La Couronne de Cuivre

Maelys secoua la tête.

"Elie n'est pas mon amie. C'est elle qui a voulu venir avec moi, qui a voulu rester. Moi, je n'ai rien demandé. Et s'il te plait, ne te mêles pas de mes affaires. Tu ne me connais pas. Et de toute façon, si Sunie était vraiment forte, elle n'aurait pas laissé mourir tout ceux qui m'ont aimée. Alors laisse-moi tranquille avec elle, s'il te plait."

Chandara s’apprêtait à répondre que Sunie n’agissait pas directement et qu’il revenait à chacun de suivre son enseignement et à ses prêtres et paladins d’empêcher de telles injustices mais il semblait que rien de ce qu’elle pourrait dire ou faire ne pourrait soulager Maelys en cet instant. Non, il valait peut-être mieux laisser décanter cette conversation où elle s’était enfin livrée. D’autant plus que la nuit allait être longue et certainement éprouvante. La paladine se proposa pour faire une petite ronde dans la pièce pendant qu’Eli et Maelys achevaient de s’installer.

Eli accepta avec une reconnaissance certaine, visiblement rassurée que Chandara ne pousse pas le dialogue plus loin. Maelys quant à elle se rassit. La paladine se rendit compte sans mal que la conversation l'avait ébranlée et beaucoup plus qu'elle ne le laissait transparaitre.

Elle pouvait donc effectuer une reconnaissance dans la pièce si elle le souhaitait.

Chandara sourit en songeant qu'avoir un petit ami aussi craintif et timide qu'Arthur lui avait appris à savoir quand se retirer et ne pas pousser son avantage au risque de faire plus de dégâts que de progrès. La paladine avait aussi besoin de se concentrer à nouveau pleinement sur leur mission : son inspection devait donc servir à la fois à la rassurer sur l'absence de danger et refaire prendre à tout le monde une nécessaire attitude de vigilance : l'esprit et les fantômes ne devaient attendre qu'un moment de distraction pour frapper à nouveau.

Son tour d'inspection permit à Chandara de remarquer des bas reliefs représentant des têtes de petits enfants sculptés. L'artiste avait le sens du détail et la ressemblance avec des véritables bambins était saisissante. Tous avaient l'air de pleurer de tristesse ou d'effroi, les yeux grands ouverts.

Ils semblaient scruter un être invisible ou peut-être tapi dans l'ombre en guettant son heure.

Un tel dévoiement de l'art heurtait profondément Chandara qui frissonna en regardant plusieurs de ses visages d'enfants tourmentés. Sa main trembla un instant - de façon incontrôlable - et elle dut longuement inspirer pour retrouver un semblant de contrôle sur ses émotions. Elle sentit alors une sourde colère l'envahir et la résolution de traquer et de défaire l'être sombre à l'origine de tous ces malheurs. Mais elle aussi devait guetter son heure : la nuit n'était pas le meilleur moment pour surprendre cette créature de l'ombre. Mais dès demain, sous le jour béni de sa déesse, elle se montrerait implacable. C'est finalement silencieuse et déterminée qu'elle regagna le coin de la pièce où étaient installées ses deux alliées.

Peut-être était-ce son imagination mais la paladine eut l'impression de voir les yeux de certains enfants se tourner vers elle. En même temps, les visages étaient tellement criants de réalité qu'on aurait pu s'attendre à les voir bouger. Mais peut-être était-ce le cas ? Peut-être pas ?

Dans le même temps, Chandara vit un des rideaux près d'une des fenêtres osciller alors qu'elle ne sentait aucun courant d'air.

Chandara aurait bien détruit ces abjectes sculptures si elle n’avait pas eu l’impression qu’une partie de l’âme de ces enfants puisse en être prisonnière et souffrir d’une telle action. Quant aux rideaux soudain animés envers la simple logique, la paladine savait que le mal employait souvent des artifices pour semer la terreur. Son lien avec Sunie l’en prémunissant, toutes ces manifestations étaient autant d’erreurs grossières qu’il fallait mettre au profit de sa cause : en se signalant ainsi, le mal s’exposait. Chandara se dirigea alors prudemment vers les rideaux pour essayer de surprendre un éventuel esprit à l’œuvre.

A mesure qu'elle approchait, Chandara vit que le rideau bougeait comme si un être de petite taille s'était glissé dessous. La paladine en devina la forme mais ne vit personne.

Il oscilla encore avant de retomber comme si l'enfant avait terminé de s'amuser avec.

Les chances de trouver un enfant vivant dans cette pièce - même celui qu'elle était venue chercher - étaient bien minces et ce n'était pas forcément une excellente idée de donner corps aux fantômes en interagissant avec eux. Cependant, Chandara était de nature curieuse et optimiste, c'est pourquoi elle franchit rapidement la distance qui la séparait encore de la fenêtre, se saisit d'un pan du rideau et le souleva.

Mais il n'y avait rien ni personne derrière le rideau. Elle sentit cependant un courant glacé passer sur sa nuque et quelque chose lui frôler le bras. Puis elle entendit une multitude de petites voix.

"Le maître nous retient prisonniers ici. Aide-nous ! Nous avons peur. Nous voulons partir. Nous n'aimons pas vivre ici dans le noir !"

Le frisson que ressentit alors la jeune femme n'était qu'en partie dû au courant d'air glacé : ce vibrant appel à l'aide l'émouvait au plus au point et elle douta soudain de parvenir à se montrer digne de la confiance placée en elle. Pourquoi donc le commandant l'avait choisie elle, une novice qui n'avait même pas encore fini sa formation, alors qu'il y avait tant en jeu ?

"Un soucis ?"

Maelys se tenait derrière elle. Elle perçut à sa voix qu'elle était inquiète. Elle avait les bras croisés mais la tête levée vers elle, comme si elle était prête à l'écouter ... Tant qu'elle ne lui reparlait pas d'amour ou d'amitié.

Visiblement, elle n'avait pas entendu l'appel. Les enfants l'avaient peut-être choisie, elle pour les aider.

Constater qu’une aventurière expérimentée comme Maelys puisse éventuellement se reposer sur elle ne faisait que renforcer le trac de la jeune paladine. Elle savait que ceux qui embrassaient la voie étaient amenés à diriger ce genre d’expéditions mais ce devait arriver après des années d’enseignement et d’expériences. Il ne s’agissait plus de partir seule sur les routes comme elle le faisait en Dorrandin : des gens comptaient sur elle, des vies étaient en jeu. Et au travers de ses actes et de son attitude, elle engageait aussi la réputation d’un ordre qu’elle venait tout juste de rejoindre. C’est donc avec un manque craint d’assurance qu’elle répondit à Maelys :

- Vous allez me prendre pour une folle mais j’ai entendu des voix et j’ai voulu vérifier. Les fantômes des jeunes disparus aspirent au repos.

Mais serait-elle capable de le leur apporter ?

Maelys secoua la tête.

"Je ne pense pas que vous soyez folle du tout, je vous le promets. Manifestement, c'est vous qu'ils ont choisi. Donc vous ne pouvez pas les laisser comme ça. Je vous aiderai s'il le faut."

La paladine ne pouvait que se rendre compte que son regard sur sa mission avait changé depuis leur discussion.

C’était étonnant en soi et Chandara se demanda ce qui avait pu la faire changer d’avis sur les priorités de cette mission. Elle n’osait pas vraiment croire que c’était son influence qui avait vraiment pesée car elle avait eu l’impression de marcher maladroitement sur des œufs avec l’aventurière. Quoi qu’il en soit, ce revirement était positif et la paladine en remercia son aînée avant d’ajouter qu’elle espérait se montrer à la hauteur de l’espoir de ces pauvres enfants.

Il était difficile de savoir si Chandara avait effectivement contribué au revirement de la jeune femme. Pour Eli, le fait était entendu car elle gratifia la jeune femme d'un sourire. Son amie quant à elle s'avança à son tour vers les sculptures représentant les enfants. Elle frissonna.

"Celui qui a fait cela est un monstre. Il mérite d'être éradiqué. Et le plus rapidement possible."

Chandara était soulagée par ce sourire d’encouragement de la part de sa bienveillante amie mais elle n’oubliait pas pour autant les difficultés que représentait leur périlleuse mission.

- Oui, le plus tôt sera le mieux mais il ne faut pas confondre vitesse et précipitation : agir cette nuit serait du suicide aussi devrions-nous chercher à nous reposer pour mettre toutes les chances de notre côté demain matin. Nous irons inspecter cette crique dont Maelys parlait puis nous aviserons. Mais en attendant, je suis prête à prendre le premier tour de garde à moins que l’une de vous deux le préfère.

Maelys hocha la tête.

"Je prendrai donc le second."

Elle n'ajouta rien d'autre, préférant se consacrer à la mise en place de leur campement ce qui constitua à installer Eli le plus confortablement possible. Chandara put se rendre compte que même si elle prétendait le contraire, elle tenait beaucoup à elle. Puis seulement, elle déplia sa propre couverture avant de se rouler en boule dedans. Quelques secondes plus tard, elle dormait.

Seule Eli gardait les yeux ouverts, signe que Chandara pouvait lui parler si elle souhaitait poursuivre leurs discussions.

Il n’était pas convenu que son amie assure elle-même un tour de garde - son handicap lui aurait rendu la tâche difficile – mais Chandara estimait tout de même qu’il était préférable de la laisser trouver le sommeil pour qu’elle soit pleinement en forme pour affronter les épreuves du lendemain. Elle ne voulait pas non plus risquer perturber le sommeil de Maelys qui devrait se réveiller au beau milieu de la nuit. Alors, en un geste pour montrer qu’elle aussi vouait de l’affection à Elie, elle vint s’asseoir auprès d’elle tout de débutant sa longue veille attentive et solitaire. Elle ne pouvait pas se permettre de faillir à cette tâche : elle avait de toute façon bien trop conscience du danger et du maléfice omniprésent pour se laisser aller à dormir. Pas dans l’immédiat en tous cas.

Eli finit par se coucher à son tour. Juste avant de fermer les yeux, elle murmura.

"Tu te débrouilles vraiment très bien, sais-tu ? Maelys n'est pas très facile mais j'ai l'impression qu'elle t'apprécie. Mais ne lui dis pas que je t'en ai parlé."

Quelques minutes plus tard, elle dormait. Chandara entama donc son tour de veille. Pendant les premières heures, il ne se passa rien. Puis, vers le milieu de la nuit, Maelys se redressa d'un coup en position assise. Ses cheveux devant les yeux empêchaient la paladine de distinguer ses yeux.

Chandara avait affectueusement serré la main de son aînée jusqu’à ce qu’elle s’endorme puis avait fait les cent pas pour tromper son ennui et la fatigue qui prenait peu à peu ses droits à mesure que le temps passait.

Elle alimentait régulièrement le feu dans la cheminée et vérifiait aussi l’état de leur lanterne d’appoint pour éviter de se couper de ces seules sources de lumière. Mais même ainsi, chaque ombre qui se dessinait sur les murs, chaque bruit dans la maison – simple travail du bois sans doute – la faisait légèrement frissonner.

Alors, quand Maelys se redressa sans prévenir, elle eut un léger sursaut, manifestation de sa surprise mais aussi symbole de son angoisse et de sa fatigue. L’aventurière avait peut-être fait un cauchemar ou alors elle se réveillait pour prendre son tour de garde. Quoiqu’il en soit, Chandara s’approcha d’elle avec l’intention de lui poser une main rassurante sur l’épaule. Pour lui signaler que rien de fâcheux ne s’était produit et aussi pour vérifier qu’elle allait bien.

Lorsque Maelys, Chandara remarqua d'emblée qu'elle n'allait pas bien. A la lumière de la chandelle, ses yeux lui apparurent entièrement noirs. C'est alors qu'un rictus malveillant déforma son visage.

Elle ricana et la paladine se rendit aussitôt compte que ce n'était pas sa voix. Restait à savoir qui parlait par sa bouche.

Chandara eut un mouvement de recul, surprise par l’expression de Maely et surtout la voix qui sortait de ses lèvres. Elle n’éprouvait que de l’aversion pour les entités qui en venaient à posséder ou dominer des personnes et elle s’inquiétait bien sûr pour la santé de la jeune femme.

Cependant, une petite part pragmatique en elle lui souffla qu’il fallait tenter de comprendre ce que la voix disait, voire communiquer avec elle pour la forcer à révéler des informations qui pourraient lui être utile pour sauver les enfants. Car c’était, à n’en pas douter, au maître des lieux qu’elle avait affaire…

Les yeux de Maelys - ou plutôt ceux de la créature qui avait pris possession de son corps - se posèrent sur la paladine. Et une voix d'outre-tombe lui demanda.

"Alors, jeune présomptueuse, que viens-tu faire dans mon domaine ? Tu crois pouvoir me vaincre avec tes petits pouvoirs de rien du tout ? Ta déesse ne peut rien ici. Sauve-toi pendant que je t'en laisse encore l'occasion."

Chandara fit face au visage de Maelys avec détermination et une expression de colère. Elle parla avec un calme qui la surprit elle-même :

- Ma déesse n'aurait que faire d'un être aussi abject que vous. Vous allez tout de suite libérer mon amie et ensuite vous ferez de même avec les enfants que vous tenez prisonniers ici. Vous allez le faire où il n'y aura nulle part où vous cacher quand je partirai à vos trousses pour vous extirper de cet endroit.

La créature qui occupait le corps de Maelys ricana. La jeune femme se leva lentement. Un instant, Chandara vit les yeux changer et perdre leur noirceur laissant place aux iris noisette et affolées de la véritable occupante. Eli murmura dans son sommeil mais n'ouvrit pas les yeux.

Maelys la dominait de toute sa hauteur mais fort heureusement, elle n'était pas armée.

Chandara n’avait pas attendu que l’esprit possédant Maelys puisse lui faire commettre quelque forfait. Elle s’était donc précipité à la suite de la jeune femme possédée, perdant tout de même quelques secondes en contournant son lit, puis l’avait enlacée fermement. Elle ne voulait pas risquer de la blesser aussi se contentait-elle de chercher à la maîtriser. Et peut-être de lui faire reprendre conscience :

- En plus d’être abject, tu n’es qu’un froussard, fantôme de pacotille ! Tu n’oses pas t’attaquer à une paladine. Mais c’est sûr, tu n’en as certainement pas les moyens. Tu préfères t’en prendre aux enfants et aux femmes endormies !

Provoquer l’esprit n’était peut-être pas la meilleure idée qui soit mais elle en avait gros sur le cœur et elle espérait l’attirer à se découvrir.

La créature qui occupait Maelys ricana de nouveau et fit le geste d'égorger Eli avant de se redresser. L'amie de la paladine se réveilla en sursaut. Maelys quant à elle commença à reculer en direction de la porte donnant sur le couloir.

Sur son visage se peignit un rictus de défi comme si elle demandait à la paladine si elle oserait la suivre.

Chandara prit le temps de crier à l’intention d’Elie qu’elles étaient attaquées et que l’esprit possédait Maelys : il fallait qu’elle soit informée de la situation dont elle ne pouvait pas se rendre compte d’elle-même, d’autant qu’elle venait brusquement d’émerger de son sommeil.

La paladine n’attendit pas de réponse avant de se précipiter vers Maelys. Elle avait récemment perdu de sa force en abandonnant l’usage de son arme lourde mais elle l’avait gagné en vivacité. Elle chercha une nouvelle fois à ceinturer Maelys dans l’espoir de l’immobiliser et de forcer l’esprit à la quitter.

Se faisant, elle se rappela fugitivement – et de manière parfaitement inopportune – une situation similaire où elle avait enserré un certain paladin sur le point de se jeter d’une falaise. Il avait alors fallu l’embrasser pour rompre le charme qui s’était emparé de ses songes mais elle n’en était pas encore là. Ce souvenir ne manqua en tous cas pas de la déconcentrer. Peut-être assez pour lui faire échouer son initiative…

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Commanderie de l'Ordre de la Rose Rubis d'Antelucas