La Couronne de Cuivre

Mais ce n'était pas maintenant que ses compagnons de route le renverraient. Ou qu'ils le réconforteraient, d'ailleurs. Car le chariot était complètement vide. Les instituteurs, le barde et la juge, occupés à manger ou accaparés par une réunion, ne se montreraient sans doute pas avant une bonne heure, au mieux. Dans l'immédiat, en manière de compagnie, il devrait se contenter du brouhaha distant des conversations. Au moins ce bruit de fond donnait-il l'impression d'un monde peuplé, sûr, et non d'un petit campement perdu au beau milieu des marais aussi immenses que périlleux.

A bien y réfléchir, il aurait dû se douter que personne ne serait rentré. Ils n'avaient rien à faire d'important le lendemain, sinon bavarder, bouquiner et paresser, aussi pouvaient-ils se permettre de traîner à l'extérieur. D'autant que les chariots pourraient repartir sans qu'ils ne doivent se lever, au pire. Quel contraste avec ce qui attendait les militaires, c'en était presque indécent. Pas presque. C'était indécent. Il hésita à dérouler son tapis de sol puis renonça. De quoi aurait-il l'air à dormir quand les autres rentreraient ? Il décida de ressortir. Il prit sa couverture qu'il drapa sur ses épaules et retourna vers l'extérieur du campement, bien emmitouflé. Il n'espérait pas vraiment croiser Hubert, mais voulait juste observer la nuit, les guetteurs, les feux qui émaillaient les ténèbres.
L'espoir et la crainte.
Il se faisait l'impression d'être au coeur de l'univers et en même temps absolument étranger à toute chose. Il savait que ce sentiment était en partie dû aux réminiscences de son accrochage avec Roxane. Il n'aimait pas ces tensions. Mais il était incapable de la rechercher pour tenter d'aplanir les choses. Peut-être demain. Ou peut-être pas. Il se souvenait de ces réunions houleuses avec Maelwedd ou Nora Felden, des échanges à couteaux tirés avec Orden, le grand prêtre de Helm à Luménis, et il rappelait aussi les paroles de Marcus lorsqu'il rentrait au temple, un peu sonné par la violence de certaines interactions.
On ne peut pas être aimé de tous.
Bien sûr.
Son regard tomba sur la silhouette de deux sentinelles anonymes, scrutant la nuit, immobiles, se découpant sur un fond de feu presque rouge. Un moment, il éprouva la texture de ses propres mains, la peau froide de ses doigts, de ses paumes, un peu rêche désormais. Il y avait eu tant de pouvoir dans ces mains, autrefois. Il aurait été en première ligne. Il aurait affronté les ténèbres avec une conviction inébranlable, formidable, gigantesque. La confiance. Toujours.
Les dieux étaient témoins, il regrettait ces temps bénis.
Aujourd'hui, il ruminait dans l'obscurité. Bien sûr, il avait su que le périple serait douloureux. C'était seulement le premier soir. Il serait mieux armé le lendemain, il fallait juste prendre le pli de l'oisiveté.

Ici, le murmure de voix provenant du cœur du campement se faisait beaucoup plus ténu. Il conservait malgré tout un caractère profondément rassurant, réconfortant. En revanche, il ne constituait certainement pas une gêne pour le travail des sentinelles qui, pour peu qu'elles soient concentrées, devaient être à même de percevoir le moindre son en provenance des marais. Cependant, pour autant que pouvait en juger Albérich, ceux-ci étaient totalement silencieux. Pas de grenouilles, de crapauds ou d'insectes : ce n'était pas la saison. On ne percevait pas même le clapotis de quelque mare dissimulée parmi les roseaux. On ne percevait rien, en réalité. Rien sinon un silence qui, à la longue, devait s'avérer pesant...

Un moment, Albérich se sentit hypnotisé par le néant.
Il plongea son regard dans le noir, le silence l'avala, le feu s'atténua, les sentinelles disparurent.
Oh, il connaissait bien les ténèbres. Elles étaient nichées en lui depuis si longtemps, désormais. Un an, une éternité. Il ne les avait pas apprivoisées, non, il les avait repoussées tout au fond, tellement loin qu'elles étaient devenues partie intégrante de lui-même. Là où seule la lumière régnait autrefois. Où était-elle, cette lumière ?
Mais il entendait son coeur battre. Régulier. Déterminé. Cela devait valoir quelque chose.
C'était l'atmosphère. Les Landes. Sa soirée mouvementée. Il était en train de laisser tout ça lui ternir l'esprit, il devait s'en défendre. D'abord, s'arracher à l'emprise de l'obscurité. Le campement bruissait de vie et de chaleur, il pouvait s'y réfugier. Il passa les paumes sur son visage, masquant l'ombre et la flamme, puis se détourna et repartit entre les chariots. Il était temps de se poser, même s'il devait le faire seul. Ce ne serait pas la première fois et il avait survécu jusque là.

Cependant, il constata que l'Académie n'était plus déserte. Agathe, Philibert et Rebecca y étaient revenus et, confortablement installés sur les bancs, éclairés par la lueur diffuse d'une lampe à huile, ils sirotaient paisiblement le contenu de petits verres à liqueur : il provenait d'une flasque, laissée bien en évidence, mais ce n'était pas celle que le Luménien avait déjà tenue entre ses mains.
-Ah, Albérich ! Nous nous demandions où vous étiez passé...
-Tout va bien ? Vous faites grise mine...

Trouver les instituteurs dans le chariot le soulagea grandement. Mais il se sentit un peu embarrassé de refléter si ostensiblement son vague à l'âme.
" J'étais allé contempler les Landes et la nuit. Il faut croire que cela ne m'a pas tellement réussi, dit-il avec un léger sourire. Mais rien qu'un petit verre ne puisse solutionner..."
Bon, il fallait qu'il leur dise qu'il avait à nouveau vendu la mèche... à une barde mal embouchée, de surcroît... mais cela pouvait attendre. Il ne s'en sentait pas le courage, à la minute présente.

L'instant suivant, on lui servait un verre plein à ras bord.
-J'imagine que c'était assez inévitable d'être influencé par l'atmosphère des marais. Monotones de jour, ils doivent être absolument lugubres, dans l'obscurité.
-Personnellement, j'aime autant rester dans le camp, à profiter de la lumière, du son des conversations...
-Reste à ne pas se laisser endormir par l'atmosphère qui y règne. Se rappeler où nous sommes n'est pas forcément une mauvaise chose.
-Sans doute... En tout cas, je plains les sentinelles !

" En fait, je ne les ai pas vraiment trouvés lugubres... dit le Luménien. Pour tout dire, on n'y voit absolument rien. Juste la nuit. J'imagine que les gens dotés d'infravision sont davantage touchés par le caractère sinistre du paysage mais... pour mes yeux humains, c'était simplement... très noir."
L'alcool le réchauffa instantanément, à la fois doux et violent.
" Mais je plains les sentinelles, moi aussi. Je me dis que j'aurais peut-être dû me proposer quand ils cherchaient des volontaires. Je n'y ai même pas songé."

-Je crois que vous avez bien fait de vous abstenir. Je ne doute pas du tout de votre aptitude à faire un bon guetteur, ce n'est pas ça. Mais il paraît que l'épreuve était... éprouvante.
-J'ai ouï dire que tous les candidats étaient couverts de boue ! A croire qu'ils avaient dû s'y traîner !
-Je les ai vus passer. Seuls les plus jeunes étaient dans un état lamentable, et je pense que ni Robert, ni Hubert n'y étaient pour rien : vous connaissez le plaisir que prennent les enfants à se salir !
-Oh que oui... Il n'y a pas eu de révolte des personnes chargées de la lessive ?
-Pas à ma connaissance. Apparemment, notre paladin a veillé à ce que leurs vêtements soient lavés. Et à ce que les gamins soient rendus à leurs parents propres comme des sous neufs.
-Voilà qui a dû encore accroître sa popularité... Et fort légitimement !

Et bien, Rebecca semblait avoir changé d'avis sur le paladin... Sans doute le petit bal de la veille n'y était-il pas complètement étranger... Malgré sa maladresse, Hubert savait se montrer galant au moment opportun. Le Luménien se demanda où il avait rangé son courrier romantique... Sans doute dans les fontes de sa selle. Il essaya de l'imaginer lisant ces missives enflammées avant de se coucher, à la nuit noire, mais n'y parvint pas réellement. Il avait plutôt l'impression que le paladin s'empresserait de les utiliser pour allumer les feux de garde, en effaçant toute trace.
Il y avait quelque chose là-dessous, Albérich en était convaincu. Peut-être un amour auquel Hubert avait dû renoncer en quittant Luménis, une belle dame à laquelle il avait promis son coeur, et dont il se languissait en attendant un hypothétique pardon. Ou peut-être pas. Peut-être était-il simplement un de ces célibataires indécrottables, avides d'une liberté éternelle, attachés à leur profession, refusant la moindre entrave. Là encore, il n'était pas complètement sûr.
" Je pense qu'Hubert a retenu la leçon. Dès qu'un enfant est impliqué, il se montre d'une vigilance extrême et cherche à ne contrarier aucun adulte susceptible d'ourdir ensuite une vengeance. Vous êtes des professeurs d'une efficacité remarquable, en la matière."

-Allons ! Je ne peux pas croire que notre plaisanterie l'ait à ce point marqué. Et encore moins qu'elle lui ait fait peur !
-Il est l'idole de tous les enfants de la communauté, si bien que même si nous avions mis notre menace à exécution, ils lui auraient obéi au doigt et à l’œil et se seraient pliés en quatre pour qu'il soit fier d'eux.
-Je l'ai même aperçu se promenant avec Alban, au lendemain du tournoi. C'est un signe qui ne trompe pas.
-Oui, parce que le gosse devait en avoir terriblement gros sur le cœur après que Robert ait été battu. Alors qu'il ne lui en ait pas voulu... C'est très significatif.

" Mais les enfants ont la mémoire courte, c'est bien connu, dit le Luménien. Courte et sélective. Si vous aviez mis vos menaces à exécution, ils auraient probablement respecté son autorité pendant une petite heure, avant d'oublier jusqu'à sa présence et de n'en faire qu'à leur tête. De temps en temps, peut-être, un éclair de lucidité aurait frappé l'esprit de certains et ils seraient revenus vers lui pour s'enquérir de son humeur... une demi-minute."
Il sourit.
" Mais votre plaisanterie l'a marqué, oui. Bien sûr. Et c'était votre objectif, évidemment. C'est une belle réussite, d'autant qu'il est déjà venu faire la paix."

-Mais nous n'étions pas en guerre !
-Hubert serait-il susceptible ? Nous ne le pensions pas, et si nous l'avions su, croyez bien que nous nous serions abstenues... Nous voulions uniquement le taquiner, non le blesser ou le vexer...
-Mais pour en revenir aux enfants, tous n'ont pas la mémoire courte et sélective, Albérich. Certains, au contraire, se souviennent de tout... Alors je suis sûr que la majorité d'entre eux se seraient bien comportés, avec lui. Comme ceux dont il a surveillé les ablutions. En tout cas, je n'ai pas entendu parler d'esclandre les concernant...
-De surcroît, Alban est un cas à part. Je l'ai eu quelques semaines dans l'une de mes classes. Ce garçon garde à l'esprit absolument tous les moments désagréables, surtout ceux où il pense avoir fauté, et il faut bien longtemps avant qu'il ne se pardonne. S'il y arrive jamais...

Albérich ne voyait pas bien ce que la tendance à l'auto-flagellation d'Alban venait faire dans l'histoire, mais ce n'était pas la question. Pendant un instant, il pensa expliquer à Agathe et Rebecca en quoi leur initiative avait déstabilisé Hubert, que cela n'avait rien à voir avec de la susceptibilité mais bien avec la manière dont elles avaient orchestré un piège que la communauté entière avait fait sien. Mais il renonça. Elles auraient un point de vue différent, le défendraient avec acharnement, et un dialogue de sourds était exactement ce qu'il fallait pour renvoyer la soirée dans une mauvaise direction. Il décida donc de laisser couler, ce qu'il aurait dû faire avec Roxane, plutôt que d'essayer de lui mettre un peu de plomb dans la tête. Les bons conseils n'étaient plus son créneau. Rien ne l'empêchait de penser ce qu'il voulait en son for intérieur et Hubert ne souffrirait pas vraiment de cette méprise le concernant. Comme l'avait dit Rebecca, il était bien assez populaire par ailleurs.
Mais maintenant, il fallait changer de sujet adroitement.
" Il reste un gosse et les gosses sont résilients, dit le Luménien. Il s'arrachera à ces travers, pour autant qu'on ne cherche pas sans cesse à se convaincre qu'il n'y parviendra pas. Le fait qu'il ait pardonné sa victoire à Hubert devrait modifier votre perception d'Alban, pas d'Hubert. Nous sommes des êtres en mouvement. Je suis certain qu'Alban l'est lui aussi, malgré ce qui a pu se cristalliser dans sa tête."
Bon, c'était peut-être un peu plus polémique qu'il ne l'avait voulu mais... mais en même temps, ce n'était pas faux !

-Vous savez, en tant qu'instituteurs, nous sommes bien placés pour être conscients que les enfants sont des êtres en mouvement...
-Au sens propre comme au figuré !
-Et le b-a-ba de notre profession, c'est d'encourager les élèves, non de les brimer, de leur rappeler sans cesse leurs défauts.
-Tout le monde n'est pas de cet avis...
Rebecca grimaça.
-Je vois de qui tu parles, mais je pense que c'était une désastreuse exception qu'il vaut mieux oublier. Et en parlant d'oublier... Ce que je voulais dire, concernant Alban, c'est que la défaite de Robert et ses conséquences pour lui ne lui sont pas sorties de la tête en seulement une nuit.

" Je sais bien que vous en êtes conscients... Pardonnez mes propos maladroits. Et je ne devrais pas nier le grand charisme d'Hubert, j'en ai été témoin à plus d'une reprise. C'est le propre des paladins, aussi."
Il haussa les épaules.
" Simplement j'ai l'impression que tous les adultes qui mentionnent le nom d'Alban le font en soupirant et en s'inquiétant de ses tendances à broyer du noir. Je sais que chacun veille à ne pas le faire en sa présence, mais... mais à se persuader d'une disposition, on finit par ne plus percevoir que ce qui va dans ce sens. Et à entendre autour de soi le même discours, sans cesse... Bref. Vous le connaissez mieux que moi, je n'ai rien à vous apprendre en la matière. Mais je dois dire que j'aurais presque préféré que personne ne m'en dise rien. Je l'ai à peine entrevu et j'ai déjà une espèce d'image lugubre et désespérée de lui. Enfin, ce n'est pas très important. Nos interactions seront très limitées, de toute façon."

-Malheureusement, vous êtes tombé dans un repaire d'enseignants, et il est donc assez incontournable que vous entendiez parler de nos élèves présents ou passés.
-Vous remarquerez cependant que nous faisons en sorte d'évoquer ceux que vous connaissez !
-Remarquez, on pourrait aussi parler de Ruth...
-Et à propos d'Alban, vous ne devez pas vous méprendre; Aucun d'entre nous ne le considère comme désespéré. Bien au contraire, il déborde de qualités !
-Nous regrettons seulement l'intransigeance dont il fait preuve envers lui-même et son trop grand sérieux...
-A dire vrai, face aux infructueux efforts de Robert pour le faire s'amuser, nous avons essayé de réfléchir à des moyens de l'amener à plus d'insouciance, de légèreté...
-Mais à part l'alcool, nous n'avons rien trouvé.

Mais laissez donc ce gosse tranquille, songea le Luménien, sans le verbaliser.
Tant d'ingérence dans une si jeune vie. C'était sans doute un hasard, mais tout le monde autour de lui semblait s'inquiéter d'Alban, depuis Robert, bien sûr, à Marthe, en passant par Hubert et les instituteurs. Il était prêt à parier que les instructeurs militaires en discouraient dans les mêmes termes. Albérich était persuadé que l'intervenant le plus efficace à disposition était Ruth. Une gamine de son âge. Spontanée, maladroite, parfois rude, imprévisible. Qui veut bien faire mais qui se plante. A bien y réfléchir, la position d'écuyer d'Alban, bien que gratifiante à mille égards, ne devait pas aider. Mais voilà. C'était une voie prestigieuse, et le gosse était sûrement satisfait de son sort. Mais c'était un écueil supplémentaire à surmonter. Albérich avait confiance en Ruth, cependant. Beaucoup moins en ceux qui tentaient de définir des voies d'intervention en y réfléchissant.
Il chercha quelque chose à dire qui ne provoquerait pas une nouvelle levée de boucliers, incertain.
" Je suis sûr que ça viendra."
Ils ne pourraient sûrement pas s'offusquer d'une déclaration aussi inoffensive.

Ils acquiescèrent, restèrent un instant silencieux puis, après avoir échangé quelques regards, se servirent une nouvelle tournée de liqueur.
-Où est Giovanni ? s'enquit Agathe. Je n'aurais pas été contre un petit...
-Je l'ai vu discuter avec Roxane.
-Oh, alors il ne tardera pas à se montrer ! En général, ils en viennent très rapidement à se disputer...
-Il arrive aussi qu'ils se lancent dans de fort longues discussions...
-Oui, mais c'est beaucoup plus rare !

Ils étaient gentils, ces instituteurs, tout bien considéré : ils lui fournissaient la corde pour se pendre.
" En parlant de Roxane... Je crains d'avoir... à nouveau... éventé le secret interdit de l'Académie. Mais cette fille est tenace... et elle menaçait de s'en prendre à Alban, alors... j'ai lâché le morceau. Elle avait l'intention d'en écrire une chanson, même si elle était très déçue de la révélation. Je pense donc que la réputation de l'Académie est fichue. D'autant que nous ne nous sommes pas quittés en très bons termes, je dois l'avouer."
Il eut une grimace.
" Mais si vous voulez, je peux aussi aller l'assassiner. Une fois qu'on a franchi le cap, le second meurtre est une formalité."

Ils le dévisagèrent un instant, surpris, puis secouèrent la tête.
-Vous êtes impayable, Albérich !
-Vous nous avez trahis deux fois en l'espace de vingt-quatre heures !
-En même temps, l'honnêteté n'est-elle pas chose louable ? Pouvons nous réellement lui reprocher d'en faire preuve ?
-Quand même, vendre si facilement la mèche !
-Si Albérich ne lui avait rien dit, elle aurait mené d'intenses recherches. Sa curiosité est proverbiale. En parlant, il nous a évité ses investigations tout en préservant Alban.
-Mais notre réputation...
-Il n'a pas encore assisté au plus compromettant.
-C'est vrai.
-Et je ne pense pas qu'elle en parlera ou écrira de chanson. On ne dirait pas, comme ça, mais elle a plutôt tendance à garder pour elle les informations qu'elle obtient.
-Elle les gardera d'autant plus pour elle qu'elle sera morte ! Comme l'écuyer ! Albérich, vous avez toujours la dague de Giovanni, n'est-ce pas ? Alors au boulot !

" Je suis un être profondément non-violent, Agathe. Je serais incapable de passer à l'acte sans l'aide de ce que vous espérez que Giovanni va bientôt rapporter dans le chariot." fit-il avec une grimace désespérée.
En réalité, il n'avait jamais fumé de chanvre de toute sa vie. Ce genre de choses se faisait peut-être chez les Sunites, mais si les Lathandrites étaient portés sur le bon vin, ils traçaient la ligne à la cuite.
" Bon, évidemment, vu mon manque d'expérience en la matière, il n'est pas impossible que je commence par zigouiller toute l'Académie. Après tout, je pourrais estimer que votre honneur est désormais irrémédiablement terni. Nous ne savons pas à combien de personnes Roxane et Alban se sont ouverts de vos errements. La décence exigerait que vous ne surviviez pas à une telle infamie."

-Ce que Giovanni partage parfois avec nous peut rendre joyeux, méditatif, triste, parfois, si l'on est préoccupé. Mais pas violent. Du moins, pas à ma connaissance.
-Pour le reste, Alban n'aura parlé à personne. c'est une certitude.
-Roxane non plus, surtout si vous vous êtes disputés. Elle n'est pas du genre à mêler les autres à ses affaires. Non, elle préfère les régler elle-même.
-Mais donc, la réputation de l'Académie sera sauve. Ne pourrait-on pas, dès lors, dispenser Albérich de commettre ces assassinats ?
-Je ne sais pas.
-A la limite, nous pourrions éventuellement commencer à réfléchir, sur un plan purement théorique, à cette possibilité.
-Éventuellement, oui. Éventuellement...

Il avait envie de leur dire qu'il était navré, sincèrement, sérieusement, de s'être montré si peu digne de confiance, qu'il regrettait, même si le secret était relativement trivial, que cela ne voulait pas dire qu'on ne pouvait rien lui confier et qu'il tâcherait d'être à la hauteur, désormais. Mais cela aurait ramené de la gravité dans une conversation légère et pétrie d'humour. Cela aurait été très typique de lui, et très déplacé, aussi. Il devait pouvoir combattre ses travers et évoluer.
" Je suis certain que je pourrais me racheter de manière plus constructive pour l'Académie, dit-il. Sur un plan purement théorique, vous devez sûrement pouvoir imaginer quelque chose. Je pourrais être de corvée lessive pendant toute la durée du voyage, par exemple. C'est moins salissant que le meurtre."

-Votre idée est intéressante, mais je doute que nous puissions procéder à la moindre lessive avant notre arrivée dans la cité.
-La source que nous avons trouvée aujourd'hui fournissait apparemment tout juste assez d'eau pour reconstituer nos réserves et faire la vaisselle.
-Et si nous en croisons des plus importantes, ce seront les vêtements des éclaireurs et des gardes qui auront fort logiquement la priorité.
-Mais nous pouvons toujours imaginer d'autres moyens par lesquels vous pourrez être utile à l'Académie.
-Composer une ode en l'honneur du Castel Margelle ?
-Nous présenter un ouvrage que vous avez lu récemment ?
-Nous pourrions aussi organiser un atelier dessin et vous demander soit de nous servir de modèle, soit de nous en procurer d'autres... dit Giovanni, choisissant ce moment pour réintégrer le chariot.

Il avait choisi son moment, celui-là.
" Heu... Oui, mais non, dit le Luménien avec le sourire. D'autant que vous ne voudriez pas vous essayer à l'art des anciens avant d'en avoir contemplé l'expression originale, j'en suis certain !"
Il se retourna vers les instituteurs.
" Je suis incapable de composer la moindre ode. Ou chanson. Ou poésie. Ce n'est pas mon créneau. Et le dernier livre que j'ai lu, heu... Je ne l'ai pas fini. Et il n'est pas digne de votre temps. Non, il va vraiment falloir trouver autre chose. Je pourrais vous faire la lecture pour vous endormir le soir."

-J'ai déjà eu l'occasion d'observer quelques œuvres antiques... fit l'artiste, sans en rien se laisser démonter.
-Patience, Giovanni, patience ! Viendra le moment où nous vous servirons tous de modèles. Du moins, si l'Assemblée donne son aval...
-Et c'est là que les talents d'orateur d'un barde revêtent toute leur importance...
-Mais dans l'immédiat, j'aime bien la proposition d'Albérich...
-Moi aussi. Malheureusement, nous ne parviendrons jamais à nous mettre d'accord sur un texte à lui faire lire. Nos goûts sont trop différents...
-Ce n'est pas faux...

" C'est moi qui sélectionnerai le texte." dit le Luménien.
Il allait falloir qu'il aiguise ses talents d'orateur, lui aussi, s'il voulait convaincre l'assemblée de laisser à chaque colon le droit de se plier, ou pas, aux désirs de Giovanni. C'était une question de liberté individuelle, après tout, que de pouvoir conserver le contrôle sur sa propre image.
" Je le choisirai très soporifique. Mais je varierai les styles, histoire que vous soyez tous contents."

-Cependant, vous ne connaissez peut-être pas encore très bien nos goûts... Enfin, si le but est de nous endormir, cela n'a guère d'importance.
-Mais avons nous réellement envie de dormir tout de suite ?
-Pas moi ! Je préférerais que Giovanni sorte d'abord...
-Qu'il sorte quoi ? s'enquit une voix.
A son tour, Marthe venait de réapparaître.
-Je trouve pour ma part que dormir ne serait pas une mauvaise idée. Il commence à se faire tard...

La voix de la sagesse.
Albérich ne put s'empêcher de lui sourire, cherchant une indication quelconque sur son état d'esprit dans son regard. Il avait du mal à croire que la réunion entre conseillers ait pu durer si longtemps : y avait-il tant de choses nouvelles à discuter depuis la veille ? Oui, c'était évidemment possible. Frida avait pu revenir avec des informations diverses sur l'environnement, ses dangers, ses surprises. Robert avait pu leur résumer la manière dont la journée s'était déroulée sur le plan militaire. Ignace avait peut-être lui aussi des observations à partager : l'état des chariots, la maladie d'un cheval, le niveau des réserves de bois ou de nourriture après ce premier jour.
Il réalisa que sa curiosité était piquée, exactement comme avait pu l'être celle de Roxane, plus tôt. Mais à la différence de la barde, il était capable de reconnaître que malgré toute son envie de savoir, les secrets des conseillers ne le regardaient pas. Ces derniers recourraient à l'assemblée au besoin, et d'ici là il devait, comme n'importe qui, se fier à eux. Peut-être avaient-ils simplement passé la soirée entre amis, à deviser de tout et de rien. Là encore, ce n'étaient pas ses affaires. Ce n'était pas facile. Mais ce n'était pas impossible.
Il ne répondit évidemment pas à la question de la juge. Giovanni était seul maître de ses secrets et de son côté, il n'avait plus l'intention de prendre la moindre liberté dans ce registre...

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une route oubliée