La Couronne de Cuivre

Baptiste finit par revenir l'aider, même s'il témoignait moins d'énergie que dans la matinée. Il ne se plaignit pas, mais Taliesin vit sur son visage qu'il ne trouvait pas l'activité très intéressante. Assez rapidement, il eut même l'impression que l'enfant avait complètement décroché et pensait à tout autre chose, son corps et son esprit dissociés. Victor, par contre, ne semblait avoir aucune intention de revenir...

Il ne tergiversa pas longtemps : il n'avait pas envie d'épuiser Baptiste alors que celui-ci l'avait déjà beaucoup aidé. Et puis, son frère s'étant fait la malle sans le moindre scrupule, i ln'était pas juste que lui continue à travailler.
-Tu voudrais bien aller voir ce que font Victor et Titus, s'il te plait ? Et s'ils s'amusent bien... Bah, ne les interrompt pas : joue plutôt avec eux, si cela te fait envie.

" Hein ? Heu... Heu... Tu es sûr ? Parce que... hum... C'est pas comme si c'était terminé, là..."
Il pinça les lèvres.
" Faudrait trouver une technique plus efficace, mais je sais pas bien quoi... Un poison pour les racines, quelque chose comme ça... Un acide."

-Cela porurait marcher. Mais demain, on aura mieux et plus naturel : on aura... des chèvres ! Et ce n'est même pas une blague.
Il lui sourit.
-Allez, file ! Et fais-le l'esprit tranquille : tu m'as déjà filé un énorme coup de main et je n'ai jamais eu l'intention de vous faire trimer de l'aube au crépuscule.

Un peu hésitant, Baptiste finit par obtempérer et se carapata dans le sous-bois. De son côté, Taliesin continua son désherbage, s'offrant de temps à autre une fraise ou une myrtille sauvage avant de continuer. Les mûres, nombreuses, étaient encore vertes et, vu qu'il les arrachait, ne connaîtraient jamais le palais de quiconque. Il progressait lentement, mais petit à petit, l'espace qu'occupait autrefois le bâtiment retrouvait un certain volume, une certaine atmosphère, comme la végétation cédait devant son énergie. Il dérangea des petits mammifères, des mulots timides, un loir, et des oiseaux qui partirent nicher ailleurs. Plus d'insectes, cependant : Titus les avait manifestement tous avertis du chamboulement à venir.
Le barde sentit une certaine tension s'installer dans ses muscles : bras, épaules, cuisses, et une douleur apparaître dans ses doigts, malgré les gants. Il serait sans doute bien courbaturé quand viendrait la nuit, sans parler des cloques qui devaient désormais décorer ses mains...

Un peu désolé pour tous les animaux dont il avait dérangé la quiétude, ne doutant pas, cependant, qu'ils trouveraient sans mal à s'installer ailleurs, il finit par décider d’interrompre son travail : il n'était plus vraiment en état et le seul résultat réel qu'il obtiendrait en persistant, ce serait d'avoir beaucoup, beaucoup de mal à s'y remettre le lendemain.
Il entreprit alors de ranger les différents outils. Quand ce serait chose faite... Il faudrait se mettre en quête des enfants.

Il ne fut pas difficile de dénicher les enfants : ils avaient respecté les consignes et étaient demeurés à proximité. Ils se rassemblèrent dans la clairière, Baptiste félicita Taliesin sur l'avancement des travaux, puis ils repartirent vers Vauxgrisants. La fin de journée était un peu venteuse, mais il ne semblait pas devoir pleuvoir, et ils regagnèrent assez rapidement l'immense pâture collective qui s'étendait autour de la butte, sur son versant oriental. Victor avait pris la tête avec la mule, Baptiste suivait aux côtés de Taliesin, Titus semblait avoir du mal à abandonner le bois, mais ne se laissait pas distancer pour autant. Les animaux avaient disparu : sans doute les rentrait-on pour la nuit. Les tentes, par contre, étaient toujours plantées au même endroit, et la fumée d'un feu s'élevait dans l'air froid.

Peut-être les tentes étaient-elles des manières de bergeries provisoires destinées à éviter des trajets quotidiens aux bêtes et à leurs gardiens ?
Bah, il demanderait à leurs hôtes.
Il avait trop hâte d'arriver à bon port pour faire un crochet, de totue façon...
D'autant que, peut-être, Cordélia les attendait.

Ils arrivèrent à Vauxgrisants dans la pénombre de la fin de journée. Il faisait un peu froid, le ciel s'était couvert. Il pleuvrait sans doute pendant la nuit. Des villageois les saluèrent tandis qu'ils retournaient jusque chez leurs hôtes, mais personne ne vint les importuner. Ils entendirent des éclats de voix joyeux provenant de la taverne, qui se trouvait à l'écart de la place principale, dans une rue large et tranquille. Puis ils parvinrent à bon port, où Mona les attendait. La table était mise, une délicieuse odeur de viande rôtie flottait dans l'air, et la veuve les accueillit d'un sourire. Elle ne s'était manifestement pas inquiétée de leur capacité à rentrer par eux-mêmes, et sans tracas.
" Une bonne première journée ?" demanda-t-elle.

Pas de Cordélia en vue ? Ah, c'était dommage... Mais peut-être ne tarderait-elle pas à faire son apparition...
-Très bonne, même si je pense que j'aurai recours à votre baume pour les mains ! répondit-il joyeusement.
Il avait pensé faire un détour par la salle d'eau mais puisque le repas était prêt... Cela attendrait, d'autant que son estomac criait famine.

" Vous avez encore le temps de vous laver, si vous voulez... Enfin, l'un ou l'autre d'entre vous, en tout cas... Et une amie à vous est passée, dans la matinée. Elle a dit qu'elle essaierait de vous trouver dans les ruines, mais sans doute demain, qu'elle avait un rendez-vous pour un travail cet après-midi, qu'elle espérait que tout le monde allait bien. Une charmante jeune femme, d'ailleurs."

-Oh, je suis content qu'elle soit passée. Je commençais à craindre que l'appel de l'aventure ne l'ait déjà lancée sur d'autres chemins, nous empêchant de lui dire au revoir.
Ce qui aurait été très dommage.
Il se tourna ensuite vers les garçons et leur dit que l'un d'entre eux, s'il se dépêchait, pouvait profiter de la salle de bain avant le repas.

Baptiste fut le plus prompt... et le seul motivé, en réalité. Titus semblait trouver l'idée tout à fait extravagante, même s'il n'osa pas en faire la remarque. Victor paraissait heureux dans sa crasse, mais Mona lui imposa d'aller se laver les mains, a minima. Elle en profita pour apporter du baume à Taliesin. C'était une crème grasse, aux plantes, que n'aurait sûrement pas désavoué Galathée. Yann entra peu après et s'enquit de la progression des travaux, tout en annonçant au barde que six chèvres voraces feraient partie du voyage, le lendemain.

-Et bien, j'aurais très largement pu tout terminer dans l'après-midi, y compris les façades extérieures, mais j'ai eu pitié d'elles et je me suis donc résigné à leur laisser de quoi grignoter, dit-il, tout sourire.
Il avait remercié Mona pour le baume et décidé à y recourir après ses ablutions.

" Mouais... En traduction : on voit à peine qu'on a travaillé, et ça aura repoussé demain." railla Victor.
Yann sourit.
" Je vais apprendre à décrypter le langage des bardes, je crois.
— Tel père tel fils, moi je dis, ajouta Mona.
— Mais ça n'aura pas repoussé demain. Quand même pas."

Il sourit.
-Et sérieusement... Les choses ont quand même un peu avancé.
Il faillit ajouter que Victor, simplement, n'avait prêté aucune attention aux ruines durant l'après-midi et n'avait donc pu s'en rendre compte mais il s'abstint, pour ne pas le vexer.

Baptiste revint propre et Mona servit le repas. Elle avait heureusement prédécoupé la viande, histoire de ne pas servir le porcelet entier, comme on le faisait généralement. Evidemment, la viande était tendre et fondante, délicieuse. Même Titus en prit. Baptiste posa ses questions, personne ne parut franchement surpris de la provenance de leur pitance, au grand soulagement de leur hôte. Les enfants montraient des signes de fatigue, déjà, et sans doute Victor risquerait-il de s'endormir dans son baquet. Mine de rien, ils avaient marché un bon moment...

Tant pis, il y plongerait quand même, ne serait-ce que pour le salut des draps que leur fournissait Mona.
Titus irait aussi se décrasser, quoi qu'il ne le contraindrait pas à un vrai bain : il tenait à respecter sa nature. Quelques ablutions devraient donc suffire...
En tout cas, il les encouragea à gagner la salle d'eau sitôt le repas terminé. Lui-même entendait s'attarder un peu à table avec leurs hôtes.

Baptiste aida Yann en cuisine tandis que Victor et Titus se rendaient à la salle d'eau.
" Plusieurs personnes sont passées pour vous voir aujourd'hui... Les gens sont curieux. On se demande déjà si et quand vous passerez à la taverne... Des dames veulent vous inviter à boire le thé... Ce genre de choses... Tout le monde était très déçu que vous soyez absents. Mais Demetrius est repassé et il a demandé si vous auriez la gentillesse de venir dîner avec lui un de ces soirs. Je n'ai rien osé répondre, je dois dire..."

Le prétexte trouvé par Yann avait été parfait mais... Si lui-même voulait qu'il tienne, il n'aurait d'autre choix que de beaucoup sociabiliser avec les habitants du village, ce qui aurait des conséquences sur le temps qu'il pouvait consacrer aux fouilles.
-Je vais essayer de trouver un compromis entre... mont travail réel et ma couverture, répondit-il. Mais je crains qu'il ne me faille vous laisser les garçons de temps à autre : j'imagine, par exemple, que l'invitation de votre clerc ne les concernait pas...

" Non, je ne crois pas, effectivement... mais ce n'est pas un souci. Ils ne prennent pas beaucoup de place, je dois dire... Il y a juste le problème du faune, Titus, qui parle une langue absolument incompréhensible... mais j'ai vu que les enfants communiquaient par gestes... Je devrais y arriver, moi aussi."
Elle pinça les lèvres.
" J'espère juste que personne ne lui cherchera des noises, si on le voit avec vous dans les champs... Les gens respectent la Lorien mais parfois, ils ont des idées un peu rigides sur la manière dont la Lorien doit respecter la Vallée..."

Il haussa les épaules.
-Le mieux est qu'il se fasse discret et ne quitte pas votre maison quand je ne suis pas là. Et si l'on vient l'ennuyer en ma présence... Et bien, j'expliquerai que cet enfant a été capturé par des humains, en violation des accords passés avec les habitants de la forêt, et qu'on m'a chargé de le ramener auprès des siens. A moins de tomber sur quelqu'un de particulièrement remonté, je pense que cela suffira à apaiser la situation. Mais je pense aussi qu'il me faudra aller à Champsdor pour rencontrer la princesse elfe : sans doute sait-elle où vivent les faunes les plus proches.
Entre cette démarche, la recherche desdits faunes, le repas chez le clerc, toutes les sollicitations des villageois... C'était à se demander s'il aurait le temps de tirer quoi que ce soit des ruines. Mais il trouverait bien une solution : il en aurait fallu plus pour gâter sa bonne humeur.

" C'est vrai qu'elle est sans doute la mieux placée pour vous renseigner. Les routes officielles et publiques qui mènent dans la forêt sont plus au nord et plus au sud : il n'y en a aucune dans notre Vallée."
Elle haussa les épaules.
" Je pense que le caractère extrêmement civilisé... Non, civilisé n'est pas le bon mot... Cultivé ? Exploité ? Enfin bref... que ça choque quand un peu les natifs de la forêt. Enfin, comme je vous l'ai dit, nous n'avons pas de conflits avec eux mais ils ne viennent pas souvent nous voir non plus. Ça doit leur rappeler des mauvais souvenirs, peut-être, du temps où cette zone était une forêt."

-J'imagine...
C'était en tout cas une chance qu'il se trouve une délégation elfe dans les parages juste au moment de son passage : grâce aux informations qu'il glanerait, ramener Titus auprès de son peuple serait sans doute une opération rondement menée.

La fin de soirée n'apporta rien de très nouveau. Aucun villageois n'osa venir frapper à leur porte et les enfants allèrent se coucher tôt, réclamant cette fois une histoire à grands cris. Une aventure de Gérard de Berge plus tard — traduite en sylvestre au passage, les trois marmots étaient sous leurs couvertures, radieux. Taliesin put ensuite aller enfin se laver, profitant d'un baquet de belle taille et des braises encore rouges de l'âtre. Quand il fut propre, il retrouva Yann autour d'une pinte de bière — la blonde, cette fois — et le jeune homme l'interrogea sur la ferme Desmoulins et les choses qu'ils y produisaient. Il paraissait étonné qu'un barde puisse prendre plaisir à faucher des blés, mais ne mit pas sa parole en doute.
Enfin, la nuit s'étendit plus profondément sur Vauxgrisants. S'il voulait être en forme, le barde devait songer à se coucher... mais il n'avait toujours pas écrit cette fameuse lettre, non plus...

Et c'est ce qu'il décida de faire, renonçant pour ce soir-là à la moindre lecture.
Il lui écrivit qu'ils étaient arrivés à destination, qu'ils étaient installés au mieux, que les garçons étaient contents - y compris Baptiste que les péripéties du voyage n'avaient pas refroidi. Il lui dit également espérer que tout se passait bien pour elle, pour les jumeaux, pour les Merlus, qu'il ne regrettait pas d'être parti en voyage mais... qu'il était déjà impatient de la retrouver - ce qui était la pure vérité.
Le courrier terminé, songeant qu'il laisserait l'opportunité aux enfants de s'exprimer eux aussi, il usa du baume donné par Mona puis se mit au lit et s'endormit comme une souche.

Au petit matin, Victor fut plus difficile à lever que la veille, rechignant, prétextant un mal de dos, de gorge, de tête et d'estomac selon le moment où on l'interrogeait sur sa mine peu alerte. Si Baptiste avait tenté de dépasser Mona à la cuisine, c'était Titus le plus impatient de regagner les bois. Il leur fallut une petite heure pour être prêts et prendre la direction des ruines. Ils avaient à nouveau des victuailles, la mule était bâtée, et ils repartirent sur le chemin serpentant entre les champs. Yann les accompagna à nouveau, menant les chèvres. Titus semblait en avoir peur, mais Baptiste accepta d'apprendre à les mener, ce à quoi il occupa son trajet, en compagnie du porcher.

En redécouvrant les tentes, il songea qu'il n'avait pas pensé à en parler à Yann ou Mona. Mais il avait été épuisé, la veille, et avait eu beaucoup de choses à l'esprit : le dîner chez le clerc, les sollicitations des villageois, la démarche auprès de la princesse elfe, la lettre à Galathée... Bah, il essaierait d'y penser le soir venu. Pour l'heure... Mieux valait se préparer à une longue, harassante mais fructueuse - du moins l'espérait-il - journée de labeur.

Yann les abandonna à l'orée du bois. Baptiste avait désormais ses six compagnes bien en main : il suffisait de les guider d'une cloche, à laquelle elles répondaient par moult bêlements. Gourmandes, elles les ralentirent quelque peu dans le sous-bois, mais une fois qu'ils atteignirent la ruine et que le gamin les guida dans l'enceinte du bâtiment, elles démontrèrent toute leur efficacité. En moins d'une heure, un premier mur était à portée de main, et les humains purent commencer à en ôter le lierre. En travaillant de concert, ils avaient déblayé un bon deux-tiers des lieux à midi, quand Victor s'écroula ventre à terre et décréta qu'il était mort.

Il croisa les bras.
-Je connais un excellent moyen de vérifier si notre valeureux compagnon a bel et bien trépassé... Un volontaire pour lui ôter ses bottes et lui mettre du sel sur les pieds ? Ensuite, nos caprines alliées lui infligeront le fameux supplice de la chèvre...
En réalité, il avait été sur le point d'annoncer la pause de midi.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile