La Couronne de Cuivre

" Je pense que oui, mais le trou, il est trop petit, Astrée, dit la petite fille. Il est pas plus grand qu'une main. Même ton écureuil, il passera tout juste."
Elle poussa un petit soupir.
" Les chasseurs, ils rouvriront peut-être la faille... On est sans doute pas très loin, parce que sinon, les centaures pourraient pas surveiller s'ils la rouvrent. Mais tu vois, c'est la première fois que le mâle est si près de Montequine. Ils vont pas vouloir le laisser filer. Les hardes de centaures, elles sont organisées autour de leur mâle. S'il lui arrive quelque chose, ils savent plus trop quoi faire... alors c'est le moment pour faire quelque chose. Ils vont de toute façon essayer de l'attraper... Ici ou à la faille. Donc si tu les fais venir ici, ils pourront peut-être les prendre par surprise."

Astrée grimaça.
- Ce n'est pas évident qu'ils réussissent à les prendre par surprise. Les centaures ont un poste idéal pour guetter toute approche par en-dessous. Il faudrait vraiment qu'ils arrivent par le haut, sans se faire repérer. Mais c'est vrai qu'ils pourraient essayer.
Ils étaient expérimentés, mais il faudrait que Prince les guide en passant par le bon itinéraire. Elle attrapa Prince, le caressa doucement.
- Il aurait fallu pouvoir l'envoyer là-bas tout de suite, avant qu'il leur vienne à l'idée de nous emmener ailleurs. Le souci c'est que mon écureuil ne voit pas dans le noir. Peut-être, si la lune apparaît, pourra-t-il essayer... Mais tout à l'heure le ciel était couvert.
L'idée était tout de même extrêmement complexe. Il faudrait qu'il sorte, probablement sous sa forme d'abeille, puis qu'il rejoigne le village, sous la forme qui lui semblait la plus adaptée. Qu'il y trouve quelqu'un en pleine nuit, se transforme devant lui en cheval pour se faire reconnaître, puis les guide jusqu'ici sans passer sous les centaures. Trop complexe pour qu'elle réussisse à lui expliquer. Peut-être en le guidant complètement, de bout en bout. Mais se laisserait-il guider aussi longtemps ? Non, sans doute. Il était débrouillard, cela dit. La seule difficulté réelle était de lui faire comprendre qu'il devait ramener de l'aide sans passer par en bas... Et le tout avant que les centaures se rendent compte de son absence...
Elle soupira.
- Et il faudrait déjà qu'il voie le trou...
Elle-même le distinguait à peine. Elle se concentra tout de même pour entrer en contact avec Prince, simplement pour qu'il lui fasse savoir s'il apercevait le trou plus clair au-dessus de leur tête et s'il pouvait essayer de sortir par là. Elle se doutait qu'il leur faudrait certainement attendre qu'il soit plus visible.

Prince discernait le trou, vaguement, mais pas grand chose d'autre, et notamment pas les parois de la grotte. Il ne paraissait pas très motivé pour tenter l'escalade sans lumière. Madeleine fourra une nouvelle pomme dans la main d'Astrée, comme si elle parvenait à percevoir sa faim.
" Ce n'est pas grave, tu sais, s'il ne peut pas partir pendant la nuit... On peut peut-être attendre le matin... On pourrait lui mettre un petit message à sa patte, ou quelque chose comme ça, tu ne crois pas ?"
Elle poussa un petit soupir.
" J'aimerais bien avoir un animal comme toi, pour lui parler et qu'il me réchauffe quand j'ai froid et me console quand j'ai peur. Hugo dit que ça va venir, un jour, que je suis trop petite maintenant, que c'est trop tôt. Moi je crois que je voudrais que ce soit un aigle, par exemple !"
Prince poussa un petit couinement.
" Mais je le laisserais pas te manger, hein, gros bêta !"

Astrée hésita. Le message à la patte était une bonne idée, mais seulement si Prince restait sous forme d'écureuil tout au long du trajet. Donc si le trou lui était accessible sous cette forme, et ne se trouvait pas au beau milieu d'un plafond horizontal. Ce qui, pour le moment, ne lui était pas perceptible. Cela dit, la fillette avait eu l'occasion d'observer les parois et elle semblait estimer l'ascension faisable.
- L'idée du petit mot, c'est bien... mais il faudra trouver de quoi l'écrire. On peut utiliser un bout de tissu ou de cuir comme support, mais il faudrait du charbon ou un morceau de calcaire pour écrire. Enfin, on verra ça à la lumière du jour. Le seul inconvénient d'attendre le matin, c'est que les centaures voudront peut-être que je sorte de là. Ils verront que l'écureuil a disparu. Et ça ne va pas leur plaire... du tout. Je peux essayer de convaincre un autre écureuil de jouer son rôle, peut-être, une fois à l'extérieur, mais ça me semble vraiment peu probable. Ils ne se laisseront pas abuser. Et ils n'accepteront pas si je leur dit qu'il est resté ici pour te réchauffer.
Elle grimaça, et regarda le trou de lumière, toujours aussi sombre.
"Ou alors, il faut convaincre un animal nocturne, une chauve-souris par exemple, de descendre ici, d'emmener l'écureuil à l'extérieur sans lui faire du mal... ou d'emmener un message..."
Encore plus irréaliste. Elle grimaça.
"Mes idées deviennent de plus en plus farfelues je crois. Ce doit être la fatigue... Écoute, on va déjà attendre un peu, voir si la lune se lève et éclaire suffisamment le trou."
Si rien ne changeait, elle essayerait tout de même ses idées farfelues, sans trop y croire. Et sinon elles attendraient le matin. Mais elles courraient un grand risque...
"C'est une bonne idée, tu sais, de vouloir un aigle. J'en ai eu un, autrefois..."
Elle sourit dans la pénombre et croqua dans la pomme.
"Je l'avais apprivoisé tout petit, il était blessé. Mais Hugo a raison de te dire d'attendre. Ça viendra quand tu seras plus grande. Quand tu y seras prête... et c'est peut-être l'animal qui te choisiras, après tout, et non l'inverse."

Mais la lune ne se leva pas. Au contraire, comme Astrée l'avait craint, il se mit à pleuvoir. Le crachin glacé ne les atteignit pas vraiment car seulement quelques gouttes parvenaient à se faufiler par l'étroite brèche. Il fallait abandonner tout espoir d'obtenir de la lumière dans l'immédiat et il était impossible de savoir quand l'averse prendrait fin. Madeleine n'en parut pas trop affectée : elle était manifestement déjà très soulagée d'avoir de la compagnie. Astrée l'entendit d'ailleurs bâiller et se recroqueviller davantage. Prince était remonté dans son cou où il semblait également prêt à dormir. Aucun son ne leur provenait de la grotte voisine où devaient se tenir les trois centaures. Elles paraissaient presque seules au monde, dans le ventre de la terre.

Astrée avait sommeil, elle aussi. Mais elle tournait et retournait ses questions dans sa tête. Allaient-ils libérer Madeleine si les villageois rouvraient la faille ? Ils avaient dit qu'ils la tueraient s'ils ne le faisaient pas. Mais pas réellement promis de la laisser vivre s'ils obéissaient... Et finalement, pourquoi la laisseraient-ils vivre ? Avaient-il un semblant de sens de l'honneur ? D'un autre côté, ils l'auraient déjà tuée si telle avait été leur intention, non ? Elle ne savait plus quoi penser.
Elle songea que les villageois continuaient certainement à traquer les centaures tandis qu'elles étaient prisonnières. En ce moment même, peut-être. Madeleine avait raison, peut-être allaient-ils les trouver bientôt. Et tuer le mâle roux, elle l'espérait. C'était le plus dangereux, réellement. Comme enragé. Mais la femelle noire était également pleine de hargne. Elle aurait juste voulu, naïvement, que le gris puisse être épargné. Il semblait moins vindicatif. Peut-être une illusion ? De toute façon, elle doutait fortement qu'on lui laisse la moindre chance. Et pourtant... si Madeleine avait raison, une fois leur chef mort, les autres partiraient peut-être d'eux-mêmes, sans qu'on ait besoin de les tuer.

Elle s'allongea sur le sol de pierre, et fixa le trou au-dessus de leur tête. Elle ferait mieux de dormir un peu, de prendre des forces. Mais auparavant, à tout hasard, et surtout pour ne pas se reprocher de ne rien avoir tenté, elle chercha un animal nocturne avec qui entrer en contact. Une chauve-souris peut-être, ou un mulot. Pour guetter ce qui se passait du côté de leurs geôliers. Ou peut-être pour qu'elle leur vienne en aide si elle la sentait suffisamment bien disposée. Mais sans récompense à lui offrir, c'était peu probable.

