La Couronne de Cuivre

Il acquiesça.
-Je n'en doute pas... Mais, dans tes réflexions... Garde à l'esprit que tu n'es obligée à rien, que si tu renonçais, ce ne serait pas m'abandonner, ne serait-ce que parce que tu contribuerais à dissiper mes soucis quant aux enfants. Souviens-toi, aussi, que tu pourras agir plus tard.
Il sourit à nouveau, encourageant.
-Quel que sera ton choix, je le soutiendrai de toute façon. Et je suis certain que tu feras le bon.

Les paroles de Taliesin semblèrent plonger Valaellyn dans la confusion. Mais elle finit par sourire, et acquiescer.
" J'y réfléchirai encore. Mais tu... en fait, tu voudrais que je reste ? Cela te tranquilliserait, n'est-ce pas ?"
Elle le dévisagea avec inquiétude.
" Je ne suis pas certaine de pouvoir faire face à de nouveaux esclaves seule, Taliesin. Et les mômes ne me seront d'aucun secours. Et tu ne seras pas là pour m'empêcher de faire n'importe quoi."

Il grimaça.
-Je ne veux te forcer à rien. Vraiment. Simplement... j'essaie de trouver la meilleure solution pour tout le monde. Et j'avoue être un peu perdu. Mais j'ai sans doute trop tendance à vouloir décider seul, à vouloir arranger les choses par moi-même. Ce qui n'est pas forcément une bonne idée.
Il se rapprocha.
-C'est toi seule qui peut prendre ta bonne décision. Et comme je le disais... Je la respecterai, quelle qu'elle soit. Oublie donc ce que j'ai pu raconter : choisis en ton âme et conscience. C'est le mieux.

" Je vais réfléchir. Je te dirai demain... Je te promets... J'essaierai de tenir compte de tous les aspects... De faire au mieux. Mais si je craque ici, ce ne sera pas beaucoup mieux... Je verrai. Je vais terminer de manger puis dormir. Ne t'en fais pas. Nous parlerons demain matin."
Elle eut un pauvre sourire.
" Merci pour le souper."

Un instant, il lui posa une main sur le bras.
-De rien, voyons... Repose-toi bien. Et à demain, donc !
Affichant une mine résolument optimiste, il la salua et quitta la pièce.
Pour retrouver sa morosité sitôt dans l'escalier.
Il ne savait vraiment pas ce qu'il devait faire...
Parler à Katja ? Parler aux garçons pour poser un choix sur lequel il ne pourrait plus revenir ?
Il opta pour la première solution : peut-être aurait-il des éléments supplémentaires qui aideraient sa décision.
Il en doutait, mais n'alla pas moins trouver la tenancière.

Taliesin trouva l'aubergiste près du comptoir. Elle n'aurait manifestement pas beaucoup de temps à lui consacrer : ils étaient encore en plein coup de feu et il n'y avait pas d'autres employés au Milieu de Nulle Part. Elle l'accompagna cependant à l'écart, jusqu'à une petite table à deux pas des cuisines. Elle leur servit un verre de vin et poussa un bref soupir, pas mécontente de s'asseoir un instant.
" Vous voulez me parler des mômes, je présume. Saõ a déjà découvert leur face cachée, si j'ai bien suivi..."

-Oh... Je suis désolé de ce qui s'est passé. Mais ils le sont aussi, vous savez : ce sont de bons garçons. Mais ils restent des enfants, évidemment.
Il but une bonne moitié de son verre, autant pour se donner contenance que pour avoir le temps de choisir ses mots.
-Mais oui, je voulais effectivement vous parler d'eux. Pour être franc, et comme vous vous en doutez sans doute, ce ne sont pas de simples passagers clandestins. Victor est... mon fils adoptif, disons. Les deux autres, les fils d'amis proches. Et je suis donc, forcément, inquiet de leur sort.
Il reposa son verre.
-Je ne veux certainement pas paraître... vous insulter, ou douter de votre bienveillance. Au contraire : je vous fais entière confiance, et je sais que vous les traiteriez bien. Mais voilà : Mersant est un lieu particulier, fréquenté par... des gens dont j'aurais préféré qu'ils restent totalement à l'écart. J'aurais donc voulu savoir si... Si vous pouviez m'assurer qu'ils ne courraient aucun danger en restant ici. Qu'ils ne devraient pas assister à des choses qui pourraient... les choquer. La vie ne les a déjà pas épargnés, je ne vous le cache pas. Et... Ils sont petits. Au milieu de personnes inconnues, les débuts seront forcément rudes...
Il afficha un sourire un peu emprunté.
-Enfin voilà, je pense que... Vous comprenez mon dilemme.

