La Couronne de Cuivre

Albérich le remercia chaleureusement de son accueil.
« Comme prévu, si votre fille est disponible, je passerais volontiers une heure ou deux en sa compagnie. Je pense que si ce petit souper a été bien instructif, il est nécessaire que nous puissions faire connaissance un minimum… Que je voie si je peux aller au-delà de ses réticences et de sa colère… »
Il hésita une seconde.
« Je comprends que vous êtes endeuillé, et je suis désolé de vous rappeler ces pertes récentes… Mais j’aurais aimé savoir si… si Elisa était proche de ses frères. »

Le baron haussa légèrement les sourcils. Marque infime d'étonnement face à la question. Mais d'émotion, il n'en laissa point paraître.
-Non, répondit-il après un instant de réflexion. C'était ses frères, évidemment, mais ils n'étaient pas particulièrement complices. Je dirais qu'elle jalousait quelque peu Roland, ce qui explique sans doute en partie son caractère de garçon manqué. Elle avait un an de moins que lui, voulait l'imiter en tout point et ne supportait pas qu'il ait un privilège dont elle ne jouisse pas. Quant à Tristan, son cadet...
Il grimaça.
-Mon épouse est morte en lui donnant le jour. Or, Elisa était très proche d'elle. Je crois que, même si c'est de manière inconsciente, elle en voulait à son frère à cause de cela. Elle l'ignorait, la plupart du temps.

Albérich perçut la gêne de son interlocuteur et s’en voulut d’avoir été aussi frontal. Autrefois, songea-t-il amèrement, il aurait eu les mots, les bons mots. Mais il semblait avoir perdu une partie de sa sensibilité, ce n’était finalement pas si surprenant. On se blinde, on se fossilise, une carapace, peu à peu, se forme à la surface et…
Mais ce n’est pas moi, se défendit-il.
Il hocha la tête.
« Je suis navré de vous avoir forcé à vous remémorer ces événements pénibles. Je voulais juste… estimer si ces disparitions pouvaient être responsables du tempérament présent de votre fille… Mais je ne vais pas vous importuner davantage et aller à sa rencontre, si vous avez une idée de l’endroit où je pourrais la trouver… »

Le baron secoua la tête.
-Ne soyez donc pas tant désolé, messire Ferwyn. Il est normal que vous appreniez ce genre de chose. Un précepteur doit connaître son élève. Avec son histoire et son entourage. Vos questions me paraissent tout ce qu'il y a de plus normal et de plus justifié.
Il sourit.
-Vous trouverez Elisa dans la salle des gardes, au rez-de-chaussée. Sire Hugues lui donne sa leçon d'escrime quotidienne. Celle-ci doit d'ailleurs approcher de son terme.

Avec un dernier salut, l’ancien clerc prit congé de son hôte. Il se sentait encore un peu confus de la manière dont l’échange s’était déroulé. Il avait l’impression d’avoir perdu sa manière tranquille d’aborder les gens et de les amener à la confidence. Ce n’était pas vraiment étonnant, à bien y réfléchir. Sa méfiance et sa colère nouvellement acquises devaient sourdre dans son attitude, malgré lui. Il ne servait à rien de s’en lamenter.
Il repartit donc dans les couloirs austères du donjon, vers le rez-de-chaussée et la salle des gardes. Il espérait à demi avoir le loisir d’observer sire Hugues et la châtelaine, à leur insu. Il demeurait persuadé que le changement d’attitude du sénéchal à son égard devait être lié, d’une manière ou d’une autre, à la jeune fille.

