La Couronne de Cuivre

Lothringen sortit de sa rêverie pour aller fouiller dans son sac. Ce qu'ils avaient emporté de La Crique aux Fous avait déjà été sérieusement entamé au repas de midi, et il ne restait guère que du pain, du lard séché, des noix, deux pommes et un peu de fromage. Pas un festin de roi, mais c'était mieux que rien.

"Mieux vaut finir tout cela ce soir que de se coucher le ventre vide, à mon avis. Tu peux piocher largement, je n'ai pas très faim."

C'était parfaitement faux, mais Lothringen avait vite jaugé qu'il n'y en aurait pas assez pour deux gros appétits.

Il regardait Mornagest tandis que tous deux commençaient de faire un sort à ces quelques réserves. Les lourdes incertitudes qui pesaient sur leur avenir refaisaient surface dès le premier moment de répit, au point de créer une atmosphère sombre entre eux, presque pesante. Lothringen en venait presque à regretter qu'une aventure périlleuse ne daigne pas survenir à nouveau pour les empêcher de penser. Il plongea son regard dans le feu. Une fois ou l'autre, il ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais dut à chaque fois renoncer. Que dire ? Ils savaient qu'ils s'aimaient. Il fallait juste... passer le temps le plus agréablement possible. Il sourit.

"La nuit, le feu, toi. Et croquer dans une pomme. Le bonheur sait paraître si proche, quelquefois, qu'on croirait presque le tenir..."

Mais le bonheur a ton visage, et quand on croit le tenir, il s'enfuit.

Il mâchonnait sa pomme, quelque peu farineuse et à la peau ridée, mais au goût prononcé et savoureux. Il n'avait pas besoin de manger beaucoup plus. Sa fatigue était bien plus prononcée que sa faim, ce qui était un exploit. Mais, aussi, ses pensées allaient sur un tout autre chemin que la gourmandise. Ou alors, d'un autre type.

Il leva les yeux lorsque Lothringen parla. Il lui sourit tristement en guise de réponse, puis finit par acquiescer plus énergiquement.

"Oui... et au moment où tu penses l'avoir enfin pour toi... il s'échappe, te laissant seul, t'imaginer que tu rêvais, que tout bonheur est impossible... et que tu es voué à errer dans ta misérable existence."

Nulle ironie dans ses propos. Il affichait une mine sinistre, maintenant, qui allait si bien avec son discours fataliste. La fatigue faisait son œuvre dans son esprit découragé.

Les épaules de Lothringen s'affaissèrent. En un sens, Mornagest ne faisait que prolonger sa phrase, mais les mots rendaient un autre son sur ses lèvres. Ce qui n'était chez le semi-drow d'un découragement passager, lié aux circonstances et néanmoins encore teinté de quelque espoir, paraissait chez le guerrier l'expression d'un pessimisme foncier, que rien ne délogerait jamais...

"Alors plutôt que de subir une telle torture il vaudrait mieux s'allonger sur le sol et mourir." Lothringen lui non plus n'ironisait pas. Il soupira. "Vois-tu comme tu es ? Tu ressasses, tu ne vois plus que l'ombre autour de la chandelle... Fais de tes bons souvenirs un repère, une raison de souhaiter en vivre d'autres, plutôt que de t'apitoyer sur la fatalité."

Il hocha la tête, inquiet. Il songeait que Mornagest n'avait pas une très bonne influence sur lui-même.

"Je ne sais si j'occupe encore une place dans ta conception du bonheur... Mais sache que je n'ai nullement l'intention de te laisser seul."

Il releva la tête, une nouvelle expression attristée sur le visage. Le bonheur... c'était une impression qu'il n'avait jamais pu qu'effleurer, lui aussi, pour le voir ensuite s'éloigner, le rejeter, l'ignorer. Les quelques moments qu'il avait pu passer avec Lothringen en faisaient partie, mais ils étaient pour l'instant appelés à ne pas durer... et à être repoussés jusqu'à leur prochaine rencontre. Il redoutait la séparation, tout simplement. C'est ce qu'il expliqua au semi-drow, bafouillant comme à son habitude lorsqu'il abordait un sujet sensible avec lui.

"Bien sûr que tu occupes encore une place ! C'est juste que... cette place va être vide, pendant tout ce temps, et... ça me fait mal d'y penser. C'est... enfin, voilà. J'ai des difficultés à imaginer mon existence sans toi, en fait."