Katja acquiesça, une moue dubitative sur les traits.
" Je ne peux pas vous promettre qu'ils ne verront rien de choquant. Je peux vous promettre qu'ils ne risquent rien, tant qu'ils se soumettent à mes directives. Je ne saurai pas enfermer des enfants de cet âge dans l'auberge pendant des veilles... des mois, peut-être. Ils voudront s'approprier l'île : la lande, les grottes, le vieux phare, la grève... C'est normal. Mersant est un terrain de jeu fantastique. Mais, oui, des Mélandiens viendront. Certains descendront à terre avec leurs esclaves. Et je ne peux pas prévoir ce qu'ils feront. Mais l'existence de Mersant repose sur une certaine tolérance des usages de chacun. Nous ne sommes pas pour ce qu'ils infligent aux êtres qu'ils possèdent. Il reste que nous avons accepté qu'il en soit ainsi. Des contacts existent, grâce à Mersant, entre des peuples qui sinon s'ignoreraient complètement. Et on peut espérer qu'à force de se fréquenter, petit à petit, certaines choses évoluent... Mais si je peux garantir qu'un esclave ne sera pas battu dans ma salle commune, je ne peux pas garantir que ça n'arrivera pas sur la digue. Je n'ai pas le pouvoir d'agir à ce niveau-là et je ne veux pas le faire."
Elle croisa les bras et dévisagea Taliesin.
" Vous venez de Luménis, vous savez que des choses tout aussi choquantes s'y produisent chaque jour. Même si les hommes de là-bas ne sont pas officiellement esclaves, les serviteurs de plus d'une grande maison sont exploités et les misérables des taudis crèvent dans la poussière. Vos gamins n'apprécieront peut-être pas ce qu'ils verront ici, mais cela les décillera quant à la réalité du monde qui les entoure. Nul endroit n'est vierge de l'oppression des forts sur les faibles. Le visage que cette oppression prend peut sembler plus ou moins tolérable, il n'en reste pas moins que les uns plient et les autres décident."
Elle secoua la tête.
" Toute cette hypocrisie me rend malade, pardonnez-moi."
Elle esquissa un léger sourire.
" Mais eux ne risqueront rien. Ça, c'est certain."

L'elfe ne répondit d'abord rien, les yeux rivés sur le vin qu'il faisait tourner doucement au fond de son verre.
-Je vous fais confiance... finit-il par lâcher d'un ton mal assuré. Enfin, je ne dis pas ça pour vous mettre une forme de pression quelconque. Mais parce que je le pense vraiment : Constance ne m'aurait pas proposé de vous les laisser si elle pensait qu'ils couraient le moindre danger. Pour le reste... Ils verront ce qu'ils verront. De toute façon, ils sont déjà très lucides quant à la réalité du monde. Oh oui, vous pouvez m'en croire.
Il se leva.
-Merci de m'avoir écouté. Je vous écrirai quoi faire si nous ne devions pas revenir. Je n'ai pas assez d'argent à vous laisser pour payer leur voyage, mais ceux qui accepteraient de les embarquer pourraient compter sur un remboursement complet des dépenses occasionnées. Je ferai une lettre pour ça aussi.

" Très bien." fit la tenancière en se levant à son tour. " Si vous avez des directives particulières, sur comment les traiter, sur l'un ou l'autre, n'oubliez pas de me les confier avant de partir demain. Sinon, je m'en occuperai comme je l'ai fait pour mes propres enfants. Ils n'ont pas trop mal tourné, ne vous en faites pas."
Puis sur un sourire, elle regagna rapidement le feu de l'action, où quelques commandes attendaient d'être servies.

Si Taliesin avait escompté ressentir quelque soulagement une fois la décision prise, il en fut pour ses frais. Morose, abattu, enviant le sommeil dans lequel s'était plongée Valaellybn, il désirait plus que tout voir le terme de cette soirée. Mais voilà, il n'était pas prêt de se coucher. Et, pire, il doutait de trouver le repos même quand, enfin, il aurait pu rejoindre sa chambre.
Il poussa un profond soupir, serra les dents et regagna à son tour la salle commune. Il fumerait un peu, pour se détendre... puis se mettrait en quête des enfants.
Oui, joyeuse soirée en perspective.

Il n'eut cependant pas le loisir de se poser bien longtemps. A peine avait-il allumé sa pipe que Victor, Benoît et Jehan firent leur apparition. Il comprit rapidement la raison de leur présence : leurs petits yeux indiquaient que la journée avait prélevé son tribut sur leur énergie et qu'ils n'aspiraient qu'à regagner leurs couvertures.
" On s'est dit... que ce serait bien qu'on parle maintenant, si tu es d'accord." dit Victor.
" Parce qu'après, on voudrait dormir." ajouta Jehan.
Benoît se contenta de bâiller lentement.

-Pas de problème. Et rassurez-vous on ne devrait pas en avoir pour trop longtemps.
Il tira de sa pipe une ou deux bouffées supplémentaires, puis se leva.-Je crois qu'il vaut mieux que nous montions : nous serons plus tranquilles pour notre discussions. Alors, si vous voulez bien me conduire jusqu'à votre chambre...

Les trois garçons précédèrent Taliesin dans les escaliers et le guidèrent jusqu'à leur chambre qui, comme toutes les autres, se situait au premier étage. L'étage supérieur était probablement dévolu aux propriétaires, avant le toit mansardé où croupissaient les esclaves qui avaient la chance de pouvoir quitter un instant l'atmosphère confinée des navires.
Il y avait là deux lits superposés, et l'une des couchettes avait été transformée en vaste dressing, où les enfants avaient éparpillé leurs vêtements. Ils avaient apparemment pensé à prendre une tenue de rechange dans leur aventure clandestine. Ils s'assirent à même le sol, comme s'ils étaient parés pour écouter une histoire avant de s'endormir. Sans doute étaient-ils conscients que s'ils optaient pour leur lit, ils s'endormiraient bien avant que Taliesin n'en ait terminé avec eux.

Taliesin s'était adossé à la porte, histoire d'observer la pièce dans son entier mais, surtout, de mettre de l'ordre dans ses idées. Il ne savait pas très bien ce qu'il faisait ici, ni à quoi rimait, au final, cette discussion. Les enfants était fatigués, lui même ne se sentait guère vaillant...
Quoi qu'il en soit, il était là et ne pouvait pas faire demi-tour sur un simple "Bonne nuit !". Alors, il s'assit à son tour sur le plancher et dévisagea brièvement les trois garçons.
-Ma foi, ni vous ni moi ne semblons assez en forme pour entamer un grand débat méta-philosophique... commença-t-il. Alors, je vous propose que nous allions à l'essentiel, et que nous remettions le reste à plus tard.
Il s'efforça de sourire.
-Je vais commencer. Promis, j'irai vite. Après... Et bien, vous pourrez me dire, si vous avez des choses qui... Enfin bref. J'ai pas mal discuté avec Katja. Vous serez en sécurité, ici. Du moins tant que vous respecterez ses consignes - et je vous fais confiance pour ça. Elle vous trouvera du travail, sans doute, et vous devrez aussi aider les fermiers. Mais vous serez bien traités et aurez largement le temps de vous distraire, m'est avis. Vous devez cependant garder à l'esprit que... l'île est fréquentée par des gens de toutes sortes. Des Luméniens, des Manostiens et... des Mélandiens. Bien sûr, il y a des règles ici, et en général, les incidents sont rares. Néanmoins, j'aimerais autant que vous restiez à l'écart des Mélandiens.