Albérich n'eut aucun mal à trouver la salle des gardes, grâce aux sons qui en sortaient : fracas de l'acier contre l'acier, grognements, exclamations tantôt de joie, tantôt de frustration. Elle se situait juste à côté du hall et sa porte était entrouverte, ce qui permit au clerc de jeter un coup d'œil à l'intérieur sans courir grand risque d'être aperçu.
De toute façon, Elisa et sire Hugues étaient trop occupés pour prêter attention à quoi que ce soit. Ils étaient engagés dans une passe d'armes furieuse, acharnée et, soit qu'elle fût une excellente bretteuse, soit que le jeune homme la ménageât, l'adolescente paraissait faire jeu égal avec sire Hugues, parant ses assauts et se fendant d'attaques vives et décidées. Tous deux étaient revêtus de justaucorps de cuir. Et pour cause : leurs épées courtes n'étaient pas mouchetées.
Bientôt, la future baronne parut prendre le dessus sur son adversaire, le forçant à adopter une posture défensive, à reculer, pas à pas, jusqu'à se retrouver presque acculé contre l'un des murs de la pièce. Avec un rugissement victorieux, elle se fendit une dernière fois, convaincue qu'elle allait toucher au but.
Mais le professeur avait encore quelques tours dans son sac. Sans crier gare, il bondit de côté, évitant l'assaut, abaissa son épée pour, du plat, frapper le poignet de son élève...
Mais il s'immobilisa, son geste suspendu dans les airs. Par l'embrasure de la porte, il venait enfin d'apercevoir Albérich.
-Je crois que nous avons de la visite... lâcha-t-il.
Elisa fit volte-face.
-Père sait pourtant que je n'aime pas être dérangé durant nos leçons... grommela-t-elle, rien moins que ravie.
-Je crois que celle d'aujourd'hui est terminée... Il doit être l'heure, de toute manière.

Albérich n’avait pas cherché à se cacher, il ne ressentit donc aucune gêne lorsqu’il fut finalement repéré. Il eut un sourire désolé et entra dans la pièce.
« Je ne suis pas pressé, si vous désirez continuer à vous entraîner. » dit-il simplement. « Vous regarder est un spectacle passionnant, même pour un profane. »
Prononçant ces paroles, il songea à l’épée que lui avait remis son compagnon de voyage, à Rohan, et ne put s’empêcher de rire intérieurement. Elisa était probablement férue de passes d’armes, de cavalcades à dos de cheval et de chasse au faucon. Il était condamné à être le raseur de service, le vieil empêcheur de tourner en rond, avec ses livres poussiéreux et son savoir inutile. L’idée d’aller enseigner aux gosses du village devint soudain bien plus alléchante. Il n’avait nulle envie de s’imposer à quelqu’un qui rechignait. Mais il avait promis une veille à Eudes. Il pouvait tenir une veille. Ensuite, il irait dispenser son savoir ailleurs.

L'adolescente posa un regard indéniablement plein d'espoir sur Sire Hugues. Lequel secoua la tête, un sourire navré aux lèvres.
-Nous nous sommes déjà assez entraînés pour aujourd'hui... Et il serait malséant d'aller à l'encontre des consignes de votre père.
Il rengaina son épée, gratifia Elisa d'une élégante courbette puis quitta la pièce, adressant au passage un "Messire..." poli à l'ancien aubemestre.
La jeune fille grimaça. Poussa un soupir résigné.
-Alors, c'est quoi, le programme ? grommela-t-elle enfin. Cours d'elfique ? Leçon de théologie ? De morale ?

Dans le mille, songea Albérich avec une pointe de lassitude.
Heureusement qu’il ne s’était engagé à rien.
« J’ai pensé que nous pourrions simplement faire connaissance. Vous pourriez me parler un peu de vous, de ce que vous attendez de la vie, de ce qui ne vous plait pas dans ce qu’on a tracé pour vous. Ensuite, si vous le désirez, je peux vous parler de Luménis. »
Il s’interrompit.
« Je n’ai pas décidé d’être votre professeur, Elisa. Je ne vois pas l’intérêt de vous forcer à apprendre quelque chose qui ne vous intéresse pas. D’autant que si ces choses peuvent m’intéresser, moi, je n’ai nul désir de les entendre mépriser. Donc voici ma proposition… Emmenez-moi dans un endroit de ce château qui vous plait, et dites-moi juste ce que vous voulez me dire. Chassez-moi, si la pensée d’être à nouveau soumise à des leçons rébarbatives vous est insupportable. Soyez franche, ça me suffira. »
Il sourit, finalement.
« Mais ne vous servez pas de moi pour atteindre votre père. Je ne lui répéterai rien de ce que vous me direz, même si vous me lancez quelque chose à la tête ou que vous décidez de me trouer la panse avec votre épée. »

-Vous trouer la panse avec une épée ? fit-elle les sourcils froncés.
Elle baissa les yeux sur sa lame. Eut un sourire mutin.
-Ce pourrait être amusant, quoi que si vous n'êtes pas armé, le jeu perd de son intérêt. Et puis, messire mon père me ferait aussitôt passer devant la cour seigneuriale - qu'il préside -, me condamnerait à mort et m'exécuterait dans l'instant. De ses mains. La droiture des Combeloup est proverbiale, vous l'apprendrez bien vite. Alors, franchement, à moins qu'on projette de m'envoyer dans quelque couvent de nonnes rassies, je préfère encore vous laisser en vie et conserver la mienne. Et plier aux volontés de mon seigneur. Dans les limites du raisonnable.
Elle rengaina son arme. Soupira à nouveau.
-Quant à l'atteindre... Vous faîtes fausse route. Je n'ai certainement pas envie de lui faire du mal. J'ai juste envie qu'il me foute la paix. Ce sont là deux choses totalement différentes.
Elle jeta un regard circulaire sur la salle d'armes.
-Restons ici, fit-elle. Ce n'est pas pire qu'ailleurs.

« Très bien. » fit Albérich. « J’aurais pu deviner que c’était un endroit qui vous plaisait. »
Il repéra un banc contre le mur sud, et alla s’asseoir. La lumière pâle de l’hiver pénétrait dans la salle via quelques fenêtres étroites, il faisait presque sombre, mais c’était le juste reflet de la saison. Il n’attendit pas que la jeune fille vienne le rejoindre. Il n’avait pas l’intention de lui imposer quoi que ce soit. Ils n’étaient pas unis par un rapport d’autorité. La seule chose qu’il pouvait faire était de la laisser venir à lui, muette ou bavarde, de lui offrir un espace de parole, si elle voulait en profiter. Tant qu’il ne saurait pas à qui il avait affaire, il ne pourrait rien proposer. Il hésita à poser une première question, se ravisa une seconde, puis décida de se lancer.
« Monsieur votre père m’a dit qu’autrefois, vous étiez ravie à l’idée de devenir baronne… Que s’est-il passé ? »

Elisa fit la moue.
-Vous ne perdez pas de temps pour attaquer le cœur du problème, hein ? La Succession ! Ah, la grande question !
Elle fit quelques pas dans la salle, décidée à ne pas s'assoir, apparemment.
-Toutes les gamines ou presque veulent être princesses. Tous les gamins ou presque veulent être chevaliers. Moi, je voyais être... baronne version chevalier, va-t-on dire. Les épées, les armures, les grandes chevauchées, les parties de chasse, les banquets, les bannières, les clairons, convoquer le ban, l'arrière-ban... Mais voilà : j'ai découvert qu'être baronne, ce n'est pas que ça, même quand on ne vous contraint pas à porter des robes, des bijoux et à jouer de la harpe. Être baronne, c'est... être prisonnière. Devoir "tenir son rang". Se surveiller en permanence. Donner l'exemple. Ne jamais faillir. Peser d'avance toutes les conséquences de vos actes, même les plus anodins. Vous parlez d'un programme ! Qui voudrait de ça ?

« C’est certain que présenté comme ça… » fit Albérich, songeur. « En même temps, pensez-vous qu’il y a beaucoup d’existences où l’on soit libre ? Une baronne est prisonnière de ses prérogatives, certes. Mais elle jouit aussi d’une latitude que ne connaissent pas ceux dont l’existence vise purement à la survie… »
Il secoua la tête.
« Je ne vais pas vous faire la morale, Elisa. » ajouta-t-il avec un léger sourire. « Ne pensez-vous pas que les grandes parties de chasses et l’escrime au petit matin avec un jeune homme avenant compensent les devoirs inhérents à votre position ? Qu’imaginez-vous faire de votre vie ? Aventurière ? Barde ? Chevalier dans une armée au hasard ? Aucune de ces voies n’est sans contrainte, malheureusement. »
Evidemment, en restant fille de baron, mais sans hériter du domaine, elle aurait pu connaître la vie dont elle rêvait : oisive et romantique, reléguant les aspects plus sérieux à l'un de ses frères.

Elisa grimaça.
-Vous croyez que j'y ai encore droit, aux parties de chasse, après ce qui est arrivé à Roland ? Et les leçons d'escrime... Si mon père se laissait aller, il me les interdirait également. Mais il fait des efforts.
A nouveau, elle secoua la tête.
-Tout le monde à des contraintes, oui, je sais. Je ne suis pas une princesse dans sa tour d'ivoire, voyez-vous. A Combeloup, tout le monde est sur le même bateau, et on doit aussi survivre, nous, malgré notre beau donjon. Et les banquets, nenni : on n'a pas tant de vivres que ça. Mais on a des contraintes supplémentaires, paz contre. Des tas ! J'ai des devoirs, une responsabilité. Je ne pourrai jamais quitter cet endroit. Je dois perpétuer l'œuvre de mes ancêtres, et leur foutu nom. Assurer la protection des habitants. Je ne serai pas tranquille avant d'avoir pondu une demi-douzaine d'héritiers. Voir plus, pour palier aux pertes. Je devrais surveiller tout ce que je fais, ne pas prendre de risques. Et je ne pourrai jamais m'amuser comme les jeunes gens de mon âge. Pour ne pas me mettre en danger, et parce que j'ai un rang à tenir. Je ne pourrai jamais tout envoyer balader, même si j'en ai ras le bol. Prisonnière, oui, aussi ridicule que ça puisse vous paraître.

Quelle ironie, songea Albérich.
Un homme avait créé cette baronnie parce qu’il avait envie de jouer au seigneur en paix, et aujourd’hui, son unique descendante n’en voyait pas l’intérêt. C’était finalement peut-être sain, à bien y réfléchir.
« Toutes ces libertés seront à nouveau de votre ressort lorsque vous serez baronne. » murmura-t-il, presque pour lui-même.
Puis il redressa la tête et lui sourit.
« Que deviendrait le domaine si vous veniez à ne plus être disponible pour le régenter ? »

Elisa garda un moment le silence, pensive.
-Le domaine disparaîtrait, selon mon père, répondit-elle enfin. A plus ou moins long terme. Combeloup est très isolé, l'armée luménienne ne vient jamais jusqu'ici, ni la garde d'Erhedun. Alors, sans baron, le village serait aussi sans défenses. Des brigands pourraient l'attaquer. Ou des créatures venues des monts brumeux. J'avoue que ça ne s'est pas produit depuis des lutres.. D'ailleurs, on a abandonné l'ancien poste de garde où vous vivez. Mais mon père semble persuadé qu'entretenir une garnison, avoir un seigneur pour assurer l'ordre et la sécurité sont choses nécessaires pour la survie des habitants.

Albérich ne put retenir un petit sourire. Un instant, il eut envie de lui parler de Luménis, la ville sans seigneurs, la cité où le peuple règne et se défend. Mais il ne pouvait pas se permettre ces paroles séditieuses alors qu’il venait d’arriver. Pourtant, ça aurait été une solution pour Combeloup, une manière de libérer sa baronne rétive, de donner autonomie et responsabilités à des villageois qui étaient certainement capables de veiller à leurs propres intérêts…
Il chercha quelque chose à lui répondre. Il se sentait étranger à sa révolte, lui qui avait suivi tranquillement la voie que son père lui avait imposée pour le punir. Il était étrange que certains soient avides de pouvoir et que d’autres convaincus que gouverner était intrinsèquement rébarbatif. Il eut envie de lui parler de ce qu’elle pourrait réaliser en étant baronne, du changement qu’elle pourrait apporter au village, des bardes qu’elle pourrait inviter, des chasses qu’elle pourrait organiser… Mais ce n’était pas son rôle et il sentait qu’elle avait déjà bien examiné les choses et n’en démordrait pas.
« Je suis désolé que vos perspectives ne vous enchantent pas. Et je comprends votre point de vue, même si je pense que vous ne regardez que le côté sombre du destin qui vous échoit… J’imagine qu’il ne vous reste plus qu’à trouver un mari ambitieux qui se chargera des aspects qui vous rebutent tandis que vous pourrez à loisir guerroyer dans la campagne… »
Il avait essayé d’y mettre un peu d’humour, mais le cœur n’y était qu’à moitié.

Et la jeune fille ne prit pas la chose à la rigolade. Au contraire, elle ouvrit des yeux ronds, presque scandalisés.
-On voit bien que vous venez d'arriver... fit-elle. Un ambitieux n'aurait pas sa place à Combeloup. D'abord, il serait contraint par le Pacte signé entre mon grand-père et les habitants du village, qui cantonne le seigneur aux tâches militaires. Ensuite... Je ne voudrais certainement pas d'un type qui me traiterait en godiche frivole ! Mon mari ne sera jamais que mon consort, et il faudra qu'il se mette ça dans le crâne.
A nouveau, un sourire mutin étira les commissures de ses lèvres.
-Et puis, contre qui irais-je guerroyer ? Tant qu'il y aura une garnison, les brigands ne s'approcheront pas. Quant aux êtres de la brume... C'est une légende que les mères racontent à leurs mioches pour les faire tenir tranquilles. Il y en a bien eu, l'hiver dernier, pour murmurer que c'était eux qui avaient eu Tristan. Mais ce sont des âneries. S'ils existaient, ça ferait un bail qu'ils auraient attrapé le gosse avec son chien, là... Bastien. Qui passe son temps à courir le pays.

« Vous êtes paradoxale, Elisa. Vous ne voulez pas devenir baronne mais vous ne voulez pas d’un époux qui s’en chargerait ? Vous vous plaignez d’avoir mille prérogatives ennuyeuses alors que votre rôle se cantonne aux questions militaires, qui semblent vous passionner en premier lieu ? Il me semble que les seigneurs de Combeloup sont dans un modèle moins étriqué que bon nombre de nobles qui règnent à droite à gauche sur l’île. C’est la personne qui occupe un poste qui le façonne. Quand votre père viendra à vous passer le relais, et je lui souhaite encore une longue vie, vous serez maîtresse du sens que vous désirez donner à votre existence… et à cette tâche. »
Albérich sentit qu’il s’échauffait et il se leva pour sublimer sa tension en mouvement. En parcourant la petite salle avec nervosité, il tomba subitement sur les épées d’entraînement, rangées dans un râtelier posé contre le mur. Il s’immobilisa.
« Est-il une chose, une seule, que vous aimeriez apprendre ? » demanda-t-il alors de but en blanc. « Que je sois susceptible de vous enseigner, bien sûr. »

Elisa fronça les sourcils.
-Un sort de téléportation ? Histoire d'aller ou bon me semble tandis qu'on me croit dans ma chambre ? Oui, ça, j'aimerais apprendre. Mais vous ne vous êtes pas présenté à nous comme magicien... Tant pis.
Elle avait débuté par une boutade mais fit tout de même l'effort de réfléchir encore un moment.
-Là, comme ça, franchement, non, je ne vois pas. Vous allez me trouver prétentieuse, mais il me semble connaître tout ce dont je peux avoir besoin à Combeloup : la lecture, l'écriture, le calcule. L'histoire du village - ça, je la connais par cœur, on me l'a assez rabâchée -, c'elle d'Hélonna, globalement. Des bribes d'elfique, aussi, même si ça ne sert à rien vu qu'on ne voit jamais d'elfes dans les parages. Je sais monter à cheval et sire Hugues s'occupe de l'escrime. Franchement, tout ça me suffit. Mais mon père semble juger qu'il faut des connaissances supplémentaires pour être une digne baronne, et je sais que je n'y couperai pas. Que ce soit avec vous ou avec quelqu'un d'autre.

Albérich réalisa que le baron avait été tout aussi peu spécifique. Et à présent, il venait d’apprendre que leurs prérogatives se limitaient aux questions militaires. Il ne voyait pas bien, lui-même, ce qu’il pourrait enseigner à la jeune fille. Il avait songé à l’emmener arpenter les rues du village pour discuter avec les gens, simplement… Mais en matière de défense et de stratégie, il s’était toujours entouré des experts pour prendre ses décisions. Il sourit furtivement en songeant à Darren Flèche-Sombre, le taciturne elfe des bois qui était en charge de la garde, avec qui il avait eu des rapports constructifs à défaut d’échanges chaleureux. Il se rembrunit en pensant au général Maelwedd. L’implacable général Maelwedd qui lui avait renvoyé sans cesse son incompétence au visage. Sa jeunesse. Sa méconnaissance de tout ce qui touchait à l’armée, à la guerre, au sang.
Et j’en étais fier.
Hugues des Essaims était certainement mieux indiqué pour guider la jeune baronne en ces eaux. Cela expliquait peut-être sa froideur à son égard. Et il n’avait pas tort.
Dans quelle galère me suis-je fourré, songea l’ancien aubemestre.
« Je ne peux pas vous enseigner la téléportation, non. » dit-il finalement.
S’il l’avait pu, il se serait téléporté loin, lui aussi, à cet instant précis. La lassitude grimpait le long de ses membres, finirait par lui envahir l’esprit, il devait battre en retraite.
Je n’ai pas ma place ici.
« Mais je reviendrai demain… Nous verrons si je peux vous intéresser à quelque chose. » lâcha-t-il. « Mademoiselle… »
Il esquissa un semblant de salut, et gagna précipitamment la sortie.

Sa réaction prit l'adolescente totalement au dépourvu.
-Déjà ? lâcha-t-elle, incrédule. Vous n'avez pas... un certain nombre d'heures à passer avec moi ? Un... programme précis ? Si vous partez avant la fin, mon père le saura, il pensera que je vous ai fait fuir et je l'entendrai, pour sûr.
Elle grimaça.
-J'espère que ce n'est pas ça. Que je ne vous ai pas fait fuir... ajouta-t-elle, un peu embarrassée.

Albérich s’immobilisa, vaguement embarrassé, et fit volte-face.
« Ne craignez rien. » dit-il doucement. « Votre père et moi n’avons rien convenu de précis. Nous ne devons pas prendre deux heures, si nous n’avons rien à échanger. Je pense que vous et moi avons de meilleures choses à faire de notre temps… Mais j’ai manqué à ma parole. Je vous ai interrogée et vous m’avez répondu avec honnêteté. J’avais promis de vous parler de Luménis. Je puis le faire si vous en avez le désir. Sinon, je reviendrai vous voir demain. »

Elisa le dévisagea un instant, perplexe.
-J'aimerais que vous me parliez de Luménis, oui... fit-elle. Mais cela peut attendre demain. Vous sembliez pressé de partir, je ne veux pas vous retenir. Et si je suis un peu moins... prise au dépourvu par votre arrivée, sans doute vous ferais-je meilleur accueil. Sire Hugues m'avait bien dit que vous reviendriez... Je ne m'y attendais pas si tôt, cependant.

« J’ai convenu avec votre père de passer vous voir quotidiennement cette veille. » dit finalement Albérich. « Je ne resterai jamais longtemps. J’essaierai de ne pas vous déranger dans vos activités. »
Il eut un maigre sourire.
« Nous déciderons ensemble, ensuite, de si nos rencontres ont la moindre valeur pour vous. Je ne m’imposerai pas dans votre vie si vous le pensez inutile, je vous le promets. »
Il la salua, cette fois de manière plus appropriée.
« Passez une bonne journée, mademoiselle. »

Elle l'observa encore un instant, puis inclina la tête.
-Très bien, à demain, donc. Je vous souhaite bon retour en votre demeure.
Elle le suivit dans la hall où les gardes s'empressèrent d'ouvrir les portes, laissant entrer les frimas de l'hiver. Ceux-ci parurent frigorifier l'adolescente, encore transpirante de ses exercices martiaux, et elle déguerpit dans les étages sans demander son reste, abandonnant l'ancien aubemestre sur le seuil de la tour.

Albérich déguerpit sans demander son reste. Il avait une vague sensation d’avoir perdu son temps : il ne disposait pas des talents nécessaires à Elisa, n’avait pas la moindre idée de comment un seigneur devait organiser la défense d’un village, recruter et entretenir des hommes armés, faire la guerre aux bandits, aux ours ou aux mystérieuses créatures de la brume. Reprenant le chemin de la crête, il maudit le baron à mi-voix. L’homme avait été si peu spécifique dans ses attentes, que le Luménien n’avait aucune idée de ce qu’il était supposé apprendre à la jeune fille. Certainement pas la médecine ou l’histoire, alors quoi ? A se tenir en société ? Il n’avait aucune idée d’à quoi servait le quatrième couteau qu’on mettait à droite de l’assiette entre le rince-doigts et la serviette, si c’était là l’idée. Il aurait sans doute pu lui enseigner l’écoute et l’équité, quelque chose comme ça. Mais ce n’était assurément pas du ressort des seigneurs de Combeloup.

Il s’arrêta à mi-parcours pour reprendre son souffle et retrouver son calme. Il reviendrait le lendemain, il ne servait à rien de s’enflammer. En contemplant les cimes enneigées, les collines ondulantes, le toit des petits maisons du village et les traces moutonneuses de la fumée des cheminées, il repensa aux quelques fois où il avait instruit des novices, au cours de sa carrière. Il avait enseigné trois choses principales : la théologie féérunienne globale, le culte, les usages et la philosophie lathandrite, et la magie divine. Trois domaines qui n’avaient aucun sens au milieu de rien, d’une campagne tranquille, isolée, qui s’animait au rythme des saisons. Il reprit sa route. Il se souvint d’une leçon mémorable de renvoi des morts-vivants, avec le concours d’un clerc du temple voisin, un Chauntéen dont il ne se rappelait pas le nom, et d’un squelette craintif qui avait détalé au travers du sanctuaire d’Eredhun sans demander son reste, poursuivi par une meute de novices désireux d’en découdre. Ils l’avaient finalement coincé dans le cellier, et s’il avait pu mourir de crise cardiaque, le mort-vivant l’aurait certainement fait, tant ses adversaires étaient déchaînés. C’était finalement une adolescente toute frêle, d’ordinaire silencieuse et effacée, qui avait prononcé les mots magiques adéquats. Albérich se souvenait d’avoir été impressionné qu’une si jeune enfant soit déjà capable de repousser la non-vie avec une telle efficacité. Hanaé était son nom, il s’en souvenait maintenant. Il avait quitté le temple un peu après son accession à la prêtrise. Mais avec l’évocation de ces jours heureux revint l’image d’une nuit où il y avait aussi eu des morts-vivants. Amis cette fois. Qui l’avaient forcé à faire un choix entre leur puissance et la sienne, et l’incertitude qui en avait résulté leur avait coûté des forces et peut-être la victoire.
Si seulement…

Il balaya ses interrogations comme il atteignait le cottage. Hors d’haleine, le nez gelé, il se retourna vers le donjon et pesta : ce n’était pas si loin. Sa condition physique était déplorable, entamée par de trop nombreuses journées d’isolement, de jeûne, d’immobilité. Il fallait qu’il reprenne sa carcasse en main, et il en avait les moyens : Lathandre accordait une grande importance à l’entretien d’un corps sain, et Albérich connaissait, même s’il n’avait jamais été ni très motivé, ni très doué, mille et un exercices visant à réparer les dégâts que la détention, la torture puis sa propre négligence avaient infligés à sa personne. Il pénétra donc dans la petite maison investi d’une énergie décidée. Après un rapide repas, une demi-heure de digestion le nez dans son bouquin d’histoire (il ne restait plus qu’une dizaine de pages, il devait s’en procurer d’autres d’urgence), il attaqua donc un petit programme de remise en forme. Il eut confirmation de l’état dramatique dans lequel il se trouvait. Mais se mobiliser était garant de survie. Concentré sur ses sensations purement physiques, sur la course de l’adrénaline, les chemins de la sueur, le fourmillement douloureux de ses muscles, il parvint à repousser toute autre pensée. Il termina vanné, puant, à peine capable de tituber jusqu’à la salle d’eau pour s’y laver. Il se sentait tout endolori mais cela lui arracha un sourire. Au moins, il était vivant. Il se coucha tôt.