Lothringen ne répondit pas tout de suite. Les sentiments de Mornagest trouvaient en lui trop d'échos... Il avait plus ou moins l'opinion que le guerrier était en bonne part responsable de la situation, mais cela ne suffisait pas à lui donner l'envie de le punir ou de le voir pleurer comme tout à l'heure, sur la falaise, par sa faute. Ni maintenant, ni jamais. Devant sa souffrance, il ressentait toujours la même panique, le même désir de le rassurer et de le protéger du reste du monde...

"Je sais. Moi aussi. Parlons-en encore et nous allons passer le peu de temps qu'il nous reste à nous morfondre..."

Oubliant les reliefs du repas sur le sol, il se rapprocha de Mornagest pour passer un bras derrière ses épaules et plonger à nouveau son regard dans le sien, qui brillait d'un éclat incertain dans les flammes mouvantes.

"Tu ne rêves pas. Dois-je te pincer pour t'en convaincre ?"

Il redressa la tête, un sourire triste aux lèvres.

"Non... je le sais. Simplement, je sais aussi que cela aura une fin, et qu'elle sera douloureuse. Et comme un imbécile, je pense déjà à cela, sans profiter du temps présent. Idiot, non ?"

Une boule s'était formé dans sa gorge alors qu'il parlait, mais il parvint à conserver son calme, même si l'envie de fondre à nouveau en larmes menaçait. A quoi bon ?

"Tu as raison... je me conduis comme un... Il préféra ne pas terminer sa phrase. Inutile d'en rajouter encore.

Il ressentit une brève pression contre ses épaules : Lothringen, qui tentait de le revigorer. Le semi-drow voyait venir les phrases désespérées qui tournent en boucle en dépit de tout ce que l'on peut dire de raisonnable ou de sensible pour les détourner... Il voulut plaisanter.

"Un imbécile, je sais. Tu te répètes un peu. A moins que tu ne te conduises simplement comme un être humain normal, à la sensibilité exacerbée par la fatigue ? Tu ferais bien de dormir, je m'occupe du reste. Nous serons encore là demain..."

Il se rendit compte un peu tardivement qu'il venait de traiter son compagnon comme un enfant, et soupira. Le moyen de faire autrement ?

Trop fatigué et harassé par les questions sans fin et la tristesse, Mornagest accepta d'être dirigé sans mot dire, et il se prépara brièvement à passer la nuit, non sans préciser :

"Réveille-moi lorsque tu es trop fatigué. Pas question de te laisser veiller toute la nuit."

Lothringen avait tout autant besoin de repos, et le mélandien s'en voulait déjà suffisamment pour sa stupide réaction face à l'inéluctable qu'il avait lui-même provoqué. Trop tard pour reculer. Restait à espérer, et à réparer les dégâts. A commencer par ceux qu'il causait dans leur relation.

Sans trop espérer que Lothringen l'écoutât, il s'endormit rapidement, s'agitant dans un sommeil entaché de rêves mélancoliques, au mieux, sinistres et tristes pour la plupart.

Le semi-drow rangea rapidement les restes du dîner, avant de s'installer près du feu, enroulé dans sa cape. Nul menace ne semblait devoir approcher, nul sanglier ne vint troubler le crépitement du feu ni le souffle du vent léger dans les feuilles. Il demeura éveillé quelques heures, profitant du répit pour relire son livre de sort ou contempler les flammes. Puis la fatigue le rattrapa et il sut qu'il ne saurait tenir jusqu'au matin.

Il réalimenta alors le feu une dernière fois, puis s'installa près de Mornagest et étendit sur eux sa couverture. En se couchant, il tourna le dos à son compagnon, afin de pouvoir garder sa hache à portée de main. Et lui aussi sombra dans le sommeil...

Elle marchait sous le ciel d'un pas léger, aérien, et rayonnait d'une lumière intérieure. Elle se retournait, de temps à autres, pour l'inviter à le suivre. Son sourire était espiègle et le rêve était doux. Ils marchaient dans des cavernes profondes, dont la voûte constellée de gemmes précieuses étincelait comme son rire. Elle ne se retournait plus. Elle l'ignorait. Sa longue natte oscillante disparut au détour d'une galerie...