Les trois garçons restèrent silencieux, attentifs.
" Pourquoi on doit rester ici ?" dit finalement Victor. " Pourquoi on ne peut pas aller jusqu'à Mélandis avec vous ? On n'a pas peur."
" Moi j'ai peur."
" Toi tu peux rester ici. Moi j'aimerais bien aller avec Victor jusqu'à Mélandis."

Le barde leva les yeux au ciel. Le débat aurait bien lieu, finalement... Il fallait juste souhaiter qu'il ne soit ni trop long, ni trop enflammé. Et qu'il se conclue sur autre chose qu'une guerre ouverte.
-Je crois que Benoît est plus sage que vous, en la matière. Parce que moi aussi, j'ai peur. Terriblement.
Il soupira.
-Et vous auriez peur aussi, si vous connaissiez Mélandis. Je peux vous en parler, si vous voulez, afin que vous compreniez mieux la situation. Que vous compreniez mieux pourquoi je ne veux pas que vous veniez avec nous.

Mais Victor ne le laissa pas embrayer sur son idée.
" Si tu as peur, alors on devrait encore plus venir." dit alors Victor. " Je suis allé jusqu'aux mines, j'ai traversé les montagnes, et puis la forêt, et on était ensemble. Et on s'est entraidés. On formait comme une équipe..."
Il jeta un coup d'oeil aux petits Merlus, comme s'il était embarrassé de les avoir pour témoins, puis il continua quand même.
" On pouvait se soutenir. Même si tu sais lancer des sortilèges, et te battre à l'épée, et charmer les gens avec tes beaux discours... Je crois que tu as besoin de moi. Peut-être pas pour réussir des choses extraordinaires... Mais juste parce que tu as besoin de moi, que je sois là. Ça suffit pour que ce soit utile. Si tu as peur, tu as encore plus besoin de moi. Je peux faire des choses que tu ne peux pas, même si tu es un elfe doué, tout ça. Il y a plein d'enfants à Mélandis. D'office. Et peut-être même que les enfants parlent entre eux, sans crainte, beaucoup plus que les adultes. Je suis certain qu'on pourrait être utiles. Mais je suis encore plus certain que je peux t'être utile à toi."
Il croisa les bras.
" Moi je n'ai plus peur de rien."

Taliesin accusa le coup. Le gosse avait rudement bien préparé son argumentaire, le rendant presque imparable. A moins, au contraire, qu'il n'ait rien préparé du tout, qu'il parle spontanément, sincèrement, faisant preuve d'une intuition qui touchait terriblement juste...
Dans tous les cas, l'elfe était ébranlé.
-Je n'en doute pas, Victor. Et je suis globalement d'accord avec tout ce que tu as dit. Malheureusement, entre le voyage d'hier et celui d'aujourd'hui... Les conditions ne sont pas exactement les mêmes.
Il se tut, chercha ses mots. Il se rendait compte qu'il en manquait toujours cruellement, lorsque les discussions touchaient vraiment à des sujets difficiles.
-Après les mines... Nous avions des ennemis, certes. Mais nous restions sur Hélonna, nous pouvions espérer trouver plus de gens bienveillants que de personnes désireuses de nous nuire. Et c'était vrai. Malgré tout, cela ne nous a pas empêché de frôler la catastrophe.
Le barde chercha le regard de l'enfant.
-A Mélandis, le danger est omniprésent. Il faudra se cacher, se déguiser, mentir, constamment. Nous l'avons déjà fait, oui, mais là, ce sera pire, et la moindre erreur peut provoquer une catastrophe. Dans ce contexte, n'avoir peur de rien... peut être un handicap. Et la prudence, sinon la peur, se révéler bonne conseillère.
Il se redressa.
-Je pourrais vous en raconter beaucoup, sur Mélandis. Mais sans doute croiriez-vous que j'exagère. Alors, le seul élément concret que je puisse vous donner, c'est... Que Nwalk et ses Gardes Rouges venaient de Mélandis. Et que des gens comme ça, il y en a beaucoup, là-bas. Tout le monde n'est pas comme eux, d'accord, mais il n'empêche.
Il revint à Victor.
-Si tu venais, j'aurais encore plus peur. Peur de commettre une erreur qui te soit fatale, peur que tu en fasses une. Peur qu'on veuille se servir de toi pour m'atteindre... Je serais tellement inquiet que j'aurais du mal à rechercher Galathée. C'est pourquoi je voulais que tu restes chez Guilhem. C'est pourquoi je veux que tu restes à Mersant, désormais. Te - vous - savoir ici, en sûreté... Ce sera une force, quelque part. C'est le mieux que toi, Jehan et Benoit puissiez faire pour m'aider. Rester en sûreté. C'est peut-être moins glorieux, d'accord, mais... C'est pourtant la vérité.

