La Couronne de Cuivre

Kerun opina du chef et perdit un instant son regard dans les flammes.
" Je ne sais pas si les Luméniens te condamneront durement. Je n'en sais rien. Cela dépendra des rapports de force au moment du procès. Mais c'est tout à ton honneur de ne pas vouloir t'y soustraire, cependant. Il faut être rudement courageux pour avoir cette attitude."
Il eut un sourire tranquille.
" Quant à moi, je tâcherai de faire mentir tes inquiétudes en me montrant bon compagnon et en survivant à cette aventure. Ensuite... Le destin est chose capricieuse, peut-être devrais-tu songer à louer Tymora, si tu veux qu'elle infléchisse le cours de ton existence. Mais tu n'étais pas responsable de Mersant, et ta présence y a sauvé bien des vies. Tu devrais aussi ajouter cela à ton calcul, si tu veux qu'il soit le reflet réel de ton empreinte en ce monde."
Malgré les bûches qu'ils y avaient rajoutées, le petit feu se mourrait doucement à leurs pieds, nimbant leurs visages de lueurs rouges et d'ombres profondes.
" Il est heureux que notre esprit elfique nous permette de gérer tant d'émotions, sur un temps si long. Je pense que les humains n'ont pas cette résilience. Leurs âmes n'ont pas l'amplitude des nôtres, leur... organisme est plus fragile et ils craquent plus souvent, incapables de faire sens... Je ne pense pas que j'idéalise quelque chose, c'est au contraire tout à fait naturel, ancré dans la réalité de nos vécus. Plus de temps, plus d'expériences, bonnes et mauvaises. Notre race a dû développer un rapport au monde essentiellement distinct."

-Tu as sans doute raison. Cependant, quelle est la part d'inné et la part d'acquis, dans cet autre rapport au monde ? J'ai été élevé par des humains et j'ai évolué presque en permanence parmi eux, même quand j'étais en apprentissage auprès de mon maître, un barde elfe. Et je suis un temps devenu le Monstre : peut-on craquer de plus ignoble manière ? A l'inverse, prenons l'exemple de mon garçon. Certes, tu ne l'as pas assez côtoyé pour te faire une idée, mais crois-m'en : en moins de deux ans, il a connu une horrible série de pertes, de souffrances, d'épreuves... Et pourtant, il tient bon. Il n'est pas indemne, non, mais il se remettra. Alors que ce n'est qu'un tout petit bonhomme humain.

" Je pense que c'est inné, oui. Tu dis que ton garçon s'en remettra, mais il n'est pas indemne, Valaellyn m'en a parlé et... je pense qu'à ce stade, tu ne sais pas comment la transformation qui s'opère en lui va évoluer. D'après ce que j'ai compris, il n'en est pas maître, même si elle s'exprime rarement. Il pourrait au contraire devenir de plus en plus dangereux, de plus en plus souvent, d'autant que les bouleversements que connaissent les humains à l'adolescence pourraient encore fragiliser sa structure interne... Je n'ai pas été témoin au premier chef de cette violence, bien sûr, et c'est ton enfant, je comprends que tu espères le voir triompher de ce mal... Mais je crois que le fait d'avoir été élevé parmi les humains t'a aveuglé, peut-être, sur les spécificités de ce que nous sommes. Ce n'est pas une question de valeur, je n'estime pas être mieux ou plus qu'un être humain. Mais je pense que reconnaître ce qui nous différencie est crucial. Tu as craqué, tu as été le Monstre, mais il n'y a plus aucune trace de ça en toi, ton aura s'est purgée intégralement de la souillure, quel que soit le poids qui pèse encore sur ta conscience. Je ne sais pas si cette guérison totale est possible chez les humains. J'aurais tendance à penser que non. Je ne l'ai jamais observée, en tout cas, et ces questions sont ma spécialité depuis des lustres."

Les premières phrases de l'agent secret ébranlèrent Taliesin plus fortement encore que ne l'avaient fait l'ensemble de ses remarques précédentes. Profondément éprouvé, il garda longtemps le silence, doutant de parvenir à reprendre la parole. Il finit cependant par réussir.
-Victor s'en tirera, affirma-t-il, ne sachant s'il tentait de convaincre l'elfe ou de se persuader lui-même. Valaellyn le conduira auprès des Lathandrites et dans les autres temples de Luménis, au besoin. Si aucun clerc de la ville ne peut l'aider, nous avons rencontré, au cours de nos pérégrinations, un mage elfe qui s'est intéressé à son cas. Je ne serai pas en mesure de lui amener le petit, bien sûr, mais sa mère le pourra. Et si même cela devait échouer... Il y a parfois des miracles. Je peux en témoigner.
Sur un profond soupir, il refit face à son interlocuteur.
-Quant à ma guérison, elle n'est pas de mon fait, Kerun. Le Monstre me dominait entièrement : c'est ma compagne qui l'a terrassé. Puis c'est elle et son fils qui m'ont insufflé le courage nécessaire pour renoncer au suicide. Sans eux, je ne serai jamais revenu à moi : j'aurais perpétré encore bien des massacres puis j'aurais été tué. C'est ce que je voulais, dans le fond : outre étancher ma soif de sang et de vengeance, je recherchais la mort, la fin définitive et absolu que j'aurais dû connaitre entre les griffes de Nwalk, que j'ai failli connaître, d'ailleurs, mais à laquelle quelqu'un m'a arraché pour une raison et d'une façon qui demeurent en grande partie mystérieuses. Quoi qu'il en soit, je ne serais plus de ce monde, donc ; il n'y aurait pas eu la moindre rémission. J'étais tombé si bas qu'elle était hors de ma portée. Et elle le serait demeurée sans l'intervention de Galathée.

" Mon intention n'était certainement pas de minimiser le rôle que ton amie a pu avoir dans ta guérison. Je pense que ton ascendance elfique a permis qu'elle soit complète, mais je ne dis pas que tu y serais arrivé sans elle. Bien des nôtres sont pervertis jusqu'à la moelle et incontestablement irrécupérables. Simplement... Je persiste à croire que quelques mois de fureur ne sont pas définitoires en regard d'un siècle de vie, tandis qu'ils pèsent davantage quand cette même existence ne dure que depuis vingt ou trente ans."
Il se leva.
" Mais il se fait tard et c'est moi qui souffrirai en selle, demain. Merci d'avoir partagé ceci avec moi, même si je me rends bien compte que tu aurais préféré que je n'aborde pas ces questions... Tu peux dormir sans crainte : Esther surveillera la nuit pour nous."

-Il n'y a pas de problème, tu sais. Comme je l'ai dit, j'aime autant que quelqu'un d'autre ait connaissance de tous ces éléments. Il est possible que je ne survive pas à notre équipée et je ne voudrais pas qu'on puisse penser que j'ai volontairement choisi la mort puis échapper à mon juste châtiment.
Après avoir souhaité la bonne nuit au Luménien, il s'enroula dans une couverture et s'étendit près du feu. Comme il l'avait craint, le sommeil le fuit obstinément, chassé par ses sombres souvenirs, par ses angoisses fiévreuses. Il passa ainsi la nuit à se tourner et à se retourner, songeant à la rébellion des esclaves, au coup d'état luménien, aux cachots de Nwalk ou encore au massacre des Kanter. Il pensa également à Galathée, prisonnière de la Cité du Chaos, à Victor, victime de cette transformation dont il ne guérirait peut-être jamais, à ces hommes qui le jugeraient et le condamneraient sans doute lourdement pour faire un exemple, pour apaiser la colère légitime de leurs concitoyens... Peut-être sombra-t-il quelques secondes, de-ci, de-là, au hasard des circonvolutions torturées de ses noires réflexions. Peut-être. Il n'en eut pas l'impression, pourtant. Et quand vint l'aube, quand il n'y tint plus et se leva, il se sentait proprement épuisé. Mais le jour serait bientôt là, cependant. Sans doute les rayons du soleil chasseraient-ils les ombres nocturnes... En attendant, il s'occupa en rallumant le feu et en préparant le petit-déjeuner.

Kerun émergea de sa transe au moment où l'odeur du gruau commençait à se répandre dans l'air. Il ouvrit les yeux et le sommeil le quitta en une seconde. Il s'étira cependant de manière très humaine en se levant, s'approcha du feu et sourit d'anticipation. Il ne fit aucun commentaire sur la mine du barde et fit honneur à son petit déjeuner. Rapidement, les nécessités de leur voyage reprirent le dessus sur d'autres considérations : Kerun estimait qu'ils arriveraient au Pont dans la journée, sans doute pendant l'après-midi. Il leur faudrait probablement faire halte et pour cela, il leur fallait une nouvelle couverture : les petits matelots Vizites étaient à cheval, désormais, et il faudrait qu'ils trouvent une explication à leurs questions concernant la Liberté.

Le barde commença à réfléchir à la question tout en déjeunant mais son esprit était si embrumé qu'il mit bien longtemps à trouver en début de solution. En fait, l'idée lui vint alors qu'ils chevauchaient déjà depuis un bon moment.
-Pourquoi ne pas garder ce rôle auquel nous sommes habitués ? suggéra-t-il. Ferhullm est une agréable étape pour des marins en manque d'amusements ! Nous aurions très bien pu abuser de notre liberté temporaire, boire plus que de raison et nous réveiller après que nôtre sévère capitaine ait mis sa menace à exécution, à savoir partir sans nous et nous laisser retrouver le bateau par nos propres moyens pour avoir une chance de toucher notre paye. Évidemment, sans maquillage, je ne peux plus prétendre être un elfe des bois. Mais je ne suis tout de même pas le premier elfe du soleil a embrasser une carrière originale...

Kerun arrêta sa monture et sauta de selle.
" Attends une seconde."
Il s'enfonça ensuite dans les sous-bois, abandonnant le barde et leurs chevaux au milieu de la route. Il reparut quelques minutes plus tard, quelques plantes dans les mains.
" Le suc de celle-ci en fond... Et puis tu frottes les feuilles de celle-là." fit-il en les tendant à Taliesin.
Il sourit et reprit appui sur son pommeau, enfourchant son hongre avec un peu plus de souplesse que la veille.
" Tu ne me fausseras pas compagnie comme ça !" répartit-il avant de relancer l'animal au petit trot.

-Dieux, pourquoi n'ais-je pas tenu ma langue ? gémit-il en contemplant ce que contenait sa paume.
Bien que tout un chacun puisse être victime d'un subit accès de maladresse, il renonça à laisser tomber les plantes, les fourra dans sa poche et se remit en route, maussade, songeant au moment où il lui faudrait s'enduire le visage de cette mixture végétale qui, à coup sûr, dégagerait un fumet rien moins qu'agréable. Il réfléchit également à un moyen de rendre la monnaie de sa pièce à l'agent secret. Si celui-ci souffrait toujours d'ampoules gênants, et si la forêt en contenait, il pourrait toujours lui conseiller la pâte de soucis. Selon Galathée, c'était radical pour soigner les cloques et apaiser la douleur. Ainsi, à chacun son traitement naturel ! Enfin, Kerun devait connaître ce procédé et, qui sait, l'avait peut-être déjà employé...

Ils s'arrêtèrent à nouveau à la mi-journée, pour une courte pause au cours de laquelle Kerun vérifia que Taliesin s'enduisait bien de plantes. Il refusa par contre les soucis avec un petit sourire malicieux.
" Ne t'en fais pas pour l'odeur. Tout le monde s'attend à ce qu'on pue, dans le genre d'endroits où on va..."
Ils furent en vue du Pont sur la Houleuse moins d'une heure plus tard. En contrebas de la route, au travers des arbres, ils devinèrent la grande structure de pierre et de bois. Elle avait l'air en piteux état et le Luménien grimaça. Sur l'autre rive s'étendait un bourg sale, dont s'échappaient des douzaines de fumées noires. Rivenalis, tel était le nom de la petite ville.
" Je peux te poser une question... Toi qui es déjà allé à Melandis... demanda alors Kerun. Comment ces endroits peuvent-ils s'organiser sur la peur, la violence et le chaos ? Comment est-il possible d'envisager, même, une communauté d'êtres liés par ce genre de valeurs ? Je dois avouer que je n'arrive même pas à me le représenter."

