La Couronne de Cuivre

L'expression de l'elfe changea.
" Voici qu'arrive le capitaine. C'est une chance que vous soyez à terre."
Astrée aperçut trois silhouettes qui cheminaient sur le pont surplombant la sylvestre. Les deux premières s'arrêtèrent à hauteur du Silure mais la troisième continua sa route vers vers l'Ecureuil. Alors qu'il approchait, la jeune femme vit qu'il la détaillait d'un oeil unique, le second disparaissant derrière un bandeau d'étoffe verte. Il portait un manteau long, couleur orage, très peu approprié à la saison, et ses cheveux noirs, courts, lui conféraient un air sinistre. Il passa devant Astrée sans lui adresser la parole et interpela l'elfe aux cheveux blancs, dans leur langue que la jeune femme ne comprenait pas. S'ensuivit un long échange, le capitaine se montrant plutôt incisif, l'autre répondant avec un flegme tranquille. De temps en temps, l'un et l'autre lui jetaient un regard. Puis le capitaine monta à bord, d'un bond, tandis que l'autre s'approchait du bastingage.
" Ce n'est pas si mal engagé, au final. Si vous êtes prête à nous rendre un menu service... Peut-être pourrez-vous gagner votre place à bord. Mais il y a d'autres volontaires. Le rendez-vous est fixé à la taverne du Diable-en-Feu, ce soir à l'heure de table."

Astrée avait entendu leur échange sans comprendre, un peu surprise qu'ils lui jettent des coups d'oeil : pourquoi parlaient-ils d'elle ? Elle ouvrit de grands yeux surpris à l'annonce qu'elle aurait peut-être la possibilité de voyager sur l'Ecureuil, et lui adressa un sourire reconnaissant. C'était vraiment aimable à lui de défendre ainsi sa cause.
" Je veux bien vous rendre service, bien sûr. Mais quel genre de service ?", s'enquit-elle, un peu surprise.
A la taverne du Diable-en-Feu... Drôle de nom. Et le capitaine avait une drôle d'allure. Mais peu lui importait, au fond.

L'elfe ouvrit de grands yeux à son tour et son sourire s'élargit.
" Un service mystérieux. C'est la Vallée du Nirvana, ici. Tout est toujours mystérieux. A vous de voir si vous voulez vous acoquiner avec les elfes de la rivière... Tenter votre chance... Ou si vous préférez faire le tranquille détour par la route. C'est plus long mais c'est nettement moins risqué, c'est sûr."
Elle n'en tirerait absolument rien de plus, c'était une certitude.

Astrée ne put s'empêcher de rire de tous ces mystères.
" Je préfère la rivière, sans hésiter, répondit-elle joyeusement. Bon... Mais donc, à cette taverne, à l'heure du repas... quelqu'un m'attend pour me dire ce que je suis sensée faire ?"

Il secoua la tête, sans se départir de son sourire.
" Installez-vous, commandez à manger... et nous viendrons à vous. Evitez, cependant, de parler de ce projet à qui que ce soit. Le capitaine choisit ses acolytes avec circonspection. Il pourrait vous éliminer de la course parce que vous vous êtes montrée prodigue."

Astrée acquiesça avec un sourire. Elle se demandait ce qu'on attendait d'elle. Tout ça lui semblait un peu étrange, mais l'elfe aimait visiblement faire des mystères et elle verrait bien ce qu'on lui dirait une fois sur place. Même si elle voyait mal pourquoi ce capitaine qui détestait les humains déciderait d'en prendre un à bord... ni pourquoi il jouait à envoyer les candidats dans une auberge ainsi. Mais elle n'avait rien à perdre après tout. Et pas d'autre piste en vue. Autant y aller.
" J'y serai, répondit-elle tranquillement. Il me faut juste le temps d'enfiler des vêtements secs..."

L'elfe lui adressa un dernier signe, puis recula sur le pont et rejoignit le capitaine, lequel était entré dans la cabine à l'arrière. Il faisait encore bon et si Astrée flânait, elle serait sans doute presque sèche en atteignant la petite ville, mais elle commençait aussi à avoir franchement faim, car la mi-journée était passée depuis un moment déjà. Prince était toujours sous forme d'écureuil, attendant une nouvelle consigne avant de se métamorphoser à nouveau, mais dès qu'ils seraient de l'autre côté du pont, le faire deviendrait compliqué...

Astrée n'était pas spécialement pressée de rejoindre la ville et la foule qui l'envahissait certainement, aussi décida-t-elle de prendre le temps de casser la croûte de ce côté-ci du pont, en piochant dans les provisions achetées la veille. Elle s'éloigna simplement un peu des barges pour ne pas paraître intrusive. Cela lui laissait le temps de réfléchir à cette étrange proposition, de sécher un peu au soleil, également. Elle avait un peu de temps avant l'heure du rendez-vous, même s'il fallait prévoir un délai suffisant pour trouver la taverne en question.

Elle jeta quelques coups d’œil réguliers à l’Écureuil, se demandant encore une fois pourquoi le capitaine accepterait une humaine à bord s'il détestait tant les humains. Quel l'elfe aux cheveux blancs ait pu plaider sa cause pour pouvoir observer Prince de plus près, c'était envisageable, mais que le capitaine envisage sérieusement de choisir entre plusieurs candidats était surprenant. Il aurait dû purement et simplement refuser, pour tous. Ou peut-être que ce rendez-vous à la taverne était un moyen astucieux de tenir tout le monde à distance, pour prendre le large sans que personne n'insiste... mais pourtant, ce n'était pas nécessaire.

De toute façon, elle n'avait rien à perdre à tenter sa chance.
Il lui restait à décider si elle demandait à Prince de se faire cheval pour porter son sac, ou si elle le transportait elle-même en le laissant écureuil. La première solution présentait l'avantage de pouvoir avancer rapidement et confortablement, mais l'inconvénient de devoir le laisser s'ennuyer pendant qu'elle serait à la taverne, et puis il faudrait trouver un endroit où le laisser sans pouvoir le surveiller. Mais cela ne devait pas poser de problème dans une ville de transit comme celle-ci. Et puis, il aimait être cheval et risquait d'en être privé dans les jours à venir.
Elle lui proposa donc de redevenir cheval, et de se mettre en route pour trouver cette fameuse taverne.

Prince s'exécuta, mais Astrée devina qu'il était un peu perturbé par ces métamorphoses successives dont il ne comprenait manifestement pas complètement l'intérêt. Il franchit la courte distance qui séparait la rivière du bourg, dépassa quelques maisons vétustes et ses sabots claquèrent bientôt sur les pavés. Il fut contraint de ralentir. La jeune femme devina que tout le monde, dans les rues, à la terrasse des tavernes, devant les étals des marchands, parlait de ce fameux arbre tombé. Et de ce qu'elle comprenait, il n'avait pas bougé d'un pouce depuis sa chute. Il lui sembla d'ailleurs qu'il y avait déjà un peu plus de monde dans Portail que quelques heures plus tôt... Malgré une probable circulation de l'information — sans doute imparfaite — les visiteurs continuaient d'affluer dans l'espoir de traverser la Lorien...

La route n'était certainement pas prête de rouvrir, mais la plupart des gens ne le croiraient pas tant qu'ils ne l'auraient pas vu de leurs yeux. Astrée plaignait les patrouilleurs qui allaient devoir faire face à l'afflux de voyageurs frustrés. Il était vraiment dommage que la chute de l'arbre ait eu lieu en saison de forte affluence : il y aurait trop de monde à l'auberge à l'entrée de la Lorien, bientôt trop de monde au Portail également. Les barges ne prendraient pas grand-monde, la grogne allait monter... Tout cela n'augurait rien de bon. Il fallait espérer qu'une solution puisse au moins être entr'aperçue pour donner un peu de patience à tous.