Benoît sommeillait, à moitié endormi, déjà. Jehan regardait Victor, manifestement conscient que le petit Luménien était leur chef et que c'était à lui que revenait le droit de parlementer. Victor secoua lentement la tête et étouffa un soupir.
" Je crois que tu fais une erreur." dit-il simplement. " Je comprends que... Je ne veux pas que tu sois paralysé parce que je fais partie du voyage. Mais... je crois que tu fais une erreur. Et si tu ne reviens pas, je serai bien forcé d'aller vous chercher tous les deux."
Il croisa les bras.
" Mais très bien, je resterai ici. Je pense que tu le regretteras, cela dit."

Le barde ne put réprimer un geste d'humeur.
-Si je ne reviens pas, Katja sera quoi faire : elle vous fera embarquer sur un navire dont le capitaine vous ramènera à bon port puis chez le seigneur Artwin. De là, vous pourrez rentrer à la ferme. Je préfère... ne pas laisser l'adresse de Guilhem écrite noir sur blanc. On ne sait jamais, une note peut tomber dans de mauvaises mains.
A nouveau, il regarda Victor droit dans les yeux.
-Et tu rentreras avec Jehan et Benoit. Là encore, que ça te plaise ou non : on ne se lance pas à l'assaut de Mélandis quand on est un gosse de huit ans. Évidemment, je sais que tu n'es pas n'importe quel gosse de huit ans. Je le sais mieux que quiconque. Mais... Cela ne change pas réellement la donne. Tu demeures un enfant. Les Mélandiens te broieraient avant que tu aies pu faire quoi que ce soit.
Il se détourna.
-Pour le reste, bien sûr que je vais regretter mon choix. Je n'ai pas envie de te laisser en arrière, pas envie de me priver de ta compagnie. Et tout le long du voyage, je me demanderai si j'ai pris la bonne décision, si vous êtes réellement en sécurité, si vous n'avez pas fait quelque chose d'irréfléchi. Naturellement, tout aurait été beaucoup plus simple si vous étiez demeurés sur Hélonna, j'aurais eu l'âme tranquille. Mais voilà, vous êtes venus, et Mersant est la seule alternative à Mélandis. Ici au moins, on ne tentera pas de vous tuer, de vous torturer ou que sais-je encore. Or, en venant avec moi, vous courriez ces risques constamment. Dès lors, aussi douloureuse soit-elle, et même s'il n'est pas impossible qu'elle s'avère une erreur... J'ai dû prendre ma décision. Celle qui, me semblait-il, vous épargnerait le plus.

Victor acquiesça.
" Valaellyn ne va pas rester avec nous ?" demanda alors Benoît, d'une petite voix misérable.
" Mais non, elle va pas rester." fit Jehan. " Mais on se débrouillera. Tu sais ça."
" J'aurais bien aimé qu'elle reste." fit le petit garçon avant de se lever et de grimper dans son lit, sans attendre la fin de la conversation.
" On va pouvoir explorer toute l'île, ce sera chouette. Et s'occuper des veaux."
Jehan avait l'air de trouver le changement de programme parfaitement à son goût.
" Ah oui, les veaux."
Victor demeurait silencieux, son regard clair, inflexible, fixé sur le barde.
" Même si je dois attendre encore dix ans, je viendrai vous chercher." dit-il finalement, juste pour l'elfe, puis il se leva et gagna sa couche.

Le débat était semble-t-il terminé. Il n'avait été ni trop long, ni trop enflammé, comme Taliesin l'avait souhaité.
Alors pourquoi ce goût amer, au fond de sa gorge ? Pourquoi ces tripes nouées ?
Il avait pris la meilleure décision, compte tenu des circonstances. La seule alternative à la Cité du Chaos. Les enfants seraient en sécurité, ici. Et ils semblaient décidés à respecter ses consignes, ce qui les préserverait d'actions inconsidérées. N'était-ce pas tout ce qui comptait ?
Oui... Sauf, évidemment, s'il avait commis une erreur.
Soudain désireux de battre en retraite au plus vite, l'elfe se leva.
-Bon... fit-il avec un sourire forcé. Merci de m'avoir écouté. Je compte sur vous pour écouter Katja, pour ne pas mettre l'île à feu et à sang et... pour veiller les uns sur les autres. Mais je ne suis pas inquiet : je vous fais confiance.
Il se dirigea vers la porte, l'entrouvrit.
-Bonne nuit, lança-t-il par dessus son épaule.
Puis il gagna le couloir.
Plus que quatre fichues parties de cartes, et c'en serait fini de cette maudite journée.

Guéric le cueillit au bas des escaliers pour l'escorter jusqu'à la table des Mélandiens. Ces derniers étaient apparemment impatients de reprendre le tournoi de l'après-midi. Ils avaient un peu bu, mais pas assez pour que cela pénalise la qualité de leur jeu, et dès que Taliesin eut de quoi humidifier son gosier, la partie reprit.
Cette fois, ils jouèrent une variante en équipe, l'elfe était donc associé à son vis-à-vis, le halfelin, tandis que les humains jouaient l'un avec l'autre. L'humeur de Guéric n'était plus aussi joviale que dans l'après-midi, mais il ne se montra pas pour autant insultant avec leurs partenaires. Il était simplement un peu plus sombre. Ou un peu plus fatigué.
Cela n'empêcha pas leur équipe de faire des étincelles : Taliesin et son acolyte gagnèrent trois des quatre donnes, aidés par la qualité de leurs cartes et leur compétence de jeu. Peut-être aussi leurs idées noires les aidaient-ils à être plus concentrés tandis que les Mélandiens, tranquilles, se laissaient porter par le simple plaisir de déguster une bonne bière en fin de soirée. Ils se montrèrent étonnamment dignes dans la défaite, félicitèrent leurs adversaires puis les abandonnèrent : eux aussi partaient de bonne heure.

Soulagé que cette formalité soit désormais derrière lui - elle ne lui avait procuré aucun plaisir, comme il fallait s'y attendre -, l'elfe se leva, souhaita bonne nuit au halfelin puis gagna le comptoir pour y quérir encre et papier. Il comptait ensuite se retirer dans sa chambre, rédiger la lettre pour Artwin et la note destinée à Katja, puis se glisser entre ses draps. Il n'aspirait plus, désormais, qu'à une seule chose : se retrouver sur le pont du bateau tandis que Mersant se fondrait dans le lointain.

La tenancière lui remit ce dont il avait besoin puis lui souhaita bonne nuit. Petit à petit, la salle se vidait, sous les ordres de Constance qui surveillait que ses passagers profitent de leur dernière nuit de sommeil au sol. Les jumeaux se plaignirent, les courtisans minaudèrent, mais le Capitaine était déterminé. Elle salua Taliesin d'un signe de tête lorsqu'elle le vit se retirer.

Le barde lui rendit sobrement son salut, puis, à pas pressés, gagna ses quartiers. Il déposa son nécessaire d'écriture sur la table, rédigea rapidement la note destinée à la tenancière, y indiquant l'adresse du seigneur Artwin et réitérant sa promesse d'un dédommagement pour le capitaine qui accepterait de transporter les enfants, puis s'attela à la rédaction de la missive adressée au directeur de l'orphelinat.

Messire

Si le garçon vous apporte cette lettre, c'est que j'ai échoué à retrouver sa mère et probablement perdu la vie dans l'opération. Je le laisse vous raconter tout ce qui a pu se passer au cours de ces dernières saisons : je préfère ne pas m'étendre par écrit, pour des raisons de sécurité.
Je sais que je n'ai aucune autorité sur lui, ni aucun mot à dire quant à son destin futur. Cependant, s'il m'est permis d'émettre un souhait, j'aimerais qu'il soit confié à la famille des deux enfants qui l'accompagnent, si bien sûr leur père en est d'accord. Je sais que, parmi eux, il sera entouré, aimé.
Enfin, je suis désolé de vous le demander, mais vous serai-t-il possible de payer à l'homme qui les aura conduits jusqu'à vous leur passage sur son bateau ? Au moment où je rédige ces lignes, je n'ai malheureusement pas de quoi dédommager d'avance celui qui acceptera de les emmener à Luménis.

Je vous remercie pour la bienveillance que vous avez toujours témoigné pour le petit.

Pas un nom, pas une indication précise. Ainsi, les Merlus ne courraient nul danger ou cas où la lettre tomberait entre des mains mal intentionnées. Et Victor pourrait expliciter ce qui aurait besoin de l'être.
Il cacheta le rouleau de parchemin avec un morceau de cire informe avant de souffler la bougie et de se coucher. Comme il l'avait craint, le sommeil ne le gratifia pas de son oubli salvateur. Il passa la nuit à se tourner et à se retourner sous ses couvertures, ressassant des pensées douloureuses, somnolant parfois et se retrouvant alors plongé dans des songes peu reluisant, dans des images de Gardes Rouges en action et de ville en flammes, d'esclaves fouettés sur une jetée battue par les vents devant un Victor aux yeux écarquillés, dudit Victor chargeant des Mélandiens amusés et tombant sous leurs coups...
Plus d'une fois, il se redressa brutalement, haletant, en sueur, écoutant avec anxiété le silence profond de l'auberge, guettant un cri, un claquement de fouet... Il finissait par s'étendre à nouveau, fataliste, et le pénible manège ne tardait guère à recommencer.
Il se leva avant l'aube, alors qu'aucune lumière, encore, ne filtrait au travers des volets clos. Fébrile, il rassembla ses affaires, déjà presque toutes rangées, puis quitta la pièce, plus épuisé que lorsqu'il y était entré, des heures plus tôt.

Malgré l’heure matinale, la salle de l’auberge bruissait déjà d’animation : c’était l’heure des grands départs. La quasi totalité des passagers de la Liberté étaient debout ou en passe de l’être, manifestement épargnés par le sommeil eux aussi. Valaellyn et Noéline se trouvaient déjà à table, Taliesin rencontra Fred et George dans le couloir. Galeran et Loukian arrivèrent juste après eux. Il manquait encore Bérénice, mais son assiette était mise. Constance avait presque fini de manger et Gauthier était descendu à terre : ils conversaient avec sérieux.
A une autre table se trouvaient les Mélandiens, avec leur esclave plus ou moins retapé. Le barde comprit que c’était une sorte de secrétaire en le voyant prendre des notes tandis que ses maîtres parlaient.
L’elfe se trouva une place entre Noéline et George. Les jumeaux semblaient en un peu meilleur état que la veille mais les gloussements qui les secouaient périodiquement avaient quelque chose de suspect. Katja leur avait mitonné des omelettes goûteuses à déguster avec du pain frais et les convives mangèrent de bon appétit. On devisa de voile, principalement. Le temps était presque dégagé, le vent soufflait fort mais dans la bonne direction, Dorrandin n’était plus qu’à une petite veille de voyage. Bien sûr, cela ne marquerait pas la fin de leur périple, mais l’excitation était quand même palpable, peut-être même plus que lorsqu’ils avaient pris la mer la première fois. La seule qui ne se réjouissait pas était Bérénice, qui n’avait jamais pris goût aux vagues et contemplait avec désarroi ses dernières heures sur la terre ferme avant des jours et des jours de malaise sans apaisement.
Ils n’étaient pas à proprement parler pressés. Ils n’embarqueraient que des victuailles et de l’eau fraîche, lesquelles seraient chargées à bord à la dernière minute, en même temps que les passagers. Constance tablait sur un départ en milieu de matinée, quand chacun serait prêt et la mer propice à les emporter.

Taliesin était déjà prêt, lui. Il avait englouti son petit déjeuner en un rien de temps, non pas qu'il fût affamé - il avait au contraire l'estomac noué -, mais il était conscient de devoir prendre des forces tout autant qu'impatient d'expédier au plus vite les dernières obligations qui les retenaient à Mersant.
Sitôt son assiette vide, il se leva et remit à la tenancière note et missive. Son sac à portée de main, il bourra ensuite sa pipe de tabac, l'alluma.
Ne lui restait plus qu'à attendre le moment du chargement. Il comptait bien s'y démener comme un beau diable : s'occuper jusqu'à l'épuisement était le seul remède valable contre les idées noires.

Alors que le barde fumait nerveusement, à proximité de la table de ses compagnons de route, la porte de l'auberge s’ouvrit sur un jeune homme qu'il avait vu une ou deux fois dans la salle en soirée. Il portait des vêtements cirés et des bottes, avait le visage et les cheveux humides. Détails. Son expression reflétait une épouvante manifeste et il balaya la salle, la bouche entrouverte, sans savoir vers qui se tourner. Katja alla vers lui à grands pas et l’intercepta avant qu’il ne se rue vers un voyageur au hasard. Rutger, curieusement, décolla de son comptoir pour les rejoindre. L’elfe n’entendit pas ce qui s’échangea entre eux mais à la déclaration du jeune homme succéda un silence choqué. Katja s’appuya sur son mari qui la retint d’un bras. Constance avait remarqué leur manège, elle aussi, et se leva. Le plus âgé des Mélandiens en fit de même. S’ensuivit un conciliabule nerveux. La plupart des personnes présentes s’étaient tues et regardaient désormais dans la direction du dernier arrivé, porteur, manifestement, de mauvaises nouvelles. Le Mélandien fit mine de sortir mais Rutger l’en empêcha en secouant la tête. Constance avait le visage couleur cendre. Katja se détacha du petit groupe et se rendit dans l’entrée de l’auberge. Une seconde plus tard, une cloche sonnait, son vacarme puissant résonnant probablement dans tout le port. Le capitaine de la Liberté fit face à ses passagers. Gauthier alla vers elle mais elle esquissa une légère grimace et marcha jusqu’à leur table. Elle sembla hésiter à s’asseoir, puis demeura debout. Elle attendit que tout le monde la regarde et que Taliesin se soit rapproché pour prendre la parole.
« J’ai de mauvaises nouvelles. » commença-t-elle, tendue, ce qui était une évidence. « On a aperçu six navires faisant voile vers Mersant. Ils arborent tous un pavillon blanc frappé de deux zébrures écarlates, ce qui signifie que… »
« Le Squale. » lâcha Gauthier d’une voix blanche.
Constance s’humecta les lèvres et lui jeta un regard sévère.
« Qu’ils appartiennent à un pirate qu’on appelle le Squale. »
« Il ne croise pas par ici, c’est impossible. » intervint Guéric.
« La position supposée de sa base n’est pas si éloignée… » murmura Griselda, les yeux écarquillés.
« Avons-nous le temps de nous dégager ? » demanda Gauthier, sombre.
« Non. » fit Constance.
« Attendre ici est encore plus suicidaire ! » s’exclama Griselda, subitement au bord de la crise de nerfs.
Les passagers semblèrent alors comprendre que quelque chose de grave était sur le point de se produire et une agitation se répandit parmi eux.

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