-La peur et la violence sont d'excellents moyens pour contraindre un peuple à l'obéissance, répondit-il, les yeux fixés sur le bourg. Le tout est de ne jamais faire montre de la moindre faiblesse, car ces pratiques sont le terreau des rébellions. Les autorités en usent et en abusent donc, main de fer dans un gent de fer. Le chaos n'est pas de mise pour les citoyens ordinaires : un écart de conduite, aussi infime soit-il, peut les conduire à perdre la vie ou, dans le moins pire des cas, l'ensemble de leurs biens. Ils rejoignent alors les plus pauvres, cantonnés dans des quartiers misérables aux allures de ghettos où sévit la loi de la jungle. Tant que celle-ci n'en déborde pas, le pouvoir n'y voit aucun inconvénient, au contraire : cette anarchie oblige les opprimés à se dresser les uns contre les autres, à s'éliminer mutuellement ou à s'organiser en bandes rivales lancées dans des guerres perpétuelles et opprimant à leur tour les plus faibles... Ainsi le chaos n'a-t-il pas totalement libre cours, même dans les pires taudis. De surcroît, certains groupes de solidarité se créent également, quoiqu'ils doivent veiller à rester discrets, souterrains... En fait, le chaos, seuls les puissants peuvent en jouir. Pour peu qu'ils sauvent les apparences, se comportent publiquement de manière respectable - respectable selon les normes mélandiennes, s'entend -, ils sont libres de faire ce qu'ils veulent en coulisses, de s'adonner aux pires vices, de perpétrer les pires horreurs... Pas vu, pas pris, telle est la règle pour les nantis.

Kerun secoua la tête, une expression d'intense dégoût sur le visage.
" Je sens que ce voyage va être instructif... murmura-t-il, à moitié pour lui-même. Je regrette de ne pas avoir prévu que je viendrais jusqu'ici. Je n'aime pas me lancer dans des missions sans préparation. Et me voilà en terre mélandienne. Qu'est-ce qui m'est passé par la tête ?"
Il poussa un bref soupir et remit son cheval au pas, puis prit le petit galop. Ils descendirent progressivement à flanc de colline et gagnèrent bientôt les rives boueuses de la Houleuse, qui grondait dans son lit, charriant bois mort et petites embarcations avec une fureur impitoyable. C'était un miracle que les bateaux n'aillent pas se fracasser immédiatement contre les gros piliers qui soutenaient le pont gigantesque et branlant. Celui-ci était gardé, une barrière en interdisait l'accès et Kerun se tourna vers Taliesin.
" C'est toi le comédien. Bon amusement."

-Dis, tu n'exagères pas un peu ? lâcha-t-il, faussement indigné. Que je sois pendu si Luménis omet de former ses agents secrets en l'art indispensable de l'imposture !
Il fouilla sa poche pour vérifier que quelques pièces s'y trouvaient bien, ce qui était le cas. Kerun et lui s'étaient partagé l'or des esclavagistes mais n'en avaient gardé qu'une infime partie sur eux, cachant le reste parmi leurs autres affaires. Deux matelots se promenant avec une somme si importante et la montrant à qui mieux mieux, cela aurait paru pour le moins suspect.
Enfin, il s'avança vers les gardes, préparant d'avance son meilleur - ou moins pire - accent de Vys. Un péage, fut-il Mélandien, n'était pas vraiment de nature à l'effrayer.

" Je suis avant tout un agent d'intervention, se défendit Kerun en se glissant dans son ombre. Et contrefaire les accents n'a jamais été ma spécialité. Surtout les accents maléfiques. C'est contre ma religion."
Ils démontèrent devant la barrière, comme trois hommes s'approchaient. Taliesin devina plus qu'il ne vit Kerun porter la main à la garde de son épée. Il faut dire que les gardiens du pont avaient des mines pour le moins patibulaires. Ils dégageaient une odeur de vase absolument répugnante et leurs vêtements n'avaient plus été lavés depuis... peut-être depuis le jour où ils les avaient mis pour la première fois. Ils paraissaient humains mais peut-être avaient-ils du sang de limon dans les veines.
" Je vais me sentir mal..." souffla Kerun à voix basse.
Le chef de cette escouade avait des yeux gris, des cheveux gris et une peau tout aussi grise. Il s'approcha de Taliesin et le dévisagea, le nez froncé, comme si c'était l'odeur de l'elfe qui l'incommodait plutôt que le contraire.
" On passe que si on paie !" éructa-t-il brusquement, postillonnant au visage du barde.
Kerun manqua s'étrangler. Peut-être de rire. Ou alors d'empoisonnement.
" Vous êtes combien, déjà ?" demanda-t-il ensuite, en jetant un regard derrière l'épaule de Taliesin.

