La Couronne de Cuivre

Il entendit la vieille femme revenir peu après, puis s'arrêter devant la table. Il entendit le bruit de la vaisselle que l'on dépose, puis des pas s'approchèrent de son lit, et s'arrêtèrent. Il entendait le souffle de la vieille, tout près de lui, comme si elle l'observait attentivement. Peut-être pour vérifier qu'il dormait vraiment, peut-être pour vérifier son état. Elle resta de longs instants près du lit, tandis qu'il faisait de son mieux pour être parfaitement relâché.
Puis elle s'éloigna, lentement. Il n'entendit pas la porte s'ouvrir et se refermer... mais il ne l'avait jamais entendue : les gonds étaient parfaitement huilés.

Kmir se contenta de continuer à faire semblant de dormir. Déjà, il n’était pas certain que la vieille soit partie. Ensuite, et bien c’était le plus simple moyen de ne pas boire la tisane. Et s’il trouvait pour de vrai le sommeil, tant mieux. Il lui fallait récupérer, vraiment récupérer, et non pas être torturé dans es rêves.
Agissait-il bien ? L’avenir allait le lui dire.

Il entendit à nouveau des pas approcher, quelques minutes plus tard, alors qu'il commençait à sombrer dans le sommeil. Il avait la quasi certitude que la porte n'avait pas été ouverte : la vieille femme était restée là à l'observer. Peut-être par simple souci de sa santé. A son âge, la solitude devait être monotone.
Elle resta quelques instant tout près de lui, à l'observer -il devinait ses yeux fixés sur lui. Son esprit, quant à lui, commençait à dériver tout doucement. Puis il sentit sa main effleurer son front, le ramenant à la réalité, tandis qu'elle commençait à chuchoter, à voix très basse, quelques mots rythmés, dans une langue étrange qu'il ne reconnut pas. Il eut l'impression d'un picotement sous ses paupières, mais elle s'interrompit brusquement. Et s'éloigna aussitôt.
Elle ne revint pas. Ou du moins, il n'entendit aucun bruit signalant une présence.

Et il finit par s'endormir, un long moment plus tard... Pour, à nouveau, sombrer dans un cauchemar.
Il était statue, il ne pouvait pas tourner la tête. Il entendait des chocs métalliques et sentait toute sa carcasse vibrer. Un choc, parfois, signalait une brisure, une fracture.
Il entendait des bavardages, sans reconnaître aucune voix. Il y eut quelques mots psalmodiés, comme un sortilège. On approcha une flamme de son torse, une flamme brûlante, il le devinait à la lumière trop blanche. Il entendit un liquide épais goutter. Mais il ne sentit rien. Une phrase résonna dans sa tête, susurrée à son oreille.
" Tu seras bientôt à moi"

Lorsqu'il se réveilla enfin, il ne se sentait absolument pas reposé. Peut-être légèrement plus fatigué, même si le cauchemar lui avait paru plus court que les nuits précédentes.
L'éternelle tisane était posée sur la table.

Il y avait eu encore un cauchemar, peut-être plus court…
Il se sentait fatigué, peut-être encore plus qu’avant… mais il n’en était pas certain…
En somme, les effets néfastes semblaient s’être atténués. Mais… il avait l’impression d’être dans une impasse. Il ne pouvait pas, des jours durant, tenir ce rythme. La vieille allait forcément se douter de quelque chose, si ce n’était pas déjà le cas. Et puis, il allait continuer de s’affaiblir car la tisane était tout ce qui l’alimentait. Déjà très faible, l’esprit en vrac, il doutait être en mesure de tenter un coup de force.
Il s’interrogea quelques instants sur la signification de ses cauchemars, mais il n’en trouva pas. Ils s’inspiraient de ce qui lui était arrivé, mais divergeaient en de nombreux points. Il était par exemple prêt à parier qu’on ne lui avait rien cassé alors qu’il était une statue d’or, sinon il se serait réveillé avec des fractures dans la caisse.
Il était perdu, épuisé, il manquait d’idées et son moral dangereusement bas lui suggérait de se laisser aller, de s’en remettre à la providence divine.

