La Couronne de Cuivre

" Si cette affaire part avant tout d'une vendetta personnelle entre Arion et Kerun, compte tenu de l'attachement de ce dernier à récupérer les enfants luméniens, nos chances de les retrouver vivants sont paradoxalement plus élevées, dit Iris en entraînant Taliesin vers les quartiers commerçants. Mais peut-être auront-ils cherché à se montrer particulièrement cruels, en les revendant aux endroits où les tenanciers de bordels et les recruteurs de l'arène vont se fournir en chair fraîche... Cela restreint encore nos possibilités..."
La pluie était toujours présente mais moins drue. Elle était cependant glacée.
" J'aurais dû mettre un manteau au-dessus de mes vêtements avant de laisser Judi me donner ce joli minois." grommela la jeune femme.
Elle s'engagea dans une ruelle qui menait vers le coeur de la ville.
" C'est dommage que nous ne nous soyons jamais intéressés à cette organisation, sans doute, mais Kerun y avait placé des agents et tout semblait tourner convenablement... Et puis chacun ses missions. A mon avis, nous allons nous faire copieusement enguirlander quand nous aurons réussi à le libérer de l'emprise d'Arion. C'est une chance qu'il ne soit pas notre supérieur."

Les tenanciers de bordels et les recruteurs de l'arène ?!
Un frisson le parcourut de la tête aux pieds, et son sentiment d'urgence devint presque insupportable.
Rester calme, se préparer.
Voir le verre à moitié plein, non le verre à moitié vide.
Il pensait qu'Iris avait raison : le meilleur moyen à disposition d'Arion et de Meloenn pour atteindre Kerun - qui se sentait responsable de la déportation des gamins -, c'était de renvoyer ceux-ci à la vie d'esclaves, à la vie d'esclaves la plus horrible qui soit.
Les probabilités pour que les garçons soient toujours en vie étaient donc importantes.
Les probabilités pour qu'ils soient encore là où on les avait vendus existaient, elles aussi. Après tout, le forfait datait d'une journée seulement. Peut-être était-il même un peu plus récent...
Il poussa un profond soupir, essaya de se détendre.
Cela allait être horrible, oui. Mais il tiendrait bon.
-En vérité, je pense que c'est une chance que vous n'ayez jamais pris contact avec la Réunion. Si ces traîtres avaient eu vent de votre existence, ils se seraient arrangés pour que vous tombiez, vous aussi...
Il grimaça en songeant à la manière dont il avait parlé des Moandrins quand Baptiste s'était rendu compte qu'il ne portait plus de marque. Meloenn était présente... Heureusement, sa remarque avait eu les allures d'une boutade. Elle ne l'avait sans doute pas prise au sérieux.
Quoiqu'il en soit, il était déjà assez tendu pour en pas en rajouter avec de nouvelles inquiétudes.
Il fallait qu'il se concentre, qu'il se tienne prêt à affronter les horreurs de l'Allée des Sueurs.

" Ne vous en faites pas. S'ils avaient eu vent de notre existence, ils auraient été soumis au même sortilège que vous. Et nous ne sommes pas complètement dénués de ressources. Mais c'est expressément pour minimiser les risques de devoir remballer nos affaires et rentrer à Luménis que nous restons en retrait."
Elle haussa les épaules.
" Il est probable que Kerun vous délocalise chez un agent moins crucial à leur base d'actions mélandienne dès qu'il récupérera ses moyens. Le problème est que nous allons sans doute devoir traquer Arion lui-même pour y parvenir. S'il est aussi peu méfiant que semblent le penser certains, cela ira peut-être vite."
Ils étaient arrivés à proximité de l'esplanade.
"L'Allée des Sueurs n'est pas loin... Elle est à la frontière entre le quartier portuaire et le quartier marchand."
Déjà, la densité de promeneurs s'était faite plus importante, et nombreux étaient ceux qui portaient des paquets. Les prostituées, mendiants et autres racailles typiques des bas fonds s'étaient faites plus rares, d'autant que des gardes patrouillaient, le regard mauvais, la lance ou l'épée à la main. L'un d'entre eux les dévisagea d'ailleurs avec mépris, les prenant sans doute pour des bouseux. Ils entrèrent ainsi dans les rues commerçantes.

La transition entre les rues interlopes du port et les sordides venelles des bas-fonds avait été non nette et brutale mais, au contraire, lente et progressive. Peu à peu, les façades s'étaient faites plus lépreuses, le pavement s'était raréfié, cédant la place à une boue répugnante ; peu à peu, prostituées, mendiants, vendeurs de substances prohibées et malfrats cherchant ouvertement des proies à dépouiller s'étaient multipliés. Et le paysage n'avait pas été seul à changer : Clémentine avait également modifié son attitude. Après s'être assurée que son capuchon et celui de son frère dissimulent convenablement leurs traits, elle avait fait en sorte que la poignée de son épée forme une bosse bien visible sous son manteau, bosse dont sa main droite, apparemment nonchalante, restait constamment à proximité. La jeune fille avançait d'un pas décidé mais non pressé, veillait à ce que ses compagnons restent auprès d'elle et ignorait les appels ou les provocations. Bref, elle savait apparemment comment se comporter en ces lieux, comment éviter les ennuis.
-Il va falloir qu'on trouve un endroit où s'arrêter et où faire le point sans être importunés, souffla-t-elle à Silmandel. Ce n'est pas gagné.