Elle écoutait d'une oreille distraite les conversations, tout en cherchant du regard la taverne au drôle de nom. La ville n'était pas immense, elle finirait bien par l'apercevoir. Et si elle ne voyait rien, il faudrait qu'elle trouve quelqu'un pour la renseigner. Un garde, s'il y en avait, ou un commerçant quelconque. Elle se demandait également où elle allait passer la nuit, si jamais cette mission bizarre n'aboutissait à rien... Mais peut-être cette taverne faisait-elle auberge également.

La taverne du Diable en Feu n'était pas difficile à trouver et pour cause : trônant en bordure du marché, sa devanture était affublée, juste au dessus de la porte, d'une imposante planche de bois peinte, représentant... un diable en feu. C'était davantage un diablotin d'une créature imposante, et son expression était hilare et non torturée : les diables aimaient le feu, c'était bien connu.
Sa terrasse avait débordé dans la rue et une vingtaine de clients y buvaient un verre sous le soleil déclinant. Hommes et femmes, voyageurs et locaux, les lieux bruissaient de conversations et de rires. Dans un coin, une paire de musiciens tentaient de se faire entendre, mais leurs ritournelles étaient noyées sous le brouhaha ambiant, issu de la taverne mais surtout du marché encore très actif en cette fin de journée.

Astrée commença par chercher un endroit où attacher Prince. Il n'aimait guère être attaché, par principe, mais il pouvait s'y plier un petit moment lorsque c'était nécessaire. Le seul risque était qu'il décide de fuguer à sa façon, mais au milieu de tout ce monde, elle espérait bien que cela ne lui traverserait pas l'esprit. Idéalement, elle espérait pouvoir le laisser à un endroit d'où elle l'apercevrait, pour qu'il patiente plus facilement. Ensuite, elle irait s'installer sur la terrasse, s'il restait de la place bien sûr. L'elfe n'avait pas précisé de lieu, et elle préférait être dehors.

Il y avait déjà une ribambelle de cheveux à l'attache, grands et petits, alezans ou bigarrés, et Prince se glissa parmi eux avec une nonchalance un peu snob : il n'était clairement pas de leur espèce. Il ne broncha cependant pas, résigné à se plier aux lubies de sa maîtresse... pour un temps du moins. Sans réellement pouvoir dialoguer avec lui, Astrée devinait qu'elle devrait faire amende honorable plus tard. C'était un sentiment davantage qu'une certitude, mais Prince avait ses manières de communiquer bien à lui.
Une place à la terrasse, ce fut chose plus complexe. Il y avait foule, et elle dut attendre un moment debout — c'était le cas de bien des clients — avant de se trouver une table. La plupart des gens partageaient, vu l'affluence, mais personne n'oserait s'installer avec elle "de force" sans qu'elle manifeste clairement son ouverture, d'un sourire ou d'un geste.

Astrée n'avait pas vraiment envie de bavarder avec quiconque, préférant écouter en silence les discussions des autres tables pour se tenir informée des éventuelles nouvelles en provenance de l'arbre. Et puis, il y avait ce fameux et improbable service à rendre dont elle ignorait la teneur et doutait même de l'existence.
D'un autre côté, elle comprenait qu'ils étaient trop nombreux à attendre. Peut-être pouvait-elle envisager de laisser un bout de table à quelqu'un d'allure réservée, peu bavard... Mais si ce fameux service nécessitait qu'elle soit seule pour qu'on puisse l'aborder ? Elle observa à la dérobée les visages autour d'elle, cherchant s'il y avait un elfe, peut-être, qui pourrait sembler chercher quelqu'un... ou peut-être verrait-elle un compagnon de table acceptable.

Des elfes, il n'y en avait nulle trace et il était difficile de se faire l'idée d'un compagnon à sa seule mine. Heureusement, d'autres tables se libérèrent et la jeune femme put songer à autre chose, laissant les personnes qui attendaient se trouver une place ici et là. On était cependant encore loin de l'heure de table, et elle patienta ainsi une première heure, puis une deuxième, en écoutant les conversations autour d'elle et en sirotant trois tasses de thé qui la forcèrent à s'absenter pour trouver les latrines. A son retour, malheureusement, la table était prise, et elle dut à nouveau attendre debout.
Des conversations, elle n'apprit pas grand chose de neuf. On discutait de l'arbre, de son impact sur l'économie, de la nécessité d'attendre, des idées farfelues des elfes, des théories du complot bourgeonnaient ici ou là (c'était un coup de Mélandis, d'Ithilion, d'Anarion, des elfes, des kobolds, des centaures, de Sylvanus en personne, de stupides gosses du village qui avaient trouvé la chose comique, des champignons renforcés par les pluies estivales, de l'onde magique étrange qui avait balayé le pays un peu plus tôt dans la saison), de comment on allait résoudre le souci, de ce qui serait décidé, des itinéraires de contournement, et ainsi de suite, repris, répété, transformé, amplifié, nié, mis en doute, et ainsi de suite...
L'après-midi se termina, il y eut comme une rotation parmi les convives, certains partirent, d'autres arrivèrent, et le brouhaha commençait à devenir hypnotique. Une serveuse se planta devant Astrée et lui demanda si elle comptait manger ou prendre une dix-huitième tasse de thé...

" Je vais manger, si c'est possible", répondit Astrée avec un sourire.
Elle était un peu lasse d'être restée immobile, mais elle n'avait pas grand-chose d'autre à faire que patienter. Elle se faisait un peu de souci pour Prince, laissé seul trop longtemps, qui devait être plus las qu'elle encore. Elle espérait qu'il ne ferait pas de fugue, et, une fois ou deux, avait cherché à vérifier si elle ressentait sa présence toute proche, sans insister cependant : elle ne voulait pas l'agacer davantage.
" Tant que j'y pense... savez-vous s'il est possible d'avoir une chambre, ici ou ailleurs ?"
Elle posait la question par acquis de conscience, quasiment certaine que la réponse serait négative.

Edit : joyeux Noël Gal !

La serveuse pinça les lèvres, les sourcils froncés.
" Z'auriez dû poser la question quand vous êtes arrivée tout à l'heure, là, y reste rien nulle part, j'pense, avec tout l'monde qui s'radine depuis le matin. Vous pourrez sans doute trouver un coin pour planter vot'tente, si vous craignez pas l'voisinage. Mais trouver un toit ? P't'être que certains habitants en profitent, mais va falloir sonner aux portes, moi j'peux pas vous aider. Mais bon. Poisson ou poulet ?"

" Heu.... Poulet," répondit-elle, totalement au hasard, la tête ailleurs.
Elle s'y attendait, à ne pas avoir de chambre à cette heure. Mais ça n'était pas grave, elle irait camper quelque part. En s'éloignant de la ville, elle trouverait bien un pré tranquille, peut-être plus facilement côté vallée que côté Lorien, d'ailleurs. Et puis, fuir cette agitation lui ferait le plus grand bien, et à Prince également.

" Poulet ce sera." dit la serveuse en s'éloignant.
La jeune femme n'avait pas fait trois pas qu'Astrée vit un petit morceau de parchemin glissé sous sa tasse, qui ne s'était pas trouvé là quelques minutes plus tôt. C'était fatalement son interlocutrice qui l'avait glissé là, car personne d'autre ne s'était approché de la table. Personne d'autre de visible, du moins.
Il y était inscrit ceci :
Arrière-Salle, première porte à droite avant les latrines.

Astrée n'en crut pas ses yeux en apercevant le parchemin. Elle suivit des yeux la serveuse qui s'éloignait, se demandant si c'était elle qui... mais ça n'avait pas d'importance au fond. L'essentiel était le message. Il y avait peut-être réellement un service à rendre pour gagner sa place sur la barge, aussi surprenant que cela paraisse. Donc elle comptait bien se rendre au rendez-vous sans perdre un instant de plus. Tant pis pour le poulet.
Elle se redressa lentement, et, d'un pas tranquille, se dirigea vers l'arrière-salle. Elle connaissait le chemin.

Elle traversa la salle d'auberge, remonta le couloir qui menait aux latrines, et prit la porte de droite. Quand elle entra, cinq personnes se tournèrent vers elle. Trois étaient humaines, deux elfes. Aucune n'était le capitaine ou l'elfe aux cheveux blancs qu'elle avait rencontré plus tôt.
" Nous sommes au complet." dit un des elfes, un lunaire aux cheveux noirs attachés en queue de cheval, l'air plus âgé que l'autre.
Le second elfe était manifestement issu de la même sous-race mais paraissait presque adolescent, si cela voulait dire quelque chose pour les gens de sa espèce. Il avait lui aussi les cheveux noirs, tressés, et le visage très pâle. Il échangea quelques mots rapides avec son aîné, en elfique. Parmi les trois humains, il y avait deux hommes et une femme. Tous étaient manifestement vêtus comme des voyageurs ordinaires et non des marchands.
" Je vais deviser avec ces messieurs d'abord, s'ils veulent bien me suivre."
L'elfe désigna une porte et les deux hommes prirent cette direction. Plusieurs chaises se libérèrent. Le second elfe resta en arrière avec les deux femmes. La compagne d'Astrée était jeune et portait des vêtements bien coupés, seyants, peut-être un peu trop, un maquillage léger qui mettait en valeur de jolis yeux clairs, des cheveux blonds coupés courts, mais arrangés avec soin. C'était Mathieu. Il sourit à Astrée, sans familiarité excessive, sans le moindre signe de reconnaissance.
" J'espère qu'on ne va pas nous demander de faire la vaisselle à bord ou de repriser les chaussettes du capitaine, dit-il avec une voix tout à fait métamorphosée, indéniablement féminine. Qu'en pensez-vous ?"

Astrée avait involontairement marqué un temps d'arrêt en reconnaissant Mathieu. Elle se crispa, juste un instant. Tout mais pas lui... Elle ne se sentait pas capable de jouer efficacement la comédie...
Sa question la prit de court, et elle mit un tout petit instant à retrouver l'usage de sa voix.
" Et pourquoi pas ? Il n'y a pas de honte à donner un coup de main", dit-elle aussi calmement qu'elle put avec un haussement d'épaules.
Pour sa part, elle le ferait sans hésiter.
Mais décidément, l'idée de Mathieu se faire passer pour une femme ne lui plaisait pas, vraiment pas. Si jamais les elfes s'en rendaient compte... Il risquait gros, et faisait potentiellement courir des risques à d'autres -aux autres humains qui seraient avec lui notamment. C'était une très mauvaise idée. Et inutile puisqu'il y avait aussi des hommes parmi les candidats.

" Vous avez raison, dit son interlocutrice. J'espère juste..."
Mais elle ne put pas terminer sa phrase car le premier elfe revint. Il échangea à nouveau quelques mots en elfique avec son compagnon puis se rassit.
" Mesdames." annonça-t-il avec un sourire.
Il les jaugea une seconde, Mathieu puis Astrée, Astrée puis Mathieu, sans que son expression ne change.
" Pensez-vous que ce qui est juste est toujours ce qui est... autorisé ?"

Astrée ne s'attendait pas à ce genre de question. Pourtant, la réponse était limpide dans son esprit.
" Pas forcément", dit-elle spontanément.
Mais s'ils souhaitaient qu'elle argumente, elle devait prendre le temps de la réflexion. Parce qu'en réalité, ça n'était pas si évident, et elle se voyait bien incapable de trouver immédiatement un exemple qui correspondrait à sa conviction profonde. Elle se tut donc et laissa la parole à Mathieu, qui, sans nul doute, aurait beaucoup à dire sur le sujet.

Mathieu se fendit d'un sourire.
" Si c'était le cas, ça se saurait. Et si la question sous-jacente est de savoir si je suis prête à faire quelque chose d'illégal pour rendre service à la juste cause des elfes de la Lorien... La réponse est : bien évidemment, surtout si en échange, vous me prenez sur votre bateau."
L'elfe ne put s'empêcher de lever les yeux au ciel, mais il était amusé. Il se tourna à nouveau vers Astrée, sans rien ajouter.

Astrée ouvrit la bouche, hésita, réfléchissant aux paroles de Mathieu. Serait-elle prête à faire quelque chose d'illégal ?
" Je crois que par les temps qui courent, ce ne serait pas une très bonne idée, fit-elle finalement remarquer en se tournant brièvement vers Mathieu, songeant à sa courte discussion avec l'elfe aux cheveux blancs, aux tensions qui s'annonçaient. Enfin... tout dépend quel genre d'acte sans doute."
Elle se tourna vers l'elfe.
" Je n'ai pas d'avis tranché sur la question, je juge au cas par cas. Je sais que ce qui semble juste pour les uns ne l'est pas forcément pour les autres, et qu'il est important de respecter les valeurs de chacun. Et donc de savoir aussi, parfois, si nécessaire, respecter leurs interdits. Pas parce que c'est interdit, mais juste parce que les transgresser serait manquer de respect aux valeurs qu'ils traduisent. Comme cet arbre sacré qu'on ne doit pas toucher sans en avoir l'autorisation... Mais bon, je m'éloigne de votre question. Je... Disons que je fais passer ce qui me semble juste avant ce qui est autorisé, tant que ça ne porte pas atteinte aux valeurs d'autrui."

Le silence succéda à la déclaration de la jeune femme. Mathieu avait l'air partagé entre l'incrédulité, l'envie de dire quelque chose et celle d'éclater de rire. Il se détourna d'ailleurs pour tousser élégamment dans son poing. Le plus jeune des deux elfes la regardait, vaguement éberlué, et osa un sourire incertain. Le plus âgé grimaça puis écarta les mains.
" Bon, j'aurais dû être plus clair. Il s'agit de voler un objet qui appartenait aux elfes, qui est désormais dans les mains d'un humain, et qu'il refuse de restituer."

Astrée se sentit rougir sous les regards moqueurs, et, mal à l'aise, hésita à répondre à cette nouvelle question. Mathieu y avait déjà répondu, dans sa tirade précédente. Il n'y avait qu'elle qui n'avait pas dit clairement les choses.
" S'il s'agit d'un objet appartenant aux elfes, il est juste qu'il leur revienne, fit-elle simplement. Mais... je pensais, bêtement, qu'il y avait peut-être des accords entre votre peuple et le nôtre, pour que les autorités puissent obliger à la restitution de ce qui vous appartient. Je suppose que c'est plus compliqué que ça... ou trop urgent. Quel genre d'objet est-ce ?"

" Ce n'est pas important." dit l'elfe.
Il croisa les bras.
" Si vous êtes partantes, mesdames, je vous donnerai les informations nécessaires pour localiser l'objet. Si vous nous le ramenez avant l'aube sur l'Ecureuil, nous appareillerons ensuite, avec vous, vers la Lorien, et nous considérerons votre passage comme payé."

Elle hésita un instant. Oui, bien sûr, elle était prête à aider à restituer un objet appartenant aux elfes, y compris s'il s'agissait de le voler. Mais elle aurait bien voulu en savoir plus, être certaine que ce n'était pas autre chose que ce qu'on lui annonçait.
Bah, elle en saurait plus très vite.
" D'accord," acquiesça-t-elle simplement.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Traversée de la Lorien