Son hôtesse entra dans sa chambre tandis qu'il ruminait ces sombres pensées.
" Vous avez un peu meilleure mine", assura-t-elle de sa voix éraillée.
Il lui semblait que c'était pure diplomatie et non un constat réel. Et puis, comment la vieille aurait-elle pu déchiffrer facilement l'état de santé d'un gnome des profondeurs ?
" Je vois que la tisane ne vous inspire pas. Que diriez-vous d'un peu de bouillon de volaille ?"
Une odeur de soupe et de viande parvint à ses narines. Il sentit son estomac gronder, en même temps qu'une légère nausée, dont il ne savait pas s'il devait l'attribuer à son état de faiblesse ou au fait que son estomac était vide.

Kmir tourna ses yeux anthracites vers la vieille et s’exprima avec détachement :
« Pour être franc, c’est vous qui ne m’inspirez pas. Vous usez de drogue et de magie… mais à quels fins ? Je ne suis pas née de la dernière pluie, mon état n’est pas dû à un refroidissement, mes cauchemars sont suscités. Jouez franc jeu. »
Il était téméraire d’avoir de tels propos. Il n’était pas en position de force, loin s’en faut. Et tant de choses dépendaient des rapports de force, son expérience du monde criminel le lui avait appris. Pourtant, il tentait quand même le coup. Cette situation ne lui convenait pas, alors il tentait de la faire évoluer. Une nouvelle situation, c’était de nouvelles possibilités. Et cette probable sorcière ayant quasiment toutes les cartes en main, pouvait effectivement être tentée de jouer cartes sur table.

La vieille femme parut prise de court, et ne répondit pas immédiatement. Il crut voir flamber une lueur rouge dans ses yeux, et eut la sensation d'une onde de colère et de mauvaise humeur, le traversant comme une vague d'eau glacée, tandis que la silhouette voûtée se redressait légèrement. Cela ne dura qu'un bref instant, et peut-être l'avait-il imaginé, réminiscence d'un cauchemar ou illusion liée au manque de sommeil chronique.
Quoiqu'il en soit, lorsqu'elle reprit la parole, son ton était tout miel.
" Bien sûr que j'use de potions pour vous remettre sur pieds. C'est ce que ferait n'importe quelle guérisseuse, non ? Je suis versée dans les herbes médicinales, je les utilise depuis des décennies. Je sais ce que j'ai à faire pour vous."
Elle croisa les bras et parut subitement très lasse.
" Mais si vous n'avez pas confiance, évidemment, la porte est ouverte..."

Kmir était faible, mais il avait l’habitude des échanges tendus. Sans compter qu’il était un svirfnebelin, une race pas exactement connue pour son expressivité. Lorsqu’il répondit, ce fut avec ce même détachement.
« Comment voulez-vous que j’ai confiance, vos propos évasifs n’expliquent rien. Vous vous contentez de tenir une posture sans aborder les faits. J’ai déjà été malade, je sais faire la différence entre une maladie et des choses surnaturelles. Et les cauchemars que j’ai commencé à avoir chez vous sont surnaturels. »
Il tenta de se redresser. Il n’était probablement pas en mesure de partir de cette maison, mais il pouvait donner l’impression de le vouloir.

La vieille femme observa ses efforts sans lui proposer la moindre aide -peut-être parce qu'elle était frêle et âgée. Elle ne chercha pas non plus à l'arrêter. Il parvint à se redresser. Il était certainement capable de marcher, lentement, peut-être en prenant appui contre les murs.
" Surnaturel, vous y allez fort. Tout dépend peut-être où vous placez la limite entre le naturel et le surnaturel, non ? Certains considèrent comme une malédiction divine la moindre maladie un peu sérieuse, d'autres non. Par chez moi, on dit que c'est la noirceur de l'âme qui ressort la nuit dans les cauchemars. La part de nous qui appartiendra un jour aux enfers... ou aux Abysses..."
Elle parlait d'un ton détaché, léger, dont il ne parvenait pas à déterminer s'il était indifférent ou moqueur.