Mais il pleuvait de plus en plus fort dehors, réduisant ses chances de trouver de l'aide avant une accalmie.
Jusqu'au moment où son appel trouva un écho dans l'esprit d'une pipistrelle trempée. La petite chauve-souris, désorientée par le fracas des gouttes qui troublaient son écho, fut immédiatement réceptive, se glissa dans le trou et se laissa tomber comme une grosse feuille morte, droit sur le ventre de la rôdeuse. Elle demeura immobile une seconde, puis ouvrit ses ailes minuscules et les secoua comme un chien qui s'ébroue. Elle se rapprocha ensuite du visage de la rôdeuse, escaladant son torse comme une montagne, griffe après griffe. Elle avait froid mais elle était curieuse. Et si Astrée connaissait un endroit pourvu de lumière, au sec, où des insectes dodus viendraient se griller, elle n'était pas contre lui rendre un petit service...

Astrée accueillit la visiteuse avec reconnaissance, et un rien d'embarras quant à la tâche qu'elle allait lui demander. L'idéal serait de l'envoyer chercher de l'aide au village, en lui accrochant un message à la patte. Elle y trouverait, effectivement, des lampes avec des insectes venant s'y faire griller. Mais cela imposait qu'elle accepte de s'approcher suffisamment des humains. Bah, elle était curieuse, n'avait pas peur d'elle. Oui, elle pouvait le tenter après tout. Mais pour cela il faudrait, surtout, qu'elle trouve le village, ce qui était peut-être problématique. Et elle ne savait pas comment expliquer aux villageois par écrit où était l'emplacement de la grotte, il faudrait demander à Madeleine. Ni avec quoi écrire, tout bêtement... Et surtout... il faisait trop noir.
Elle soupira. Elle pouvait aussi l'envoyer simplement espionner les centaures. Elle les trouverait certainement endormis, avec un guetteur. C'était le plus probable, et l'information ne lui apporterait sans doute pas grand-chose. Et surtout, elle craignait qu'une fois à l'abri dans la grotte, la bestiole ne soit plus du tout, du tout, motivée pour en ressortir et repartir en mission.
Et si elle l'envoyait au village avec Prince accroché à elle, sous forme d'abeille ? Était-ce seulement possible ? Ensuite, sous forme équine, il y verrait peut-être suffisamment pour guider les chasseurs. Sauf si ceux-ci voulaient attendre le lendemain : se déplacer de nuit était risqué, pour eux. Et dans ce cas, les centaures pourraient découvrir son absence. Pourrait-il revenir à temps s'il échouait dans sa mission et se mettait en route dès l'aube ? Le village était-il loin ? Elle aurait dû demander plus de précisions... Et si les chasseurs n'y étaient pas? Ils avaient dû rentrer la veille au soir, non ? Décidément, c'était bien hasardeux. Et il pouvait tomber, se retrouver perdu quelque part en pleine nuit. Ou même se blesser.

Elle maintint un moment la petite chauve-souris contre elle, indécise. Et se décida finalement à réveiller Prince, par acquis de conscience. Il lui fallait au moins voir s'il était envisageable de le faire transporter par la pipistrelle. Et surtout si celle-ci n'aurait pas tout simplement envie de le dévorer. Si son plan paraissait faisable... alors elle les enverrait tous deux au-dehors. Jeter un coup d'oeil, de loin, à l'entrée de la grotte pour vérifier que leurs geôliers y étaient, sans y entrer, et partir ensuite chercher du renfort.
Elle grimaça, consciente qu'elle ne s'était jamais lancée dans une idée aussi hasardeuse, avec tant de risques d'échouer. Si le village paraissait trop loin, il faudrait sans doute qu'elle renonce pour ne pas risquer de se retrouver seule au matin, et qu'elle ramène les deux espions auprès d'elle... Et si le transport de Prince paraissait risqué, s'il peinait à se maintenir sur la chauve-souris lorsqu'elle entamerait son vol, ou si elle sentait que celle-ci aimait manger les abeilles, elle le garderait ici et se contenterait d'envoyer son invitée explorer la grotte voisine.

hrp : elle aurait pu avoir dans ses poches une sorte de crayon à pointe de graphite... j'ai parle dans son inventaire mais je n'ai jamais dit s'il était dans sa poche, donc j'ai supposé que non...

HRP : vu qu'Astrée n'est pas vraiment une lettrée et qu'on écrivait rarement des listes de courses à l'époque, je pense qu'on peut imaginer qu'effectivement, ce crayon est plutôt dans son sac...

Prince était curieux, en rien intimidé, mais il fit connaissance avec la chauve-souris sous sa forme d'écureuil, prudent. Il était peu accoutumé à la nuit, n'avait jamais rencontré pareille créature, mais son naturel enthousiaste prit rapidement le dessus. Il indiqua rapidement à la rôdeuse qu'il entendait cependant reprendre sa forme de cheval dès qu'il serait sur la terre ferme. Il y voyait suffisamment dans le noir pour rallier le village au grand galop, et paraissait savoir où il se trouvait.
La chauve-souris, de son côté, n'avait jamais vu d'abeille, aussi ne parut-elle pas tentée de la croquer lorsque l'écureuil se métamorphosa. Astrée perçut cependant sa surprise : elle n'avait assurément jamais vu d'animal capable d'une telle prouesse. Mais puisqu'il y avait des insectes et de la lumière à proximité, elle s'en accommoderait, d'autant que l'abeille ne pesait rien. Prince paraissait tout à fait ravi à l'idée de l'aventure et ils firent un vol d'essai, un peu désordonné à entendre les battements d'ailes qui résonnèrent dans la grotte, mais satisfaisant.
Ils revinrent ensuite vers la rôdeuse, et attendirent ses directives précises, avant de s'élancer dans la nuit froide.

Finalement, son plan serait peut-être réalisable. A condition que le village ne soit pas trop loin.
Elle fit savoir à Prince qu'elle lui faisait entièrement confiance pour regagner le village, mais qu'il devait veiller à le faire par l'autre côté de la colline pour ne pas se faire repérer par les centaures. Il lui suffisait, une fois arrivé au village de se faire voir des gardes postés sur les fortifications, ils le reconnaîtraient certainement. Et ensuite... elle le recontacterait, et aviserait. En fonction, du temps qu'il lui fallait pour aller au village, et de la réactivité des chasseurs. Si ceux-ci semblaient vouloir attendre le matin, elle demanderait à Prince de rentrer avant. Il fallait absolument qu'il soit là au lever du jour : les centaures l'obligeraient sans doute à revenir parmi eux pour ne pas courir de risque. Mais l'essentiel était qu'il laisse une trace suffisamment nette de son passage pour qu'ils puissent le suivre, même quelques heures plus tard, par un chemin sûr.
Restait donc simplement à la chauve-souris à le déposer à un endroit sûr, hors de vue des centaures, et à aller ensuite explorer la grotte. Cela l'obligerait à perdre le contact, pendant ce temps, avec son étalon, mais elle le savait apte à se débrouiller seul.

Elle répéta, une dernière fois, à Prince, ses instructions : aller au village, se montrer, trouver les chasseurs. Et revenir avant le jour, sans bruit mais en laissant des traces bien visibles. Mais elle l'aurait certainement recontactée avant. Puis elle se concentra pour établir un contact plus étroit avec la chauve-souris et lui expliquer ce qu'elle attendait d'elle : il lui fallait sortir de la grotte, déposer l'abeille sur le sommet de la montagne ou sur l'autre versant, selon la configuration des lieux. Et ensuite se diriger vers des flammes chaudes où l'attendaient sans doute des myriades d'insectes, dans la grotte.

HRP : je n'ai pas bien compris si Astrée gardait un contact avec la chauve-souris une fois Prince au sol... :s

Astrée devina, plus qu'elle ne vit, l'étrange équipage, chevalier abeille sur son destrier pipistrelle, quitter la grotte par l'étroite brèche. En quelques secondes, le froufroutement de leur vol s'était estompé et la rôdeuse se retrouva à nouveau seule dans les ténèbres froides, dont le silence n'était troublé que par la respiration tranquille de l'enfant endormie.
La jeune femme suivit les esprits mêlés des deux animaux, celui de Prince était beaucoup plus présent que la conscience infime de la chauve-souris, tandis qu'ils survolaient la colline et dégringolaient jusqu'aux feuilles mortes. L'abeille se fit brusquement cheval et ses perceptions changèrent du tout au tout. Pendant une seconde, Astrée vit clairement le sous-bois, le tronc des arbres, les buissons mouillés, un petit carnivore s'enfuir, la sensation des gouttes de pluie tombant sur son échine, ses épaules, sa croupe, puis Prince prit le galop et elle réintégra son corps. La chauve-souris s'était remise en vol, elle aussi, mais plus elle s'éloignait, moins la rôdeuse avait de prise sur elle.

hrp : tu veux dire que mes posts sont pas clairs lorsque je fais 10000 choses en parallèle ?

(et, oui, je considérais qu'elle la suivait jusqu'à la grotte pour y jeter un oeil... juste pour vérifier qu'ils sont bien là, ce qui ne va donc rien lui apprendre, donc c'est pas grave si elle perd le contact !)

Astrée laissa Prince s'éloigner avec un vague pincement au cœur. Elle s'efforcerait de le recontacter plus tard, si le village n'était pas hors de sa portée. Sinon, il lui faudrait s'en remettre entièrement à sa débrouillardise, en laquelle elle avait toute confiance.
Pour l'heure, profitant qu'elle avait encore un contact, bien que ténu, avec la chauve-souris, elle pouvait essayer de voir ce qui se passait aux abords de la grotte, et même à l'intérieur. Elle se doutait de ce qu'elle y trouverait : un centaure aux aguets à l'extérieur et deux endormis à l'intérieur. Mais puisqu'elle avait promis des flammes et des insectes à la pipistrelle, autant en profiter pour essayer de partager encore quelques instants ses perceptions. Elle tenta donc de guider le petit mammifère, de son mieux, en direction de l'entrée de la grotte qu'elle n'apercevait pas encore.

La pipistrelle mit un long moment avant de découvrir la grotte et pour cause : les centaures n'y avaient allumé qu'un feu maigre, dans un trou, dissimulé par des rochers, et donc à peine visible de l'extérieur. La petite chauve-souris envoya ensuite des images disparates de l'environnement, car les sens de l'animal étaient bien différents de ceux des hommes, et ni sa vue, ni son ouïe, ni son odorat ne s'exprimaient comme ceux d'Astrée, projetant un kaléidoscope d'impressions dans l'esprit de la jeune femme. Elle devina une grande bête assoupie qui sentait la maladie, une grande bête debout, une grande bête couchée, de l'hostilité, de la tension, de la peur, une odeur de cheval prégnante, une odeur de viande rôtie, une odeur de fruits pourris, des murmures et des craquements, et l'humidité, et puis la chaleur torride, une lumière éblouissante, l'air chaud, et puis enfin des insectes, des insectes juteux, dodus, craquants, et les sensations qui éclatèrent alors dans le champ de conscience d'Astrée étaient à ce point répugnantes que la rôdeuse devrait rapidement choisir entre rompre ce contact glouton ou rendre le maigre contenu de son propre estomac.

Astrée ne s'attarda pas plus longtemps que nécessaire dans l'esprit de la chauve-souris. Elle avait eu confirmation de ce qu'elle soupçonnait : l'un d'eux montait la garde. Et la grotte était parfaitement dissimulée aux regards : il n'était pas étonnant que Madeleine ne l'ait jamais aperçue avant. La tension, la peur, l'hostilité qu'ils exhalaient étaient sans doute liées à la présence, trop proche, du village.
L'odeur de maladie lui confirmait, également, que le centaure gris n'était pas remis. Cela expliquait sans doute qu'ils la gardent encore un peu avec eux. Mais pour combien de temps ? Bah, si Prince réussissait, ce ne serait plus que pour quelques heures...
Elle étouffa un bâillement. Elle avait besoin de sommeil... Mais elle voulait d'abord essayer de contacter Prince, savoir s'il était arrivé au village, s'il avait trouvé de l'aide. Il n'était pas sûr qu'elle y parvienne, vu la distance. Et si le contact était trop flou, il ne lui restait qu'à espérer qu'il n'oublierait pas de la rejoindre avant l'aube.

Astrée parvint à frôler l'esprit de Prince, mais il était désormais loin. Elle le sentit galoper, filant comme une comète, dans une herbe haute. Il avait quitté le couvert du bois. Il lui renvoya des images rassurantes, un champ de tournesols, une écurie accueillante, un lever de soleil fantastique, comme s'il cherchait à tempérer une angoisse qu'il parvenait à percevoir. Les animaux étaient parfois d'une sensibilité étonnante et elle pouvait atteindre Prince de sa plus profonde intimité. Si ce mot avait le moindre sens à son échelle...
Puis la distance réduisit leur lien à une branche de chêne, une tige de lierre, un crin de cheval, un fil d'araignée, jusqu'à ce qu'il s'effiloche complètement et se rompe, laissant la jeune femme seule dans la nuit.

Astrée soupira, les yeux grands ouverts dans l'obscurité. Il était trop loin. Il semblait confiant, davantage qu'elle-même en tout cas. Elle ne pouvait s'empêcher d'imaginer mille et une raison que son plan échoue. Elle espérait qu'il aurait le temps de revenir avant le lever du jour, qu'il ne lui arriverait rien susceptible de le retarder sur la route, et que les centaures n'auraient pas l'idée subite de venir la chercher avant son retour, pour soigner une brusque aggravation de l'état du gris par exemple. Sinon, elle savait que leur colère lui serait fatale...
Elle se sentait tendue, anxieuse. Elle guettait, inconsciemment, les bruits pouvant provenir de la grotte, qui indiqueraient un départ précipité ou une "convocation" imprévue. Elle avait beau se dire que c'était peu probable, elle avait du mal à se défaire de cette angoisse sourde qui lui vrillait l'estomac depuis le départ de Prince. Elle en oubliait même sa faim.
Et pourtant, il fallait qu'elle dorme. Si jamais ils se remettaient en route, demain, avant que les chasseurs n'arrivent -en espérant que Prince soit déjà revenu bien sûr-, il lui faudrait avoir des forces et l'esprit clair. Elle se retourna plusieurs fois sur le sol de pierre, ruminant des pensées de plus en plus floues, avant de sentir enfin son corps se détendre et son esprit, doucement, glisser vers le sommeil.