Il ne se réveilla pas.

De son côté, Mornagest rêvait par intermittence. Il revoyait quelques-uns des elfes qu'ils avaient côtoyé et aidé tout au long de ces journées si étranges, si riches en rebondissements. S'y mêlaient les nombreux morts qu'ils avaient laissé sur leur passage, à Melandis, pour remonter la piste du commanditaire de la tentative d'assassinat sur le futur chancelier. Tous le regardaient, morts, vivants, avec un air de reproche. Tous, en chœur, susurraient inlassablement la même phrase, lourde et lancinante :

"Encore combien de morts ?" De temps à autre, l'un d'entre eux levait un doigt accusateur vers le guerrier, grimaçant de dégoût en voyant l'expression insensible du mélandien devant toutes ces vies ôtées.

"Je n'y suis pour rien ! Ce n'est pas de mon fait. Je n'ai jamais voulu cela !"

Ils se rapprochaient de lui, mains tendues, prêtes à frapper, à griffer, à étrangler. Peu à peu, il était submergé de cadavres et de survivants, étouffant sous le nombre, agonisant de ses multiples plaies causées par les dieux seuls savaient quelles armes.

"Nooooooooooon...." le cri se mua en murmure lointain, tandis qu'il périssait en songe. Il se redressa, en sueur, éveillé, dans la clairière. Son cœur s'agitait furieusement dans sa poitrine. Avait-il crié ?

Le cri était demeuré imaginaire, mais il n'en fallait pas tant pour éveiller Lothringen ; le soulèvement de la couverture et la variation de pression sur le sol près de lui avaient suffi : il s'était. redressé aussitôt, hache en main. En voyant l'état de Mornagest, il comprit vite de quoi il retournait.

"Tu as encore fait un cauchemar..." soupira-t-il en se rallongeant, un coude replié sous la tête. Il étouffa un bâillement. Ses paupières se refermaient d'elles mêmes : la nuit pâlissait à peine sur l'horizon. L'envie de se rendormir aussitôt était forte, même si Lothringen était navré de voir que Mornagest avait toujours l'esprit aussi tourmenté. Restait à savoir si le guerrier pourrait y parvenir, avec les images qu'il devait avoir en tête...

"De quoi s'agissait-il, cette fois ?"

Il espérait vivement que son compagnon n'en était plus à rêver de lui sous l'aspect d'un démon sadique...

Son état n'était guère plus brillant. Ces rêves agités ne lui offraient qu'un sommeil peu réparateur, et il avait l'impression d'être encore plus fatigué qu'avant de s'endormir. Il tenta de mettre un peu d'ordre dans son esprit, puis expliqua tant bien que mal en quoi consistait son rêve.

"Certaines choses m'échappent déjà, mais... j'étais entouré de gens. Certains morts, d'autres pas. Je veux dire... certains, que nous avons tué nous-mêmes, à Melandis, ou ici. Les autres étaient des elfes. Ou les commanditaires de ce vaste complot... ils me reprochaient d'être un meurtrier, et..." il déglutit, se frotta la gorge "ils m'étranglaient, me découpaient..."

À mesure qu'il parlait, sa vue s'adaptait à la pénombre de la nuit. Il distinguait vaguement les traits de Lothringen, qui semblait harassé lui aussi. Il avait interrompu sa nuit à cause de si peu...

"Ça va passer, je crois. Tu devrais continuer à dormir. Je vais monter un peu la garde", conclut-il en jetant un petit coup d'œil alentour. Camper en pleine forêt était agréable, mais il fallait toujours s'attendre à faire des rencontres désagréables. Ils en avaient suffisamment fait les frais.

Lothringen ne se fit pas prier plus que nécessaire ; il se rendormait déjà.

"Ce doit être à cause de la conversation que nous avons eu hier... " prononça-t-il d'une voix ensommeillée. Mornagest était toujours très doué pour jouer le rôle de son propre bourreau. Mais si cela n'aboutissait à aucune prise de conscience, à aucun changement d'attitude, à quoi bon ?

"Ça ne t'a pas fait une nuit bien longue, j'espère que tu pourras te rendormir..." Se recroquevillant sur lui-même pour limiter la déperdition de chaleur, le semi-drow pour sa part ne tarda guère à ressombrer dans un sommeil si profond qu'il ne se souvint d'aucun de ses rêves. Un coup de massue n'aurait pas été plus efficace.