Le barde s'efforça d'adopter une attitude à la fois détendue et quelque peu déférente, espérant ainsi prouver qu'il n'avait rien à cacher tout en amadouant le garde en lui témoignant le respect dû à sa fonction.
-Nous sommes deux et nous possédons quatre chevaux, la moitié étant des animaux de bât, précisa-t-il, sachant que, bien souvent, les animaux étaient tout autant taxés que leurs propriétaires. Quel est le tarif, messire ?

Le Gris leva des petits yeux mécontents vers le barde et le contourna, décidé à prendre son temps.
" Qu'est-ce qu'il y a dans les sacs, d'abord ? Ils sont gros, tes sacs. On ne passe pas la Houleuse comme ça, mon gars."
Un second homme ricana. Tout en angles, il avait le nez complètement écrasé, resoudé de manière peu harmonieuse, et faisait rebondir son gourdin dans la paume de sa main en exhibant des dents cassées d'une couleur jaune peu agréable. Le dernier paraissait trop ivre pour réaliser qu'il y avait des voyageurs au pied de son pont. Mais il participait à l'effet de masse : il avait en effet le torse large comme celui d'un jeune boeuf et une probable cervelle à l'avenant.
" Vous allez d'voir passer à la détoncanimation.
— La quoi ? lâcha Kerun, interdit.
— La détoncanimation, fais pas le con !
— Pardon.
— Avec la Feuille Pourrie, les types comme vous, ça peut toncanimer toute une ville en deux heures !"

Ah, décontamination... songea-t-il, en se disant que ces hommes étaient bien plus capable de refiler des maladies que de faire l'inverse.
Puis, à voix haute :
-Les sacs contiennent des vivres, des couvertures, des vêtements... Tout ce qu'il faut lorsqu'on voyage, en somme. Je vous laisse regarder à votre guise.
Il commençait à se demander s'ils n'avaient pas à faire à de lamentables brigands plutôt qu'à des gardes décatis. Mais, dans le doute...

Le garde le jaugea, silencieux une seconde.
" C'est deux pièces d'argent par tête de pipe, canassons compris." annonça-t-il.
Puis un sourire édenté tordit son visage.
" Si vous voulez éviter la détoncanimation, faut payer une pièce d'or chacun en plus. Et j'vous fais l'papier."
Les autres ricanèrent derrière lui mais il les réduisit au silence d'un regard courroucé.

Bien que cette dépense soit largement dans leurs moyens, se plier docilement à une telle escroquerie constituerait sans doute une erreur : ils passeraient au mieux pour des idiots ou des faibles, au pire pour des voyageurs aussi pleins aux as qu'inconscients et, dans les deux cas, apparaîtraient aux trio comme des victimes que l'on pouvait plumer à volonté.
-Diantre, après avoir acquitté ce péage, il ne nous resterait sans doute même plus de quoi nous payer une chambre pour la nuit... soupira-t-il. Je me demande si nous ne-ferions pas mieux de continuer à camper dans la forêt... Hum, à tout hasard, en quoi consiste cette "détoncanimation" ?

" Si c'est trop cher, tu peux aussi nous donner un cheval, intervint alors l'homme au nez défoncé. Quatre chevaux pour deux, c'est du luske.
— C'est ben vrai, ça, fit en écho le malabar.
— Pour ce prix-là, on te donne aussi accès aux putes de chez Frisson.
— Mon rêve." fit Kerun, faussement séduit.
Mais le chef de l'escouade reprit les choses en main.
" Pour te détoncanimer, ils vont te mettre tout nu, puis ils vont t'asperger avec des trucs qui détoncaminent. Ça, c'est s'ils sont gentils. Sinon, ils pourraient vouloir te palper un peu, histoire de voir si t'as pas déjà des taches de pourrissure. Si tu vois ce que je veux dire... Parfois ils doivent couper un truc, ça arrive."

