La Couronne de Cuivre

Galoper au travers des hauts-plateaux était une sensation grisante, libératrice mais trompeuse : la guerre et tous ses tracas semblait ne plus exister en cet instant mais les hommes de la garde et Sire Rowan le premier étaient suffisamment entraînés pour ne pas se laisser endormir par cette progression facile. L'officier semblait arborer un air sérieux et même soucieux alors que quelques hommes plus jeunes souriaient franchement de cette récréation bienvenue.
Deux heures plus tard, il fallut cependant ralentir l'allure pour se réorienter et le soleil semblait descendre à une vitesse folle en cette saison. Finalement, après un bref conciliabule, Rowan vint trouver Lothringen :

- Je crois que nous sommes tout proche désormais : le hameau devrait être visible depuis la prochaine colline. Il est cependant possible qu'il ne soit pas désert et pas forcément pacifié...

Lucinda semblait terrifiée de cette séparation et de cet inconnu qui l'attendait, cela se voyait à ses yeux même si elle s'efforçait d'arborer une mine impassible et même un timide sourire. Avant même qu'ils soient parvenu à la limite du campement arborant les emblèmes de la cité de lumière, deux cavaliers vinrent à leur rencontre : le premier arborant la même tenue et le même blason que le soldat qui les avait accompagné jusqu'ici. Le second était bien plus mystérieux, vêtu d'une longue tenue anthracite à capuche et brodée de fils d'argent. Il portait une brigandine par dessus ses vêtements amples. Curieuse de nature, Surya remarqua en outre un symbole de Mystra ornant sa poitrine au niveau du cœur. L'homme resta silencieux pendant que l'autre saluait son confrère et prenait la parole :

- Bienvenue, si vous voulez bien nous suivre, nous avons prévu de quoi vous restaurer dans la tente du mess. Le maître-mage Franchedigue souhaite également s'entretenir avec vous au plus vite.

Il se tourna ensuite vers la jeune fille toujours en croupe du poney et s'inclina avant de reprendre d'un ton plus cérémonieux :

- Damoiselle Lucinda de Chêne-des-clercs, je présume ? L'hospitalité de notre campement vous est offerte, tout naturellement jusqu'à ce que l'escorte qui vous est destinée nous rejoigne.

L'éclaireur luménien semblait presqu'aussi surpris qu'elle que les nouveaux venus en sachent déjà aussi long à leur sujet.

Désert ? On était à moins d'une journée de marche de la côte occidentale, il n'y avait aucune raison pour que le village ait été évacué si près de Graëlon ni si loin du front. La présence des mercenaires à Chêne-des-Clercs, si loin dans le territoire manostien, était de leur part une grosse prise de risque sans doute destinée à contourner la stratégie de la terre brûlée - et du reste, cette prise de risque, ils n'allaient pas tarder à la payer. Donc, oui, il restait probablement des villageois au Bosquet de Celd, et à moins que les mélandiens n'aient rien de mieux à faire qu'à harceler les civils si loin de leurs lignes, ces derniers devaient au moins jusqu'à ces derniers jours avoir vécu une vie très ordinaire.

Restait la possibilité que les mercenaires en fuite qu'ils poursuivaient aient choisi cet endroit pour faire étape, pour retrouver leurs propres renforts, ou pour satisfaire leur besoin de cruauté gratuite. Ils ne pouvaient arriver en cavalcade au risque de se faire cueillir par une embuscade ; il fallait reconnaître un peu le terrain.
Se posait donc le même problème que la fois précédente : la désertion de Brus les privait d'éclaireur, et ils n'avaient d'autre recours que la divination.

"Rejoignons cette colline sans nous exposer. Je pourrai y lancer un Oeil de mage..."

Surya observait l'inconnu avec curiosité. Un adepte de Mystra ? Ou un mage, tout simplement ? Qu'est-ce qu'il faisait là, en plein coeur de l'armée ? Bah, il y avait aussi besoin de mages, pour les combats. Et elle se souvenait avoir assisté, lorsqu'elle était sur le bateau, à l'usage de la magie comme moyen de communication.

Elle fut bien entendue stupéfaite, au moins dans un premier instant, que les interlocuteurs connaissent l'identité de la jeune fille qu'elle portait en croupe. Il lui fallut un peu de temps pour mettre cela en lien avec la présence d'un mage... qui peut-être avait communiqué avec le reste de la troupe qu'ils avaient laissé sur place ? Oui, ça pouvait être cela. Le sergent, ou le prêtre, étaient peut-être ses contacts.

- Je vous suis, répondit simplement Surya au cavalier.
Et pourquoi donc le maître-mage souhaiterait-il s'entretenir avec elle ? s'interrogea-t-elle en réalisant enfin le sens des paroles prononcées.
Sentant l'inquiétude de Lucinda, derrière elle, elle ajouta.
- Est-ce que Dame Lucinda vient également avec nous, pour déjeuner, ou dois-je l'accompagner ailleurs ?
La bonne nouvelle, c'était qu'une escorte était déjà en route pour la raccompagner. Enfin, bonne nouvelle... la jeune fille paraissait plutôt inquiète de devoir la quitter pour rejoindre des inconnus.

Malgré tout ce qui avait pu lui arriver, la vue de nourriture si savoureuse avait éveillé l'appétit de Lucinda qui ne s'embarrassait pas de faire trop de manières dans sa façon de manger. L'ancien messager se sustentait lui aussi avec appétit mais avait pris place un peu à l'écart tout en restant à la même table.

Les plats étaient succulents par comparaison avec ceux des jours précédents et même des longues la traversées maritimes précédentes et on poussa même le luxe jusqu'à leur apporter à chacun et chacune une tasse de thé vert et sucré. Ce dernier bienfait annonçait toutefois la fin du repas et le mage de tantôt refit son apparition, seul cette fois.

- Si vous voulez bien me suivre, maîtresse Surya : votre point de vue particulier sur les derniers événements intéresse grandement mon supérieur. Nous n'en aurons que pour un moment, je vous assure.

Surya avait savouré chaque miette du repas, dégustant avec délices le thé sucré qui en signalait la fin.
Elle se leva sans une seconde d'hésitation lorsqu'on vint la chercher. Si quelqu'un d'aussi important que l'archimage en chef... ou maître-mage... enfin, quelque chose comme ça... désirait la voir, elle n'allait certainement pas manquer l'occasion.
Certes, elle ne voyait absolument pas en quoi son point de vue particulier pouvait avoir la moindre importance. A part, peut-être, à cause du fait qu'elle ait été touchée par l'entité que le prêtre avait fait venir, ou plutôt qu'elle ait touché le prêtre juste après, ce qui lui avait permis de voir de ses yeux ce qui s'était passé ? Bah, peu importait. Elle le saurait de toute façon dans quelques minutes.
- Je vous suis, fit-elle simplement à l'adresse du mage.

La barde dut laisser ses compagnons dans la tente ce qui ne manqua pas d'inquiéter Lucinda. Lui laisserait-on le temps de lui dire au revoir avant son départ ? Sans doute si on en croyait les propos du mage. Toujours est-il que ce dernier la mena jusqu'au centre du campement vers une tente presque aussi vaste que celle du mess. La petite barde reconnut en outre deux "vieilles" connaissances attendant devant l'unique entrée du pavillon : Helmet et Helmut la reconnurent eux aussi et ne manquèrent pas de lui adresser un sourire et un salut parfaitement synchronisés alors que Surya passait le rabat de la tente.

L'intérieur était meublé avec raffinement par des objets aisément transportables mais d'excellentes qualité. Dans la pièce principale dominait en outre une carte de la région ornée d'une myriade de petits drapeaux munis de symboles et de chiffres. Derrière la table, une silhouette floue munie d'un manteau à capuche apparut brusquement :

- Bonjour damoiselle. Je suis Adelin Franchedigue, responsable des mages de guerre pour cette campagne. Je tiens d'emblée à m'excuser pour cet artifice mais je suis actuellement retenu sur le front.

A bien y regarder, le hameau semblait bien plus qu'endormi : nulle fumerolle ne s'échappait des cheminées et la scierie semblait arrêtée. Cependant, quelques indices laissaient penser à une activité récente : ici une trace de botte dans la boue, là un seau oublié et aussi des taillis et des jardinets bien entretenus. Les espions du conseiller remontèrent la route sur une bonne distance avant de revenir lui signaler n'avoir détecté aucune présence humanoïde, armée ou non. Ni villageois ni mercenaire sanguinaire ni encore moins de trace de la patrouille luménienne. Mais il restait encore une heure de jour a priori.

Le mage ne semblait pas se formaliser du style direct de la petite barde, bien au contraire. Surya perçut même l'ombre d'un sourire sous sa capuche avant qu'il ne réponde sans attendre :

- Nous devons nous méfier des oreilles indiscrètes, même au sein du campement luménien. Et je ne peux pas y remédier de si loin : mes pouvoirs ont des limites. Ce serait plus simple et un réel plaisir de vous écouter de vive voix si j'ose dire. Peut-être me jouerez-vous un air de harpe après tout ceci ? A moins que vous ne préfériez un de ces instruments plus exotiques de vos contrées ?

Lothringen n'avait pas vraiment d'idée arrêtée de ce qu'ils devaient faire ensuite. Si les Luméniens étaient dans les parages ou devaient arriver bientôt, ce n'était pas depuis leur point d'observation qu'ils seraient facilement repérés par ces derniers. Quant à s'avancer davantage vers le hameau... que risquaient-ils ? De voir du monde sortir des bâtiments ? Ils étaient à cheval, ce qui leur permettait de toute façon de décamper rapidement. Cela lui fit penser d'ailleurs que si d'aventure les mercenaires logeaient dans le hameau, leurs chevaux étaient difficiles à dissimuler. Dans l'entrepôt ? Lothringen renvoya deux de ses espions magiques tenter de regarder à l'intérieur, par un interstice ou encore un espace ouvert sous la toiture. Pendant ce temps-là, il se tourna vers sire Rowan et exposa son idée, parlant à la cantonnade.

"J'ai renvoyé deux de mes orbes vérifier s'ils ne trouvent pas des chevaux dans l'entrepôt. Faute de quoi je propose de se rendre sur place, de les poster en sentinelle et de les laisser nous avertir de toute approche. Evidemment, nous pouvons aussi attendre la tombée de la nuit, l'infravision n'est pas un petit atout..."

Mais il laissait percevoir à son ton qu'il n'était pas trop partisan de cet excès de prudence. La patience n'était pas sa plus grande vertu...

Vraiment étrange. À tout le moins, ils pouvaient effectivement dormir dans le village, sous le couvert des toits pour éviter le risque d'être à nouveau trempés par la pluie... Mais où étaient-ils passés ? Il ne s'adressa à personne en particulier lorsqu'il posa la question à voix haute.

"À votre avis, comment se fait-il que ce village soit vide d'occupants ? Il n'y a pas l'air d'avoir de traces d'un quelconque combat, et les villageois n'auraient pas pu fuir les mélandiens à cheval..."

Il n'aimait pas ne pas comprendre.

Elle ne s'attendait certes pas non plus... à ça. Et elle se trouva pendant un instant bien incapable de répondre quoi que ce soit. Un comble, pour une barde à tendance pipelette comme elle.
- Ce serait avec plaisir, si l'occasion se présente, fit-elle finalement. J'en serais très honorée.
C'était parfaitement neutre, comme réponse. Et parfaitement adapté, lui semblait-il.

Elle n'ajouta rien. Était-ce juste pour se faire connaître qui'il avait souhaité lui parler ? Ou y avait-il une autre raison, en lien avec la guerre... ou avec sa mission ? Elle ne voyait pas trop en quoi ce qui s'était passé à Chêne-aux-clercs pouvait avoir de l'importance pour les ménestrels. Mais ça en avait pour l'armée. Donc il faisait sans doute d'une pierre deux coups : se faire connaître, et discuter de ce qui s'était passé là-bas. Ou peut-être que ça n'avait rien à voir...

Plusieurs hommes se contentèrent de hausser les épaules en manifestant la même incompréhension que "Hughes" et Sire Rowan devança le conseiller pour une fois :

- Peut-être ont-ils été averti et ont-ils fui à temps. Ou se sont-ils cachés dans les collines : les bûcherons qui vivent ici ont certainement estimé avoir de meilleures chances dans la forêt que sur les routes. Mais ce ne sont que des hypothèses. Et il nous faut les vérifier. Enfi,, si vous en êtes d'accord, conseiller ?

Le mage parut encore une fois se contenter de cette réponse et enchaîna sans perdre de temps, se doutant que la patience n'était pas foncièrement la qualité première des bardes :

- Je sais que ce dont vous avez été témoin à Chêne-des-Clercs devait être très éprouvant mais je souhaite que vous retourniez auprès des enquêteurs que nous avons dépêchés sur place. Et surtout auprès de ceux que nos alliés ont envoyé en renfort. Disons que vous serez nos yeux et nos oreilles dans cette affaire. On nous apprend à observer nos alliés encore plus que nos ennemis mais je sais que vous savez déjà ce genre de choses.

Lothringen, lui aussi, aimait comprendre, et il se demandait bien comment la nouvelle du péril aurait pu les précéder jusqu'en un endroit aussi reculé, vue la vitesse avec laquelle eux comme les mercenaires se déplaçaient. Mais faute d'informations, il ne servait à rien de multiplier les hypothèses. Peut-être trouveraient-ils quelques indices des circonstances du probable départ des habitants en explorant les lieux...

"Allons-y", répliqua-t-il simplement.

Chacun remonta à cheval et la Garde Blanche se remit en route, adoptant une formation qui ne devait rien au hasard. Les espions magiques du conseiller continuaient de précéder ses pas comme de surveiller ses arrières et il consacrait toujours une partie de son esprit à les tenir en ordre. Ne craignant donc pas trop d'être pris par surprise, ils progressèrent au petit trot vers le hameau.