Le guerrier veilla un bon moment, cherchant par tous les moyens à s'extraire de ses pensées, en nettoyant sa lame, en réactivant le feu, en montant la garde tout en marchant autour de leur campement. Il était exténué, mais la crainte de voir à nouveau ce cauchemar se produire le dissuadait de se recoucher. Et pourtant... se pelotonner sous sa couverture, par cette fraîcheur nocturne, cela avait de quoi être attirant, comme perspective...

Il resta une bonne heure à l'affût, puis se résigna à tenter de se rendormir, lorsqu'il s'avéra qu'aucune créature hostile ne semblait les guetter. À peine fut-il couché qu'il sombra aussitôt dans le sommeil, cette fois, d'un calme plat. La chaleur du premier rayon de soleil de l'aube le réveilla doucement.

C'est ce même premier rayon qui ramena lentement Lothringen à la conscience. Il avait l'impression qu'on lui vrillait le crâne tant il avait encore sommeil, mais c'est en vain qu'il tenta de prolonger sa nuit : la chaleur, la luminosité ne cessaient d'augmenter. Il se redressa en position assise, le temps de s'étirer et de se frotter les yeux. Il remarqua que Mornagest remuait, lui aussi. Depuis combien de temps ? Encore marqué par la morose ambiance de la veille, Lothringen appréhendait un peu cette journée. Allait-il encore lui falloir consoler le guerrier du mal qu'il leur faisait ? On lui en demandait trop, cette fois. Avec effort, il tenta finalement de refouler ces pensées négatives. Un nouveau jour...

"As-tu pu avoir une nuit correcte, finalement ?"

Mornagest hocha la tête, non sans préciser :

"J'ai mis du temps à me rendormir, mais j'étais trop exténué pour rester debout. Ça devrait aller pour un moment, je pense."

Il n'avait pas manqué d'apercevoir l'expression triste et résignée que Lothringen affichait. Il s'en voulait de lui causer tant de soucis... pour quoi, finalement ? Assez, avec ces questions. Profiter du peu de temps qu'il leur restait à passer ensemble, du mieux qu'ils le pouvaient. Et pour commencer, manger un bout. Il leur restait leur pain rassis, et du lard séché. Deux petites rations, mais ils n'avaient pas vraiment le choix.

"Avec un tel faste, il va bientôt falloir songer à chasser ou dénicher des arbres fruitiers." L'appel du ventre était toujours le plus fort, pour le guerrier.

"Je pense que nous devrions pouvoir trouver des baies ou des noix, en cherchant un peu..."

Mais il savait bien que le fruit d'une telle cueillette n'apaiserait pas l'estomac sans fond de son compagnon.

"Pour le reste, chassons. Veux-tu mon arc ? En fait tu pourrais me montrer comment tu t'y prends. Pour ma part, j'avoue que j'ai une méthode des plus rudimentaire : quand je ne pose pas quelques collets, je me poste à l'affût, j'attends, et je tire..."

Son affût pouvait durer des heures, et il ne ramenait souvent que du petit gibier. Lothringen se souvenait encore de la fois où Mornagest était revenu avec une biche complète sur le dos. Peut-être le guerrier avait-il réellement appris comment chasser, dans le grand nord de son origine ?

Le guerrier acquiesça.

"Avec un arc, c'est sans doute la meilleure façon. Sinon, se terrer, immobile, devant un terrier, et espérer attraper le lapin imprudent qui en sort. C'est un travail de patience, c'est certain. Ici... on peut apparemment trouver même des sangliers ! De quoi manger pendant plusieurs jours. Ce n'est d'ailleurs pas nécessaire..."

Le gaspillage de nourriture était quelque chose qui chagrinait Mornagest, si porté sur la bonne chère.

"Mettons-nous en route, alors. Je ne promets pas de t'apprendre grand-chose, je le crains. Les animaux du coin sont sans doute plus faciles à repérer que les lapins blancs du nord de Féérune, cela dit..."

Ayant récupéré leurs couvertures, les deux aventuriers se mirent en quête de leur prochain repas, en silence, essayant tantôt de déceler des traces de passage, tantôt des bruits qui pourraient suggérer la présence de gibier. Ils tombèrent assez rapidement sur un mince filet d'eau pure qui coulait sur un lit rocailleux. Un point d'eau, c'était un bon début. Et ils pouvaient remplir leur gourde à loisir.

Lothringen se nettoya sommairement le visage, et frissonna, surpris de trouver l'eau si fraîche alors qu'elle était si proche de la mer. Se rappelant fugitivement leur baignade du premier jour, il retint un sourire. Mais ce n'était pas le moment de s'éparpiller : le point d'eau serait un bon endroit pour guetter leurs proies... Tout en remplissant sa gourde, le semi-drow releva de nombreuses crottes de lapin et, en certains points labourés jusqu'à la boue, les empreintes d'une famille entière de sangliers. D'autres, plus légères, ne lui étaient pas très familières ; furets, renards peut-être. Un chevreuil ou un daim avait enfoncé profondément ses pattes avant plus en amont. Autrefois, songea-t-il, il les aurait identifiés du premier coup - mais cela faisait trop longtemps qu'il fréquentait les villes.

Une chose était certaine, aucun de ces animaux ne se montrerait s'ils demeuraient ainsi, bien en évidence, au milieu du cours d'eau. Lothringen avait rangé sa cape encombrante et trop voyante et cherchait où se poster, interrogeant de temps à autres Mornagest du regard. Il n'y avait malheureusement pas beaucoup de vent pour dissiper leur odeur.

En revanche, il y avait des taillis et divers buissons pour se dissimuler, ce qu'ils firent, chacun de leur côté, tout en essayant d'avoir une bonne vision sur le ru. Tapis dans les feuillages, ils étaient plus ou moins invisibles ; l'odorat était plus aiguisé chez la plupart des animaux sauvages. Il fallait espérer qu'ils ne les décèleraient pas trop vite.

La patience était de mise, lors de la chasse, mais ils eurent beaucoup de chance. Un quart d'heure après qu'ils fussent postés, un jeune brocard vint s'abreuver avec circonspection. Il buvait par intermittence, relevant régulièrement la tête, les sens en alerte. Mais l'animal n'avait pas compté sur des projectiles...

Disposant de suffisamment de place pour bander l'arc, Mornagest encocha la flèche qu'il avait préparée, et tira. Elle fila sans bruit, et se ficha dans le cou de la bête, qui s'agita brusquement, paniquée par la douleur et la surprise. Blessé, le mâle n'irait pas très loin, mais il pouvait tout de même leur filer sous les doigts. Le mélandien lâcha à Lothringen : "Vas-y !". Il n'aurait pas le temps de prendre une nouvelle flèche. Grossière erreur de n'en avoir pas préparées d'autres, mais il comptait abattre la proie du premier coup.

Le semi-drow n'était qu'à quelques pas du chevreuil.

Heureusement, depuis que Mornagest avait fait des courses au bazar d'Aigues-Douces, ils disposaient chacun d'un arc. L'animal, affolé, prenait déjà la fuite, et le semi-drow dut se lever de sa cachette pour pouvoir bander son arc comme il l'entendait avant de lui décocher sa flèche en plein poitrail. Le chevreuil trébucha, tremblant de tous ses membres. Il n'était pas assez grand ni robuste pour espérer survivre aux deux projectiles fichés dans son corps.

Lâchant son arc, Lothringen sortit du buisson, hache en main, et s'approcha de l'animal agonisant. Il aurait pu attendre que la mort fasse son effet, mais il ne supportait pas de le voir souffrir. Le manostien ne put éviter une rotation des bois avant de pouvoir enfoncer sa hache dans la nuque du brocard, qui s'effondra au sol, cette fois mort et bien mort. Une estafilade sanguinolente mais guère profonde barrait la cuisse gauche du semi-drow, qui s'épongea le front, soulagé que ce soit fini. Ils avaient eu beaucoup de chance en débusquant si vite leur repas.

"Quel idiot", rageait Mornagest. "J'ai complètement manqué mon coup et je l'ai raté. J'ai horreur de faire souffrir les animaux... Rien de grave de ton côté ?" Il désigna la blessure crurale de Lothringen, qui paraissait davantage affecté par la mort du chevreuil.

Le gibier devait être plus abondant que le mélandien ne l'eût pensé de prime abord, pour être tombé si rapidement sur une pièce pareille. Ils en auraient pour plusieurs jours de repas, pour peu qu'ils conservassent correctement la viande.

Après avoir été récupérer son arc, Lothringen jeta un coup d'œil à sa blessure encore chaude. Il la sentait à peine. Vue de plus près, elle avait la profondeur d'un ongle, la largeur d'une paume, et saignait abondamment. Mais la coupure était propre et nette.

"Plus de sang que de mal, l'artère n'est pas touchée. Un bandage serré devrait suffire... Je ne suis même pas sûr que ça vaille la peine d'utiliser la potion de soin que j'ai achetée à Aigues-Douces."

Il releva le nez en direction de l'animal, et sourit, fier de cette réussite qu'il imputait à la présence de son compagnon beaucoup plus qu'au hasard.

"Une belle prise, tout de même. Installons-nous quelque part où nous pourrons la vider. Hum, et m'empêcher de me vider."

Il aida Mornagest à traîner l'animal sur une dizaine de pas, afin de le ramener plus près du ruisseau, puis s'assit lui-même sur un rocher et se mit à fouiller dans son sac, car malgré tout, sa cuisse commençait à l'élancer.

Le guerrier offrit son aide pour panser la plaie de Lothringen. À deux, ils confectionnèrent un bandage efficace et pas trop serrant. Les mouvements risquaient de rapidement gêner la marche, et ils le nouèrent solidement pour éviter qu'il ne tombât.

La découpe de la viande, ensuite, prit un certain temps. Vider les entrailles, sélectionner les morceaux, en conserver une partie dans le peu de sel qu'ils avaient emporté avec eux. Ils avaient tout de même de quoi faire quelques bons repas. L'animal n'était pas très âgé et sa viande promettait d'être tendre à souhait.

Au bout d'une heure de combat acharné, ils en avaient terminé avec la carcasse. Lothringen avait entreprit de faire du feu, et la viande cuisait tranquillement sur une grosse pierre à côté des flammes.

"Comment te sens-tu ?" s'enquit le mélandien.

Mornagest venait de terminer d'enterrer les divers déchets - peau, tripaille et organes odorants - dont ils avaient décidé de se séparer. Le semi-drow sursauta, surpris, parce qu'il n'avait pas immédiatement pensé que Mornagest l'interrogeait sur sa blessure. Comment il se sentait ? Mais, bien. Il sentait qu'il aurait pu vivre une telle existence, faite de chasses et d'aventures, avec pour Mornagest pour seule compagnie, des années durant. Et il n'en aurait pas ressenti de frustration... C'était un bonheur simple, et dont il se sentait beaucoup plus proche que des tracas de la vie politique ou des rêves de puissance des magiciens. Si c'était à refaire ? Avait-il réellement choisi sa vie ? Le destin s'était bien joué d'eux.

Il sourit.

"Si tu parles de ma jambe, ça ne sera pas un problème si on lui laisse le temps de cicatriser un peu."

"Aujourd'hui, nous pouvons rester sans bouger beaucoup. Il fait calme, apparemment, et nous avons de quoi tenir un siège... oh, d'au moins deux jours. L'idéal pour se reposer."

Et discuter ? Il craignait que le sujet ne revînt sur le tapis, aussi préféra-t-il éviter d'évoquer une quelconque conversation par trop sensible. Après tout, ils avaient du temps libre, personne ne semblait vouloir les mettre à mort pour telle ou telle raison obscure, ils avaient à manger et à boire, et il faisait bon, près du feu. Le crépitement de la viande qui terminait sa cuisson sur la pierre était reposant, et l'odeur qui se dégageait titillait les naseaux des aventuriers, qui entamèrent leur repas avec bon cœur.

"Tu as souvent eu l'occasion de chasser, dans ta vie, non ?" La précision du tir qu'il avait effectué laissait supposer que Lothringen avait passé un bon moment de sa vie dans la nature. Lorsqu'il était mercenaire ? Avant ? Il n'osait trop l'interroger sur son passé, lourd de souvenirs pénibles.

Lothringen réagit moins mal qu'il ne le craignait, sans doute parce que les souvenirs évoqués ne se rattachaient pas à la période la plus sombre de son existence, celle qu'il avait passée chez les drows. La forêt avait quelquefois était rude comme peut l'être la nature, et il n'y avait pas toujours été heureux, mais jamais il ne l'avait ressentie comme une ennemie.

"Oh, et bien, je dois te l'avoir dit... Ou non ? Je ne sais plus. J'ai grandi dans la forêt du Téthyr, et il fallait bien que je trouve du gibier pour nous nourrir, ma mère et moi... Enfin, je me contentais de pièges, à l'époque. J'étais trop petit pour risquer autre chose. C'est un peu plus tard, à ma sortie d'Ombreterre, que j'ai dû commencer à chasser vraiment. Et plus tard encore que j'ai appris à bien me servir d'un arc. Quand j'étais mercenaire dans les armées en campagne, on me plaçait généralement en deuxième ligne, avec les mages et les archers. Ce n'est jamais inutile que de pouvoir encocher une flèche entre deux incantations..."

Et jamais inutile non plus d'avoir deux haches à la ceinture, quand la deuxième ligne doit bon gré mal gré se battre au corps à corps. Il avait tenté de diversifier ses compétences autant qu'il le pouvait, mais il restait bien meilleur devin qu'archer, et meilleur tireur que duelliste...

Le semi-drow arracha des dents un lambeau de viande grillée à souhait à la pièce qu'il tenait dans ses mains. Pour n'être pas très élégante, la consommation de ce repas était un réel plaisir pour les papilles.

"Bref, pour ce qui est de chasser, j'ai dû me débrouiller en apprenant sur le tas, tout seul... C'est un peu pour ça que j'espérais que tu pourrais me montrer deux ou trois choses. Ma technique n'est sûrement pas optimale."

Le guerrier parut quelque peu gêné, et avoua :

"J'ai une assez piètre expérience en matière de chasse. L'arc, les flèches, c'est à peu près tout ce que je peux faire... tenir compte du vent, garder patience, observer les traces des animaux... je pense que tu fais tout cela aussi bien que moi."

Une pause, puis il dégusta lui aussi une part de gibier. Tendre à souhait, et avec un goût prononcé mais subtil tout à la fois. Un repas de roi, le calme et l'intimité en plus. Que demander d'autre ?

"Cela dit", reprit-il, "c'est plus facile de chasser ici. Les animaux sont moins craintifs, et moins camouflés. Une belette des glaces, sur un fond de neige... et puis c'est moins copieux qu'un chevreuil, tu l'admettras sans peine."

"Sans doute. Mais j'imagine aussi que là-bas la concurrence est moins rude, et que l'on y tombe moins souvent sur des créatures autrement plus dangereuses que le gibier, telles que druides noirs, troupes d'elfes et gardiens millénaires."

Si les immenses forêts du Téthyr avait été plus ou moins tranquilles pour lui durant longtemps - mais on pouvait difficilement oublier l'effet des raids drows et des patrouilles elfiques aux sorties d'Ombreterre - il ne pouvait en dire autant des forêts de Dorrandin et Helonna, qui n'avaient plus grand chose de vierge. Il soupçonnait même que ce milieu abritait au total plus de résidents que leurs cités balbutiantes. Les elfes, en tout cas, avaient été les plus rapides à investir ces grands espaces, et on les retrouvait aussi bien ici qu'au Bosquet...

"Jamais je n'ai mis le pied dans une forêt de ce côté-ci de la grande mer sans devoir me battre contre des créatures dotées de parole... ça fausse un peu l'esprit de la chasse. Enfin, on peut espérer que c'est fini pour cette fois."

Il opina du chef.

"Oui... les rencontres sont rares. Des voyageurs, des pillards, parfois. Les seules âmes s'agglutinent dans les bourgs et les quelques cités qui parsèment la contrée. Elle est peu habitée, au contraire de ces continents, tu as raison. Nos voyages en dehors des villes ne sont pas plus reposants ou sans danger, finalement."

Comme pour lui donner raison, un craquement de bois se fit entendre, non loin d'eux. Ils sursautèrent, et tendirent l'oreille. Plus un bruit. Quelque chose approchait ? Quelqu'un ? À peine Mornagest entama-t-il un mouvement vers son épée qu'un lièvre détala aussitôt pour se mettre à l'abri de ces importuns. Le mélandien soupira.

"Hum... c'est qu'on deviendrait paranoïaque, ici !"

La Couronne de Cuivre

[Lieu] À Aigues-Douces (RP : l'inattendu)

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