Le coup du cheval était tellement énorme que Taliesin ne le releva même pas.
-Et bien, les autorités locales doivent vraiment être terrifiées par la Feuille Pourrie pour prendre de telles mesures ! Étrangement, celles de Ferhulm s'en souciaient comme d'une guigne. Enfin, puisqu'il nous faut de toute façon franchir la Houleuse... Même sans le sou, nous trouverons toujours un coin ou bivouaquer.
Il tira de sa poche le minimum de pièces, compta la somme nécessaire pour un passage exempt de "détoncanimation" et la montra au "garde". Sans lui la donner, toutefois.
-Comme vous pouvez le constater, messire, j'ai l'argent. Mais j'aimerais bien voir les papiers dont vous avez parlé...

Ce qui suivit se déroula presque trop vite pour que Taliesin ne le comprenne. Le garde avait fait un pas en avant, portant la main à son côté, mais Kerun avait surgi de derrière le barde, contourné l'homme en deux pas, et posé sa lame courte contre sa gorge. Les deux autres fripouilles s'étranglèrent de surprise mais n'approchèrent pas.
" Ne fais pas le con. C'est pas parce que tu pèses deux fois notre poids que toi que tu peux faire n'importe quoi." grommela le Luménien, les lèvres tout contre l'oreille de son otage.
Taliesin réalisa alors seulement que son interlocuteur, loin de vouloir lui présenter des documents, avait probablement eu l'intention de brandir son épée sous le nez. Elle était bien cachée sous sa cape en guenilles.
" Tu vas le regretter, pourriture, grogna-t-il.
— Oh non, je ne crois pas, siffla Kerun. Maintenant toi et tes copains, vous allez nous laisser passer. Sagement. Sinon, on retrouvera vos trois cadavres flottants sur la Houleuse dans quelques jours... Si les alligators ne les ont pas boulotés, on s'entend..."

Vrais ou faux gardes - la seconde hypothèse semblant autrement plus probable que la première -, ces trois-là étaient décidément aussi pourris à l'intérieur qu'à l'extérieur.
-Rangez-vous le long du parapet et tenez-vous tranquilles, intima Taliesin, autoritaire, au reste du groupe. Et vous avez intérêt à ne pas faire de bêtise, parce que mon copain, là, il n'est pas du genre à plaisanter. Non, il serait plutôt du genre à vous faire subir une "détoncanimation" avant de vous jeter à la flotte. Je pense que vous voyez très bien ce que je veux dire, pas vrai ?
Puis, à Kerun.
-Je vais faire passer les chevaux. Mais ne t'inquiète pas : si les deux autres s'avisent de bouger le petit doigt, j'abandonne temporairement nos montures pour le leur trancher.

" Vous faites une erreur ! On va donner vot'signalement et toute la milice de Rivenalis sera à vos fesses ! éructa le chef des "gardes".
— C'est une incitation au meurtre ? Parce qu'avec un deuxième sourire, tu donneras aucun signalement à personne." remarqua Kerun.
L'homme gris blêmit visiblement sous sa crasse.
" Tu vas la fermer, maintenant. Et si j'apprends que tu as essayé de parler de nous à qui que ce soit, je viendrai te rendre visite cette nuit, c'est promis. Compris ?"
Comme l'homme ne répondait pas, Kerun haussa les épaules et décala doucement sa lame vers la gauche, comme s'il s'apprêtait à lui trancher la gorge.
" Oui oui oui, c'est compris."
L'elfe sourit, mauvais, tandis que Taliesin soulevait la barrière et la bloquait en position ouverte. Il put ensuite faire passer les chevaux et s'engager sur l'arche de pierre, laquelle paraissait vraiment branlante, sous ses renforcements de bois posés à la va-vite. C'était presque un miracle que cette structure tienne debout. Kerun le rejoignit à reculons.
" On va avoir des ennuis, je crois que ce sont de vrais gardes." signala-t-il sur le ton de la conversation.

Il suffirait qu'ils aillent plus vite que les trois types, ce qui ne serait pas très difficile, vu leur état. Cependant...
-On va en avoir, des choses à raconter au patron ! lança-t-il à haute et intelligible voix, sur un ton courroucé. Tenue négligée nuisant à la respectabilité de la fonction ; état d'ébriété avancée durant le service ; tentative de violence sur des voyageurs n'ayant pas refusé de s'acquitter du péage ; incitation à la corruption pour éviter la décontamination obligatoire ; menaces envers des fonctionnaires assermentés... La collection quasi complète des infractions sanctionnées par le code sanitaire et le code sécuritaire ! Les gars, vous savez quoi ? Vous êtes finis. Avec le rapport salé qu'on va remettre à l'inspecteur en chef, vous êtes bons pour au moins six mois de prison... Ah non, ça, c'est juste pour l'ivresse. Rien que proposer d'éviter la décontamination en échange d'un pot de vin, c'est passible d'une main tranchée, si je me souviens bien... Bref, vous allez déguster !

" Il y a un code ? s'étonna le malabar.
— Quel code ? demanda son voisin en baissant son gourdin.
—*Tu sais même pas c'est quoi notre matricule !" lança le gris.
Pendant qu'ils parlaient, Taliesin avait pu progresser de quelques mètres, tirant des chevaux que la proximité de l'eau et l'état du pont rendaient nerveux. Kerun sortit alors son arbalète et la pointa sur les trois hommes. Ceux-ci verdirent sous leur couche de boue et détalèrent vers la guérite alors que le Luménien tirait son trait. Il coupa la corde qui retenait la barrière et celle-ci retomba avec un claquement sec, fermant l'accès au pont pour un certain temps. Il revint ensuite vers Taliesin et posa une main apaisante sur la croupe du premier cheval, murmurant quelques mots à voix basse. Il en fit de même pour chacune des bêtes puis sourit au barde.
" Ce n'est plus ma spécialité, mais les bases ne s'oublient pas..."
Derrière eux, les trois gardes n'avaient pas reparu, mais il leur fallait hâter le pas : les menaces de Taliesin pouvaient les avoir rendus téméraires et rien ne disait qu'ils n'avaient pas eux aussi un arc ou une arbalète dans leur cachette. Ils progressèrent donc lentement sur les roches usées, évitant les trous et guidant les chevaux, sans perdre leur point de départ de vue.
" A mon avis, l'inspection, ça n'existe pas, dans ce bled..."

-Allons, agent spécial Calanon, vous savez très bien que la juridiction de la Sûreté Impériale s'étend sur tout le territoire mélandien et que les autorités locales lui sont subordonnées ! répondit-il, pompeux.
En réalité, il n'était pas aussi guilleret qu'il voulait bien le montrer.
-Malheureusement, je ne sais pas si ces crétins vont gober mes bobards et si nos menaces vont les pousser à se tenir tranquilles. Je crains donc que cet incidents nous oblige à filer sans nous renseigner sur la Liberté. C'est bien ma veine, ça : je vais devoir m'infliger une nouvelle traversée du désert... J'espère que les fantômes de ceux qui y ont péri par ma faute éviteront de venir me hanter.

" Je ne suis pas certain qu'ils nous feront des misères, en fait... Pour cela, il faudrait qu'ils avouent qu'ils ont été mis en déroute par deux elfes et j'ai comme l'impression que c'est le genre qui ne va pas s'en vanter..." dit Kerun tandis qu'ils abordaient la seconde moitié du pont.
En dessous d'eux, la Houleuse méritait bien son nom, grondant avec violence, heurtant les piles du pont comme si elle voulait les déraciner.
" Je ne peux pas croire que les gens paient pour emprunter ce machin... Il doit y avoir des passeurs et un bac quelque part en amont ou en aval... Une alternative à... à cet endroit..."
Comme il disait cela, un gros bloc de pierre s'affaissa sous son pied gauche et tomba à pic dans la rivière qui l'engloutit dans un grande éclaboussure.
" J'ai envie de courir, subitement, mais je suppose que ça ne ferait qu'empirer les choses..."

-Je pense aussi, répondit-il, s'efforçant de rester calme. Sans compter que les chevaux paniqueraient. Déjà qu'ils n'en mènent pas large... Mieux vaut donc continuer à notre rythme : je suis sûr que ça tiendra. Et si ça s'effondre après notre passage, et bien, les gardes mettront plus de temps à traverser pour sonner l'alarme, s'ils ont une telle idée en tête. De surcroît, tu pourrais ajouter une nouvelle ligne à la liste de tes prouesses : Destructeur du Pont sur la Houleuse ! A coup sûr, ça te vaudrait une promotion et une augmentation !

La Couronne de Cuivre

[Quête] Les méandres de la Houleuse