« Un refroidissement, ça donne de la fièvre, ça encombre le nez, on tousse. Parfois, ça prend la gorge et même les poumons. On se met à siffler quand on respire. Que c’est étrange, je n’ai rien de tout ça. Non, j’ai tout autre chose, des choses qui ne sont venus qu’à partir du moment où j’ai goûté à votre médecine. Et loin de s’améliorer, ça s’empire. Il n’y a plus de confiance, alors je vais partir. Si je fais fausse route, si vous n’y êtes pour rien, vous m’en voyez navré mais bon, après tout, je serai le seul à en pâtir. Où sont mes habits je vous prie ? »
Toujours le même détachement. Kmir jouait la carte de la communication à la sauce créature de pierre. Elle pouvait déstabiliser ceux qui n’y étaient pas habitué car elle donnait l’impression d’être confronté à un roc, qu’aucun argument ne faisait mouche. Cette épreuve de force, il ne pouvait la mener que verbalement. Il gageait que si cette personne avait un but malfaisant, comme il en était toujours quasiment persuadé, elle ne le laisserait pas partir. Et si jamais il se trompait, et si jamais elle le laissait partir, il aviserait…

Elle haussa les épaules, et s'écarta, désignant la porte de la chambre d'un signe de tête.
" Bah, allez-y, si c'est ce que vous voulez. Pour ce qui est de vos habits... Vous allez apercevoir un rideau sur votre droite, à côté de la cheminée. Vos vêtements sont dans la pièce qui se trouve juste derrière."
Elle croisa les bras, indiquant clairement par son attitude qu'elle ne ferait pas le moindre geste pour les lui apporter.

Kmir hésita. Ses quasi certitudes s’effritaient. La vieille femme, si elle avait eu de mauvaises intentions, aurait été en mesure de le contraindre par la force. Pourquoi ne se dévoilait-elle pas ? Pensait-elle qu’il ne pouvait pas partir, qu’il n’était pas en état ? Ou attendait-elle d’être au pied du mur pour aviser ? Et si elle n’avait rien à se reprocher, si elle était vraiment en train de l’aider ?
Le gnome passa une main sur son crane, regardant tour à tour la vieille et la porte… Il était si fatigué, ne se condamnait-il pas à coup sûr s’il sortait de cette maison ?
« J’imagine que mon état me rend excessivement méfiant… » concéda-t-il.
Rien de plus classique pour un svirfnebelin. Les siens étaient connus pour ne faire confiance à personne.
Il allait manger, il en avait grand besoin, il allait se reposer… et il allait croiser les doits. Que ne donnerait-il pas pour être de nouveau sur pieds…
« J’espère ne pas vous avoir trop blessé… Je n’ai pas l’habitude d’être cloué au lit. »

La vieille femme lui retourna un large sourire édenté. Il crut apercevoir, l'espace d'un instant, une lueur de victoire dans ses yeux, mais peut-être l'imaginait-il.
" Je vais vous chercher de la soupe, dans ce cas, puisque vous voilà redevenu raisonnable. Attendez-moi ici... et recouchez-vous, vous êtes tout pâle."
En réalité, il y avait peu de chance que la moindre pâleur soit visible sur ses traits.
" J'ai encore de la tisane si vous voulez... sauf si vous n'avez pas confiance".

Cette lueur dans le regard de la vieille…
Cette sale impression, les doutes, la méfiance…
Kmir aurait aimé, en cet instant, pouvoir compter sur un esprit limpide et non pas se trouver dans les brumes de la confusion. Il fut à deux doigts de chercher pour de bon à se lever, de chercher à partir, même si dans son état ce serait probablement du suicide. Mais il ferma les yeux, secoua légèrement la tête, comme pour en écarter les brumes, avant de répondre :
« Donnez-moi quelque chose qui tient au ventre. J’ai faim… »
Il allait manger, dormir, et se sentir mieux.

" J'ai de la soupe. Restez allongé, c'est mieux pour vous," fit-elle d'un ton parfaitement neutre.
La vieille disparut sans un bruit par la porte. Elle revint quelques instants plus tard avec un bol fumant et odorant, à l'odeur de légumes et de volaille, qui éveilla son appétit. Puis elle repartit sans un bruit et le laissa seul.
La soupe était plus liquide qu'il ne l'aurait souhaité, et l'odeur de viande s'avéra une demi-illusion : seuls quelques maigres morceaux gras s'y trouvaient, mêlés à du bouillon et des légumes. C'était plus consistant qu'une tisane, mais pas assez pour le ravigoter. Il n'y avait pas d'odeur inquiétante, mais il y avait là-dedans un tel mélange d'herbes et d'épices, pour assaisonner l'ensemble, qu'il serait sans doute impossible d'y discerner un goût suspect.

Kmir se mit à manger machinalement, toujours perdu dans son indécision. Il se raccrochait à l’idée qu’il irait mieux après avoir pu un peu se remplir l’estomac, que ce n’était qu’une mauvaise passe, que ses cauchemars n’étaient que le fruit de sa maladie…
Il n’y croyait pas vraiment. Cette situation le dépassait. Il était habitué à faire face à pas mal de danger, mais là…
La Dame de la Chance pouvait-elle encore lui donner un coup de main ? Que ne donnerait-il pas pour ne serait-ce qu’être en nouveau en pleine forme, libre de mener sa vie comme il l’entendait.

Il ne s'interrogea pas longtemps sur son sort. A peine avait-il avalé la moitié de son bol de soupe qu'il sentit ses paupières papillonner, ses yeux se fermer malgré lui. Il eut juste le temps de songer que ce sommeil n'était pas naturel, avant de sombrer.

Et le cauchemar reprit. Un cauchemar différent, à nouveau. Il était dans un monde de semi obscurité, un peu comme l'Ombreterre. Mais il ne reconnaissait pas l'odeur habituelle de la roche. Il y avait ici quelque chose de putride dans l'air. Et puis, il y avait cette brume légère qui obscurcissait sa vue : ce genre de phénomène existait par endroit en Ombreterre, mais ce qu'il voyait ici ne lui évoquait rien : un chaos rocheux, des falaises abruptes, pas la moindre végétation. Il essaya de se redresser, mais il fut incapable de bouger, comme si son corps était devenu trop lourd pour ses maigres forces, ou comme si un poids invisible le plaquait au sol. Non, pas au sol. Il était étendu sur une table de pierre, les bras le long du corps. On ne l'avait pas attaché, mais il était totalement incapable de la moindre velléité de fuite.
" Tu seras bientôt à moi..." ricana une voix.
Il parvint à tourner la tête pour voir une silhouette indistincte près de lui, un peu voûtée, au visage monstrueux. Elle semblait terriblement réelle... comme tout ce qui l'entourait, d'ailleurs.

Puis il y eut un bruit sourd venu d'ailleurs. Trois coups contre un battant de bois. Des voix indistinctes.
Il se réveilla en nage, dans son lit, pas vraiment reposé, mais au moins son état ne s'était-il pas aggravé. Dans la pièce voisine, la vieille discutait avec des inconnus, mais la porte fermée l'empêchait de distinguer leurs mots.

Kmir mit quelques instants à remettre les choses en place dans un esprit toujours passablement embrumé. Il ne se sentait pas mieux et c’était désespérant. De nouveau ses doutes. Les choses étranges s’accumulaient, assez pour le convaincre qu’il ne pouvait pas tout imaginer. Puis il prit conscience de cette discussion. Il n’hésita pas. Il lui fallait la comprendre, savoir ce qui se disait. Alors il se leva, précautionneux, et tâcha de gagner la porte. Il savait que celle-ci avait des gonds silencieux, il n’hésiterait donc pas, au besoin, à l’entrouvrir.

Il fut saisi d'un vertige en se redressant, et dut patienter quelques instants, le temps que le monde autour de lui se stabilise, avant de pouvoir tenir sur ses jambes. Il se sentait faible, et encore fiévreux, mais il pouvait marcher, pas très vite cependant.
Il atteignit la porte alors que les voix, à côté, semblaient s'éloigner. Lorsqu'il l'entrouvrit, très légèrement, il entendit la vieille femme prononcer quelques mots de sa voix éraillée.
" Mais donc, il est redescendu ce matin. Par là."
La lumière qui baignait la pièce voisine s'atténua brusquement, en même temps que le bruit de sa voix. Il comprit que son hôtesse et ses interlocuteurs venaient de passer la porte donnant sur l'extérieur, et qu'ils tiraient le battant derrière eux.

Qui étaient venus ? De qui parlaient-ils ? De lui ? Était-ce les marins qui menaient la chasse ? Peut-être, mais pas certain. En vérité Kmir en doutait. Du temps s’était écoulé, plusieurs jours probablement, et les marins devaient se douter que durant cette période, on pouvait aisément disparaître, encore plus lorsqu’on parlait de quelqu’un capable d’adopter de fausses apparences. Et pourtant ce quelqu’un était ici, en fort mauvaise posture.
La vieille n’était plus là, momentanément. De combien de temps le gnome disposait-il ? Il n’hésita pas vraiment. Poussé par sa nature, il entreprit de se glisser hors de la chambre pour aller fouiller cette maison. Il allait commencer là où ses habits étaient sensés se trouver.
Il ne doutait plus être en présence d’une sorcière, d’un être maléfique.

La pièce principale de l'habitation était conforme à son souvenir. Des murs creusés dans la roche et blanchis à la chaux, une table toute simple, trois chaises, un banc, un buffet. Sur la table se trouvaient des restes de repas, un peu de bouillon au fond d'une assiette, une miche de pain, du fromage, une pomme, un reste de jambon cru. A sa gauche se trouvait la porte de sortie, une lourde porte de chêne, dont l'un des deux battants était entrebâillé, laissant filtrer un rayon de soleil et les bruits d'une conversation assourdis. Mais il ne pouvait pas voir ce qu'il se passait, et n'apercevait rien de plus par la petite fenêtre, masquée par d'épais rideaux.
En face de lui se trouvait une petite porte de bois, fermée. A sa droite, une cheminée, avec un feu presque éteint au-dessus duquel était suspendue une marmite. Une odeur alléchante de légumes et de volaille s'en dégageait. Au-delà de la cheminée, comme l'avait indiqué la vieille femme, un rideau masquait une ouverture qu'il n'avait pas remarquée lors de son arrivée.

Kmir hésita. La porte d’entrée ou le rideau masquant une des pièces de cette masure ? Son regard alla de l’un à l’autre, puis il opta pour la porte d’entrée. Il s’en approcha furtivement et chercha à observer, ainsi qu’à écouter. S’il pouvait comprendre ce qui se disait, et qui le disait, il aurait peut-être une appréciation plus juste du contexte.
Mais il ne pouvait pas trop y consacrer de temps. Il voulait après observer par-delà le rideau, voir si ses affaires étaient bien là…

Par entrebâillement, il ne voyait pas grand-chose. Il aurait fallu pousser davantage la porte, et ce n'aurait pas été très discret. Mais il distinguait des voix de trois timbres différents. La vieille femme parlait avec deux hommes. Il ne parvenait pas à comprendre distinctement ses paroles à elle : elle tournait probablement le dos à la porte. Mais les voix des hommes, d'un timbre plus grave et portant dans sa direction, étaient audibles. Ils questionnaient avec insistance la vieille femme.
" .... la raison de sa présence ?
- ......
- Vous semblez surprise de notre venue... Vous ne saviez pas qu'il cherchait à se cacher ? Qu'il pouvait être recherché ?
- ......
- Et il ne vous a rien dit de ses projets ? Vous êtes sûr qu'il a pris cette direction-là ? J'aurais cru qu'il irait vers Solarcis...
- ....."

Instructif…
Il était bien possible qu’il s’agisse de lui. On le recherchait donc ? Il s’était décidément embarqué dans une sale histoire et sa situation ne s’en retrouvait que plus complexe à gérer.
Kmir s’écarta de la porte. Nu et faible, il éprouvait un méchant sentiment de vulnérabilité. Il était persuadé d’être tombé entre les griffes d’une sorcière malfaisante, mais paradoxalement, elle le cachait de ses poursuivant. S’il s’enfuyait, pourrait-il s’en sortir ? Dans son état actuel, ce n’était pas certain. Mais s’il restait, ne serait-ce pas pire ?
Il décida de suivre son plan initial et d’aller voir ce qu’il y avait au-delà du rideau, dans cette pièce que la vieille dame l’avait invitée à gagner pour y récupérer ses affaires lorsqu’il les lui avait réclamés.
Il devait en voir un maximum, connaitre autant de choses que possible, pour mener à bien cette étrange exercice d’équilibriste.

Le rideau s'ouvrait sur une caverne sombre, sans la moindre ouverture apparente. Elle semblait se prolonger assez loin sous la montagne, mais il lui était impossible d'en estimer la profondeur : son regard n'allait pas assez loin, arrêté par des ténèbres plus profondes que d'ordinaire. Il lui semblait qu'il régnait au fond une sorte de brume étrange, froide et malsaine, qui lui donnait des frissons. Tout son instinct lui disait de ne pas chercher à avancer plus loin.
Mais même en faisant abstraction de cette sensation, il voyait suffisamment clair pour comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une caverne ordinaire. Le long des murs, sur le côté droit, s'alignaient plusieurs pierres tombales de tailles diverses, gravées de runes et de textes anciens. Il était dans un tombeau.
Ses vêtements de fortune étaient bien là, comme l'avait dit la vieille femme. Ils étaient simplement posés négligemment sur la première tombe, à quelques mètres de l'entrée.

Merde…
C’était encore pire que ce qu’il avait imaginé…
Kmir se retira, revenant dans la salle principale, ses pensées en ébullition. S’il restait là, il allait lui arriver sens doute des choses horribles, des choses peut-être bien pire que ce que pouvaient lui réserver les gens à la tête de la fonderie. Que faire ? Il pouvait reprendre ses affaires, voler un peu de nourriture et se tirer par la fenêtre. Mais en aurait-il le temps ? Et la fenêtre était-il orientée du bon côté ?

La fenêtre était orientée du même côté que la porte : toute l'habitation étant creusée dans la montagne, c'était la seule issue possible, à moins de vouloir se risquer à explorer les profondeurs de la caverne enténébrée.
En entrebâillant les rideaux, il vit, comme il l'avait deviné en entendant la conversation, la silhouette de la sorcière, de dos, en train de discuter avec deux hommes armés. Leurs tenues étaient identiques et évoquaient l'uniforme d'une milice. Ils se trouvaient plus ou moins face à lui, et un mouvement de la fenêtre attirerait immanquablement leur attention. Pour l'heure, la discussion ne semblait pas terminée, ce qui lui laissait un peu de temps, mais il ignorait combien.

Kmir se retrouvait face à un dilemme.
Il lui semblait être confronté à uniquement des mauvaises solutions.
Il ne pouvait pas rester ici, mais il ne pouvait pas fuir non plus. Il était pris entre la sorcière et la milice.
Quel danger était le pire ?
La sorcière… ce devait être la sorcière, et de loin, de très loin. Dès lors, ne fallait-il pas se montrer ? Il pouvait ainsi être pris par la garde, mais il savait gérer ce genre de chose. Échapper à une sorcière, c’était une autre paire de manche…
Le gnome hésita, puis décida de sortir dehors, directement par la porte. Il ne prit pas le temps de récupérer ses vêtements. Déjà, ils ne lui allaient pas très bien et il ne voulait pas toucher cette tombe, il ne voulait pas entrer dans la grotte. Il voulait se barrer de là pendant qu’il le pouvait encore.

Le battant de la porte s'entrouvrit, et, pendant quelques instants, il n'y eut aucune réaction au-dehors : les deux hommes, pris par leur discussion, ne le virent pas immédiatement. Ce qu lui laissa quelques secondes pour observer les lieux. A droite, il voyait, juste derrière les deux hommes, un large chemin qui montait probablement vers le sommet de la falaise. A gauche se trouvait le sentier étroit qu'il se souvenait avoir grimpé, et qui descendait dans la vallée rocailleuse.
Le regard de l'un des deux hommes s'arrêta soudain sur lui.
" Il est là !"
La sorcière se retourna avec une expression féroce sur le visage.

Fuir ?
Impossible, pas dans son état. Et puis, cela le desservirait. Dans le contexte présent, les deux miliciens représentaient sa meilleure chance de survie. Il aurait voulu avoir l’esprit plus clair, mais il lui semblait avoir fait un bon coup. Il plaçait la sorcière dans une position difficile : elle avait mentie et il était la preuve de ce mensonge. Si elle voulait le retenir, le garder pour elle, elle devait se dévoiler et se mettre à dos les miliciens. C’était là le danger, qu’elle décide de les tuer.
Devait-il pour autant les mettre en garde ? Il ne savait pas, il préféra ne rien dire pour l’instant. Il passa une main devant ses yeux, comme s’il cherchait à faire le point sur ses doigts. Il avait probablement l’air d’être dans un état second. Il n’avait certes pas d’ordinaire une figure très expressive, mais il n’était vraiment pas frais en cet instant.
Il essayait intérieurement de rassembler ce qu’il pouvait de réflexe et d’improvisation, au cas où les choses partaient trop vite en vrille, mais il avait la désagréable impression qu’il ne pourrait pas suivre des événements trop précipitées. Il s’était comme jeté à la mer et se retrouvait maintenant à la merci des vagues.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une fonderie bien cachée