Sa torpeur fut profonde et sans rêves, noire, froide comme la grotte, et elle s'en arracha dans une lumière grise, ténue. Levant les yeux, elle devina que le jour était sur le point de poindre. Il ne pleuvait plus. Prince n'était pas revenu.
Pourtant quelque chose l'avait réveillée. Madeleine bougea près d'elle, grommelant dans son sommeil, et pour la première fois, Astrée distingua ses épaules, ses cheveux, sa forme recroquevillée sous le manteau qu'elle lui avait prêté.
" Vous m'entendez ? fit alors un filet de voix venu des hauteurs. Madeleine ? Astrée ? Quelqu'un ?"

La voix mit quelques instants à pénétrer dans son esprit embrumé. On l'appelait... Les centaures ? Non... Et subitement elle se trouva pleinement réveillée, consciente de là où elle était et de ce qui se passait.
- Oui !!! s'exclama-t-elle, en veillant toutefois à ne pas parler trop fort. On est là ! Toutes les deux ! Mais ne vous faites pas repérer, ils sont dans la grotte qui donne sur le flanc de la colline...
S'ils y étaient toujours.
Enfin, les secours arrivaient. Cela signifiait que Prince devait être là... Elle chercha aussitôt à retrouver son contact.

Prince était loin, piaffant, Astrée eut du mal à entrer en contact avec lui... Il lui envoya une bordée de tournesols comme une unique réponse.
" Tout sera bientôt terminé, disait la voix, dans laquelle transparaissait une certaine tension. On est en train d'attirer le grand mâle à l'extérieur, et puis le reste du groupe interviendra... Ne bougez pas tant qu'on ne vient pas vous chercher. C'est tellement merveilleux de vous retrouver vivantes... Courage ! Cela pourrait prendre une bonne heure... Nous ne voulons pas que vous courriez de risques... Nous avons perdu suffisamment d'amis ces derniers jours."

Astrée laissa échapper un énorme soupir de soulagement. Ils prenaient les choses en main. Elles allaient s'en sortir, vivantes. Elle n'était pas sûre, encore, de pouvoir oser le croire...
- Le grand mâle roux est vraiment la priorité, oui... Mais méfiez-vous aussi de la femelle noire... Le troisième, le gris, est déjà blessé, malade, et... je ne pense pas qu'il soit une menace, il n'a pas la hargne des autres.
Il n'était guère en état de blesser quelqu'un, en tout cas. Et elle ne l'avait pas senti haineux. Elle s'interrogeait, cependant. Était-il vraiment différent des deux autres, ou son attitude n'était-elle qu'une conséquence de son état de santé ? Elle réalisait qu'elle avait, quelque part, une envie irrationnelle de croire qu'il n'était pas un ennemi, de croire que les centaures n'étaient pas tous des monstres animés d'une haine féroce des humains. Les rares contes entendus autrefois lui en avaient donné l'image de créatures fières et ombrageuses, prêtes à tout pour défendre leur territoire, mais elle ne s'était pas attendue pas à une telle haine. Elle avait été sans doute trop naïve. Mais malgré tout... elle aurait aimé laisser au gris une chance de vivre. Les chasseurs la lui laisseraient-ils ? Tireraient-ils sur lui s'il ne les menaçait pas ? Ce qui n'était du reste pas sûr : acculé par la peur, il pouvait se révéler lui aussi dangereux.
Elle soupira : elle n'y pouvait de toute façon pas grand-chose. La situation n'était pas entre ses mains. Avisant Madeleine toujours endormie, elle lui pressa doucement l'épaule pour la réveiller.

" Ne vous en faites pas, nous les connaissons bien... Nous ferons le nécessaire." fut la réponse qui vint d'en haut.
Madeleine ouvrit les yeux et sourit en reconnaissant la voix.
" Clémence ! Clémence !
— Courage, ma grande, nous sommes là. Je dois y aller. Patience et nous viendrons bientôt vous sortir de là."
Il y eut un bruit de feuilles mortes dans les hauteurs, puis le silence retomba sur la grotte, tandis que l'enfant terminait d'émerger. Astrée vit qu'il restait un peu de nourriture sur un morceau d'étoffe à côté d'elle : une pomme, quelques fraises, des feuilles d'une sorte de salade sauvage.
" Ils sont venus." murmura la petite fille, rêveuse.
Il sembla à Astrée qu'elle entendait un cri lointain. Mais c'était peut-être juste le vent.

Oui, il étaient venus. Elle sourit à la petite fille, et la serra dans ses bras, en un geste spontané. Ils étaient venus, enfin. Ils connaissaient les centaures et savaient ce qu'ils avaient à faire. Elle n'avait pas à s'en mêler en aucune façon. Juste à attendre.
Elle sentit pourtant un serrement de cœur en entendant le cri au loin. Mais peut-être était-il juste le fruit de son imagination. Elle espérait qu'ils avaient eu le grand mâle roux, mais put s'empêcher de regretter, un bref instant, que ça ait été la seule issue possible. Cependant, le seul souvenir de son regard chargé de haine la ramena bien vite à la réalité des faits. Il était beaucoup trop hargneux et dangereux pour être laissé en vie. Surtout si son influence sur les autres était telle que la lui décrivait Madeleine. Et pour sa part, le souvenir de la poursuite à travers les bois continuait à la terrifier, même pendant son sommeil.
Pour tromper son attente et essayer de retrouver un peu de confiance, elle prit une ou deux fraises.
- C'est eux qui t'avaient amené tout ça ? questionna-t-elle en désignant les fruits et la salade.

" Oui, dit Madeleine en prenant une des fraises et en la tendant à Astrée. Au début, j'ai cru que c'était empoisonné, mais j'avais trop faim, alors j'ai mangé... Il reste pas grand chose. Tu sais qu'ils savent même faire des sortes de pain ? Moi je savais pas."
Elle sourit et soupira.
" J'ai envie d'être dans mon lit... J'ai envie de jouer avec mes amies, aussi. C'est quand on sait que c'est presque fini que c'est le plus difficile d'attendre."
Elle se leva et fit quelques pas dans la petite grotte, posant les mains à plat sur un grand rocher plat, puis l'oreille.
" On n'entend rien. Ils sont peut-être déjà tous sortis."

- Peut-être... On le saura bientôt, dans ce cas. Ils viendront nous chercher dès qu'ils auront terminé.
Au moins, ils avaient pensé à nourrir Madeleine. Cela semblait indiquer qu'ils ne comptaient peut-être pas la tuer, et la rendre aux villageois. Ils ne le sauraient jamais avec certitude de toute façon. Mais elle ne se faisait guère d'illusion sur le sort qu'ils lui auraient réservé, à elle. D'ailleurs ils n'avaient même pas pris la peine de lui donner quoi que ce soit à manger.
- Mais tu as raison, qu'est-ce que c'est long d'attendre...
Et frustrant de ne rien savoir de ce qui se passait à l'extérieur.
Elle s'approcha de l'étroit boyau communiquant avec la grotte des centaures, et tendit l'oreille elle aussi. Avaient-ils tous quitté l'abri ? Si seulement Prince avait été dans les parages, elle l'aurait volontiers envoyé comme espion. La chauve-souris n'étais sans doute plus là, ou alors déjà endormie. A tout hasard, elle essaya de détecter une présence, un rongeur quelconque, qui voudrait bien lui prêter ses yeux. Cela ne lui apporterait strictement rien de savoir s'ils étaient ou non sortis, bien sûr. C'était juste un moyen de tromper l'attente...

Astrée parvint à trouver l'esprit d'un rongeur furtif, qui hésitait à entrer dans la grotte. Par ses yeux, elle découvrit le niveau du sol, la pierre sombre, perçut l'odeur d'un feu éteint. Forçant la petite créature à explorer davantage l'environnement, elle parvint à repérer les sabots et les jambes du centaure gris qui se tenait dans l'entrée de la caverne, manifestement nerveux à en voir les déplacements. Puis il disparut brusquement, bondissant vers l'extérieur. Il y eut alors des cris, un choc, et la souris terrorisée par une brutale explosion de bruits et de mouvements échappa à l'emprise de la rôdeuse.
Cette dernière eut cependant la sensation de percevoir les échos d'une lutte au travers de la roche... ou peut-être cela venait-il du ciel. Mais l'impression se dissipa et les deux rescapées se retrouvèrent à nouveau prisonnières de la roche et du silence.

- Je crois qu'ils sont tous sortis, maintenant, fit Astrée en se tournant vers Madeleine. C'était le gris, ce bruit-là.
Etant le moins vaillant, c'était probablement le dernier à être sorti. A en juger par les bruits de lutte, ils ne l'avaient pas simplement abattu d'une flèche. Avaient-ils tenté de le capturer ? Ou était-ce lui qui avait chargé un chasseur ? Quoiqu'il en soit, c'était terminé à présent. Il ne leur restait plus qu'à attendre qu'on vienne les libérer.[0/I]
- Ils ne devraient plus tarder à venir nous chercher. J'espère que personne n'a été blessé... ajouta-t-elle avec un soupir.

L’attente durait. Astrée percevait le chant des oiseaux au-dessus d’elle, le ciel semblait bleu, une brise faisait danser les ombres, sans doute la brèche était-elle surplombée d’un arbre… Madeleine chantonnait à mi-voix, esquissait quelques pas de danse sur la pierre, escaladait un rocher puis revenait en grommelant vers Astrée. La rôdeuse avait à nouveau soif et ce n'étaient pas quelques fruits qui avaient calmé sa faim...
Et puis soudain, il y eut un grincement au niveau du sol, le bruit d’une pierre qu’on déplace, et une voix rendue caverneuse par le tunnel leur parvint.
« Est-ce que tout va bien ? »
C’était Antoine.
« Il va falloir ressortir par ici… L’autre rocher est vraiment trop énorme pour qu’on le déplace aisément… »
Madeleine était déjà dans le conduit.

Astrée laissa la fillette se précipiter vers le conduit avec un sourire attendri. C'était fini, réellement fini. Elle avait eu beau le dire à Madeleine, l'observer en souriant tandis qu'elle dansait dans la grotte, la longue attente l'avait presque fait douter. Elle n'arrivait pas à réaliser que... non, vraiment, elles ne couraient plus aucun risque. Mais maintenant, au fur et à mesure que cette réalité s'affirmait dans son esprit, son corps reprenait ses droits : la faim et la soif, oubliées un temps, se faisaient plus impérieuses, et elle avait pleinement conscience de son état de faiblesse générale.
Son sourire s'élargit : c'était Antoine qui les attendait... et il avait sûrement apporté des provisions ! Aussi se hâta-t-elle de suivre l'exemple de la fillette et de se glisser dans l'étroit boyau. Toutes ses questions sur la façon dont ils les avaient retrouvées et étaient venus à bout des centaures attendraient... qu'elle ait repris quelques forces.

Antoine les attendait dans la grotte, ainsi que Clémence, qui leur avait parlé depuis la brèche dans le plafond de la grotte, et une troisième femme qu'Astrée ne connaissait pas. Agée d'une quarantaine d'années, elle avait les joues rondes et le sourire facile. Ils avaient rallumé le feu et, comme la rôdeuse l'avait prévu, l'aubergiste leur avait apporté des provisions. Madeleine se rua dans les bras de Clémence qui la serra contre elle, tandis qu'Antoine se fendait d'une accolade un peu embarrassée envers la rôdeuse.
" Quelle joie... C'était inespéré, dit-il en relâchant la jeune femme. Mais asseyez-vous, vous devez être affamées, toutes les deux. Les chasseurs nous préviendront quand la voie est libre et que nous pourrons rentrer à Montequine."
Il tendit un pain garni à la rôdeuse, tandis que Madeleine en terminait déjà un premier et quémandait un second. Il proposa aussi du vin à la jeune femme, pour la "requinquer".

Astrée préféra refuser le vin. Une gorgée d'alcool un peu fort aurait été tentante pour se réchauffer un peu le coeur et l'âme, mais elle se sentait trop faible, l'estomac trop vide : cela risquait d'être plus néfaste qu'autre chose. En revanche, elle se rua sur une gourde d'eau, qu'elle but à grand traits entre deux bouchées de pain garni. Et elle non plus ne se fit pas prier pour en avaler aussitôt un deuxième, avec la sensation de n'avoir jamais rien mangé d'aussi bon. Elle avait beau savoir qu'il faut manger par petite dose lorsqu'on a eu l'estomac vide trop longtemps, elle trouvait subitement ce principe bien difficile à appliquer... Mais elle s'efforça, tout de même, d'éviter tout excès de goinfrerie. Elle grignota quelques fruits, et en fourra d'autres dans sa poche, ainsi qu'un troisième pain à l'alléchante odeur de rôti froid : elle prendrait le temps de les déguster pendant le trajet du retour.
- On ne peut pas encore sortir ? questionna-t-elle, un peu surprise, lorsqu'elle se sentit enfin rassasiée - ou presque. Je pensais... qu'ils en avaient fini.
Elle avait été si longtemps cloîtrée et contrainte à l'inaction qu'elle se serait volontiers précipités au-dehors sans attendre une seconde de plus. Risquait-elle vraiment quelque chose ?

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine