luménis. Qu'il ne pourrait en franchir les portes sans être immédiatement arrêté. IL préféra se taire, ne pas y penser, se concentrer sur le repas mis à chauffer.
-Monsieur est connaisseur. Nul doute qu'en plus de devenir sous pu un grand flûtiste, il sera un excellent cuisinier... Bientôt, nous devrons songer sérieusement à ouvrir une taverne...
Il jeta un coup d'œil aux affaires étendues près du feu. Il faudrait des heures avant que tout soit sec... Et rien n'assurait que ce serait le cas, le lendemain matin.
-Pour la chasse, je suis d'accord... fit-il, changeant de sajuet sans que le nouveau soit plus agréable que celui qui occupait ses pensées précédentes. Mais seulement dans les montagnes. La forêt est le domaine des elfes, je ne sais s'ils nous autoriseront à prélever une part de leur gibier. Je préfère ne plus avoir de dettes à rembourser.. Cela réserve généralement de bien mauvaises surprises.
Il se tut. Il aurait dû dire : ne pas avoir davantage de dettes à rembourser.
Décidément, le temps semblait influer sur son humeur. Et le feu, pour l'heure, ne semblait pas la réchauffer.
C'était la fatigue, voilà tout... Elle et ce qui les attendait dans la forêt, lourd d'incertitudes, malgré toutes les promesses de soutien et d'aide qu'ils avaient reçu, de Mélégorn, du peuple du Griffon, de Méli...

Victor sembla sensible à l'humeur sombre du barde et vint s'asseoir plus près de lui. Comme l'elfe occupait la chaise branlante, il se percha sur la table, laquelle grinça de protestation.
" On avisera, alors." fit l'enfant avec un sourire calme. " Je suis certain qu'ils nous aideront. Tu es un elfe, après tout. Je me souviens comme Vallaelyn était toute émoustillée lorsqu'elle t'a rencontré, à Hautépine. Bon elle était un peu déçue, à cause de Galathée, évidemment..."
L'enfant sourit.
" Mais je suis certain que dans la Lorien, ils seront comme ça aussi. Puis tu leur feras ton petit numéro de charme..." ajouta-t-il, railleur. " Et d'un seul coup, nous serons les rois ! Enfin, tu seras le roi, moi je serai ton humble serviteur."

Le barde sourit, franchement amusé.
-Mon humble serviteur ? Tu parles ! Tu seras le chouchou, sinon le prince... Et tu n'as même pas besoin de faire de petit numéro de charme pour que les gens t'aiment bien. Souviens-toi comme tu avais la cote, avec Mélie : "Je suis certaine que Victor est très séduisant, quand il est humain !", a-t-elle dit. Et je ne te parle pas de son baiser d'adieu !

" Oh, mais Méli ça compte pas !" s'exclama Victor avec véhémence. " C'est juste parce qu'elle est toute seule, elle voit jamais d'autres enfants... Puis tu as vu comme elle est petite encore, minuscule, même. Et quand elle sera parmi les elfes, tous si beaux et légers et raffinés, tu verras qu'elle me trouvera moins intéressant."
Il prit un air de conspirateur.
" Puis quand même, c'est... c'est un dragon. Brrrr... Je veux rien dire mais... Brrrr."

Taliesin acquiesça.
-Oui, un dragon. Mais, tu sais, il y a de bons dragons... comme de mauvais. C'est la même chose que pour les elfes ou les humains. Et Méli... Elle m'a l'air plutôt bienveillante. C'est une chance pour nous. Ombeline m'a laissé entendre qu'elle avait accompagné son groupe uniquement pour nous rencontrer...
Son sourire disparut, alors qu'il se rappelait les paroles prononcées par la petite fille. Décidément, il était dit que, ce soir-là, ses pensées seraient moroses et douloureuses. Cependant, il croyait nécessaire d'en avertir Victor. L'instant en valait un autre, et, avec la soudaine passion du gamin pour les elfes, une mise en garde ne serait pas de trop...
-Au fait, reprit-il. Méli m'a dit certaines choses. Je pense qu'il est temps que nous en discutions. Je suis désolé d'être si rabat-joie, ce soir. Je te promets que ça terminé, je ferai un effort...
Il jeta un regard en direction du feu. Du repas en train de cuire. Puis se lança.
-Elle m'a assuré que Galathée était vivante, mais ça, tu dois le savoir aussi. Elle a précisé que la retrouver serait difficile... mais pas impossible. Là encore, nous nous en doutions. Par contre, elle a ajouté qu'une fois à Loth Imarhil, nous devrions... enfin, que je devrai me méfier de l'amour des elfes. Je ne sais pas ce que Méli entendait par là, exactement. Enfin, j'imagine que nous serons bien accueillis. Trop bien, peut-être. Et qu'il y aura donc un risque...
Il s'interrompit, se demandant ce qu'il pouvait révéler, taire, quels mots employer...
-Victor, Méli a également insisté sur un point, fit-il, mal à l'aise, après avoir opté pour la plus franche honnêteté. Pour elle, le principal danger, au cours de notre voyage, ce ne seront pas les rencontres. Ce sera... moi. Moi, mes doutes, mon pessimisme, mon manque de foi... J'essaie de tenir compte de son avertissement, mais... Mieux vaut prévenir que guérir. Il se peut que, chez les elfes... Là, maintenant, ça me paraît ridicule, l'idée même me révolte, mais... Il se peut que... Je me sente trop bien. En sécurité, entouré, aimé, soutenu. Et que j'en oublie peu à peu quelle est la seule chose qui copte vraiment. Que je n'aie plus la force de reprendre la route pour sauver ta mère.
Il se détourna, ses doigts crispés sur le rebord de la table. L'idée le révulsait, oui. Toutefois, si Méli l'avait mis en garde, c'était pour une bonne raison. Elle avait lu en lui à livre ouvert. Et, judqu'ici, tout ce qu'elle avait avancé c'était vérifié.
-Si ça devait arriver, il faudrait... Que tu n'hésites pas à me secouer. A me dire les choses en face. A être rude, s'il le faut. Tu ne devras vraiment pas hésiter... Ce serait nécessaire. Il faut que nous retrouvions Gal. C'est la seule chose qui compte.
Il dévisagea un instant le petit garçon, se détourna à nouveau.
-Je suis désolé de mettre cette responsabilité sur tes épaules, bonhomme. Mais.. Tu es le seul sur qui je peux compter.

Victor sourit à l'elfe, un peu penaud.
" Tu ne dois pas t'en faire." dit-il finalement, d'une petite voix timide. " Elle me l'a dit aussi, qu'il faudrait parfois te pousser. Et je le sais bien, en fait... Je te connais quand même un peu, avec le temps... Et je sais pourquoi tu es comme ça, je crois. Mais je trouve que tu t'en sors bien, jusqu'ici, non ? Nous sommes là, tous les deux. Même moi, alors que j'étais un âne, hier. Que tu aurais pu me laisser tomber. Avant qu'on voit Méli... Y'avait déjà mille moments. Et tu n'as pas eu besoin d'elle pour avancer. Elle t'a dit quelque chose que nous savons déjà tous les deux. Simplement... Elle te l'a dit. Alors tu peux plus faire semblant. C'est comme quand on se fait enguirlander pour une bêtise, qu'on sait qu'on l'a faite, mais tant que personne a rien dit, on peut faire comme si rien ne s'était passé."
Il sourit.
" Méli a aussi dit que ce serait plus facile de te botter les fesses en restant un âne, cela dit. Maintenant, va falloir que je trouve des techniques moins frontales."

Le barde lui rendit un sourire un peu vague, un peu tendu. Bien sûr, ce qu'avait dit la demi-dragonne, ils le savaient tous les deux. C'était une chose, cependant, de soupçonner ses faiblesses. Une autre de se les voir brandir sous le nez. Et puis, il n'y avait pas que cela : "votre esprit va vous trahir", avait déclaré Méli. Mise en garde ? Prophétie ? Comment savoir...
Il enviait la foi de Victor. Son optimisme, sa capacité à espérer envers et contre tout. C'était une force. Pour l'enfant, pour leur duo. Le contrepoids, peut-être, à ses propres défaillances. Restait à ne pas trop l'étouffer par ses humeurs sombres.
Ce qui n'était pas très évident.
Le repas, cependant, lui offrit une diversion bienvenue. Il n'aurait su que répondre, de toute façon.
-Je crois que c'est prêt... murmura-t-il en s'approchant du feu.

Victor le rejoignit près du feu, l'aida à récupérer les pommes de terre dans la flamme, lui lançant de temps en temps des petits coups d'oeil inquiets. Il était manifestement embarrassé, mais n'osa rien ajouter. Ils mangèrent en silence. L'enfant reprit la parole ensuite.
" Tu me raconterais une histoire, tu crois ? Comme avant."
Il se fendit d'un léger sourire, encourageant.
" Pas une chanson de six heures, mais quelque chose d'inspirant ? Je suis certain que tu dois connaître quelque chose du genre..."
Il alla s'asseoir sur sa couche, lui jetant un regard inquiet, comme s'il s'attendait à en voir surgir un essaim de punaises voraces, puis s'emmitoufla dans sa couverture.

L'elfe haussa les épaules. Toute distraction était la bienvenue. Et s'il pouvait faire plaisir à Victor...
-Bien sûr. Laisse-moi juste y réfléchir quelques minutes...
Il récupéra la couverture la moins humide, la drapa autour de ses épaules - la cabane laissait passer des courants d'air, et ce n'était pas le moment d'attraper froid - puis entreprit de préparer une infusion.
Il finit par s'installer sur la chaise branlante, déposa pipe et tabatière sur la table voisine... et persista à fouiller sa mémoire en quête d'une histoire courte et réjouissante. Il peinait terriblement et finit, faute de mieux, par opter pour un grand classique, celui d'un gamin miniature perdu avec ses frères en forêt, semant successivement petits cailloux et morceaux de pain avant d'être finalement capturé par un ogre. Mais l'ogre fut berné, les enfants s'enfuirent... Et tout finit par de joyeuses retrouvailles dans quelque chaleureuse chaumière.
A la réflexion, ce conte anodin, en l'instant, prenait des dehors de supplique cachée.

Victor connaissait manifestement le conte, mais il l'écouta attentivement, le sourire aux lèvres. Taliesin le vit dériver au fur et à mesure du récit, glissant petit à petit vers le sommeil. Lorsqu'il arriva à l'heureuse conclusion de l'histoire, l'enfant applaudit, puis poussa un profond bâillement.
" Merci." dit-il simplement, avant de s'entortiller dans sa couverture. " Bonne nuit, Taliesin. Et ne t'en fais pas..."
Il bâilla à nouveau.
" Je te surveille."
Ensuite, il cessa de remuer et peu après, sa respiration se régula, indiquant qu'il s'était assoupi.

Le crépitement du feu. La pluie qui tambourinait sur le toit. Le sifflement du vent, parfois.
Le barde reposa sa pipe. Pourquoi était-il si morose, ce soir ?
Peut-être était-ce parce qu'ils s'approchaient de la forêt. Et de ses habitants. Tant qu'ils étaient restés dans la montagne, ils avaient été leurs propres maîtres, ne devant songer qu'à avancer, trouver de quoi s'abriter. Dès qu'ils auraient franchi la lisière des bois, il y aurait d'autres acteurs sur la petite scène de leur cruel conte de fée. Des gens avec leurs attentes, leurs desseins. Des gens avec qui il faudrait composer, négocier...
Ton ennemi, c'est toi même. Pas les autres.
Peut-être...
Il se leva, vérifia que la porte était bien close, que le feu était vivace, puis alla s'étendre sur sa propre couchette, espérant, sans trop y croire, que le sommeil ne se ferait pas désirer.

Et le sommeil fut effectivement élusif, comme un insecte bourdonnant autour de lui, impossible à attraper. Les images des derniers jours se mêlaient aux promesses de la forêt, aux visages de ceux qu'il avait laissés derrière, amis et ennemis, forçats enchaînés dans la chaleur polluée de la mine, ravisseurs anonymes qui l'avaient arraché aux siens, Gabriel Kanter, il devina même les Merlus dans le ballet de sa fatigue.

Puis le jour fut, sans qu'il ait pris conscience de dormir. Victor ronflonnait doucement à ses côtés, paisible. Le feu crépitait toujours, il avait dû l'alimenter sans s'en rendre compte. Un fin rai de lumière se glissait sous la porte.
Et la mule criait à pleins poumons.

A sombre endormissement, réveil plus sombre encore. Il y aurait eu là de quoi faire un diction.
Ce n'était malheureusement pas un moment pour les bons mots. Le barde sauta de sa couchette, tenta de conserver tant bien que mal sa couverture drapée autour de lui et, saisissant son épée, il se dirigea vers la porte.
-Victor, debout, on a de la visite... lança-t-il.
Puis, la main crispée sur la poignée de son arme, son esprit rassemblant déjà les mots, les signes nécessaires pour lancer un sortilège, il ouvrit la porte.

La visite ne s'offusqua pas des oripeaux de Taliesin : il s'agissait de deux loups efflanqués, agressifs, qui avaient décidé de tromper leur faim en petit-déjeunant de la mule. Jusqu'ici, celle-ci était parvenue à les maintenir à distance, à renforts de grands coups de sabots, mais sa longe l'empêchait de manoeuvrer comme elle aurait pu le vouloir. Apercevant le barde, elle se mit à braire avec plus d'énergie, un clair appel à l'aide.
Les prédateurs, découvrant le barde, semblèrent un instant hésiter. Il avait sans doute l'air moins coriace que la bête de somme, et ils tournèrent leur attention belliqueuse dans sa direction, crocs découverts.

Taliesin songea à incanter, à invoquer un allié. Un élémentaire de feu, qui sait. Mais il y renonça. Lancer un sort prendrait un certain temps, temps durant lequel les fauves pourraient le charger... Il demeura donc l'épée brandie, cherchant que faire....
-Victor ! lança-t-il finalement, sans se retourner. Amène une bûche enflammée, si tu peux. Et ta fronde. C'est le moment de l'étrenner....
Il demeurait devant la porte, bouclier entre les loups et l'intérieur de la cabane. Il aurait aimé pouvoir agir sans mettre Victor en danger, mais son soutien allait s'avérer crucial. Seul, armé d'une épée face à deux opposants, il n'était pas sûr de s'en sortir. Pas sûr de s'en sortir indemne, dans le meilleur des cas.

L'enfant surgit derrière lui, manquant le bousculer. Lorsqu'il vit ce qui se passait, il poussa une sorte de cri étranglé, et jaillit hors de la cabane, sans que Taliesin ne l'ait senti venir et ne puisse l'en empêcher. Victor se rua sur le premier loup, la bûche brandie au-dessus de sa tête, et les animaux, décontenancés par cette apparition démente, reculèrent de quelques pas, pour le jauger. Ensuite, ils l'attaquèrent.

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