Au petit matin, les courbatures l’accueillirent avec fracas et il maugréa sous son drap, convaincu que rien au monde ne pourrait le tirer de son lit. Mais la douleur sourde qui avait saisi ses membres et son dos ne s’estompa en rien avec l’inertie, il se glissa donc, ankylosé, jusqu’à la cuisine, où il se prépara une infusion de peuplier noir. Il savait qu’il aurait dû s’en frictionner également, mais il faisait glacial et l’idée de faire des mouvements supplémentaires lui apparaissait comme intolérable. Il réalisa qu’il n’avait pas rêvé. La fatigue physique avait eu le dessus sur ses angoisses et l’avait protégé. La saine fatigue. Il déjeuna de meilleure humeur, puis repartit vers la demeure des seigneurs de Combeloup.

Le trajet fut un véritable calvaire, il avait vraiment mal partout, mais il finit par atteindre le donjon et se renseigna directement auprès des gardes quant à l’endroit où il pourrait dénicher la future baronne.

La réponse qui lui fut donnée ne manqua pas de le réjouir : il n'aurait qu'à faire deux pas pour retrouver Elisa. Celle-ci, présupposant qu'il se présenterait à la même heure que la veille et peu désireuse de voir à nouveau écourtée sa séance d'escrime, avait fait décaler celle-ci aux premières heures et l'attendait depuis dans la salle des gardes. Il la trouva assise sur un banc, en train de grignoter une pomme. Elle avait retiré son justaucorps de cuir mais ne s'était pas changée. Echevelée, sa tenue froissée, elle n'avait pas exactement l'air seigneurial...
-Bonjour... fit-elle en souriant.
Elle avait visiblement décidé de lui réserver meilleur accueil que la fois précédente. Ce n'était pas une explosion de joie manifeste, mais il y avait déjà du mieux.

Albérich retira son manteau et s’approcha de la jeune fille. Il s’assit à côté d’elle, poussa un profond soupir et se pencha pour se masser les jambes.
« Je suis moulu. » dit-il avec un léger sourire. « J’espère que je ne vous ai pas fait attendre… »
La mise d’Elisa ne le surprit pas particulièrement. Il n’avait jamais imaginé qu’il serait reçu comme un hôte de marque et n’attendait pas de l’adolescente qu’elle se comporte avec lui d’une manière « appropriée » pour son rang. Au contraire, il préférait qu’elle soit le plus naturelle possible, cela éviterait qu’ils ne se fassent une idée fausse l’un de l’autre. A présent qu’il était rendu, il se sentait moins découragé que la veille, même si le sujet qui ferait l’objet de leur rencontre du jour était le dernier qu’il eut envie d’aborder : Luménis.

-Bah, vous n'aviez pas donné d'heure précise pour votre arrivée... répondit la jeune fille. Et puis, vous savez, je sais m'occuper. C'est une nécessité vitale, à Combeloup. Sans cela, on finit par mourir d'ennui... Alors, ne vous faites pas de souci en la matière, j'ai trouvé à faire...
Elle l'observa un instant.
-Par contre, pour vous, le séjour dans nos moroses contrées sera positif. A suivre les sentes enneigées, à gravir les collines, on s'endurcit. D'ici un mois, il n'y aura plus grand chose pour vous rendre moulu. A part si vous décidez de courir jusqu'aux montagnes. Mais je ne vous vois pas le tenter... Et de toute façon, personne ne s'y risquerait.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Combeloup

Quête : Brumes

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Quête : Brumes

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