« Disons que je préfère rire que pleurer. Le monde en est changé, je trouve, même si, je vous l’accorde, ce n’est que de la poudre aux yeux », expliqua Silmandel, sans plus entrer dans les détails.

D’une certaine façon, sa joie était comme un bouclier, ou alors une fuite. Il n’avait jamais voulu se poser trop de questions. Mais à présent qu’il avait quitté sa compagnie, maintenant que la route n’était plus tracée, qu’il lui appartenait de la chercher, c’était plus difficile. Il était conscient d’être un privilégier. Il était né dans une famille convenable. La magie était venue à lui sans effort. Et puis... et puis bref. Il regarda les environs, toujours sous son illusoire apparence. Imitant Clémentine, il avait mis en évidence un couteau à sa ceinture, couteau qui était en réalité sa rapière. Il marchait d’un pas sûr.

« J’ai bien trouvé une espèce d’auberge, mais j’ai failli y laisser ma peau. De plus, je serais incapable de la retrouver. Votre choix sera le mien. »

-Les gargotes et les bouges, ce n'est pas ça qui manque dans les parages, et y faire halte est sans doute le plus indiqué. Le souci, c'est que si une bagarre se déclenche, ou si quelqu'un est tellement ivre qu'il provoque tout ce qui bouge, ça pourrait chauffer... Et je rechigne à emmener Alexandre dans de tels endroits.
-Pff, ça peut pas être pire que le sanctuaire de la secte...
-Ce n'est pas faux. Mais un gosse pénétrant dans de telles tavernes aux côtés de deux individus louches, ça attirerait l'attention. Alors peut-être faudrait-il que nous te présentions comme un halfelin, au cas où on nous poserait des question...
-Un halfelin ? Jamais de la vie ! Ou alors... D'accord, mais seulement si j'ai le droit de remettre tout de suite ma robe. Et par-dessus le reste, évidemment. Vous en dites quoi ?

« Tout à fait d’accord, Alexandre ! Tu pourrais même monter sur le comptoir et raconter à tout le monde que tu es recherchés, que tu vaux donc plein d’or ! Ce serait très amusant de voir la réaction des gens ! »
Tout en disant cela, sur le ton de l’amusement, Silmandel avait tout de même vérifié que personne n’écoutait. Il ajouta ensuite, plus sérieux :
« Mais peut-être qu’on a eu assez de péripéties comme ça pour aujourd’hui, tu ne crois pas ? Clémentine a raison. En halfelin, tu attireras moins l’attention sur nous. En halfelin sans robe. »

-Ah là là, mais quels rabats-joie vous faites, tous les deux ! soupira Alexandre. On commençait à peine à s'amuser et vous trouvez déjà que c'est assez...
Ils reprirent leur progression dans l'entrelacs de ruelles sordides, s'engouffrèrent dans le premier tripot venu. L'endroit était sombre, crasseux, enfumé... Bref, un établissement typique de l'Antre des Miséreux, avec la clientèle qui va avec : des gros bras à la mine farouche, des individus louches aux traits plongés dans l'ombre de leur capuchon, de pauvres hères venus vider une coupe pour tenter d'oublier leur triste situation... Les coins de la salle commune étant les plus bondés - car les plus discrets -, le trio dut s'installer au beau milieu. Mais on ne lui prêta guère attention : passés les premiers regards inquisiteurs, chacun retourna à sa conversation ou à son attente.
-Bon, je vais aller nous commander quelque chose. Qu'est-ce que ce sera pour vous ? demanda Clémentine à Silmandel.
-Une bière, répondit son frère, bien que la question ne s'adressât pas à lui.
-C'est hors de question.
-Oh que si ! T'as déjà vu un halfelin boire de l'eau, toi ? Tu veux vraiment qu'on me trouve bizarre ?
-Par les dieux, je commence à me demander si on a bien fait de te libérer... souffla son aînée.
-Avoue que tu t'ennuyais, sans moi !

Silmandel, passablement amusé par l’échange entre le frère et la sœur, tâcha quand même de ne pas trop le montrer. Il souriait, certes, mais comme presque toujours.
« Une bière pour moi-aussi », répondit-il simplement.
Implicitement, il donnait raison à Alexandre, mais il préférait ne pas prendre d’avantage partie. Sacré gamin tout de même ! Difficile d’imaginer qu’il avait fait un long séjour chez une bande de démonistes voulant le sacrifier. L’elfe, tout en observant l’infâme tripot, se demandait à présent à quel point la bière serait dégueulasse. A Melandis, tout semblait pire qu’ailleurs, alors malgré son expérience des auberges pourries, il appréhendait un peu.

Clémentine se rendit donc jusqu'au comptoir. Elle en revint quelques instants plus tard, chargées de chopes à la propreté douteuse dont le contenu l'était encore davantage.
-Quelqu'un a pissé dedans ou quoi ? souffla Alexandre après y avoir vaillamment goûté.
-Possible, lâcha la jeune femme.
-Pouah ! Je peux pas avoir plutôt de l'eau ?
-T'as déjà vu un halfelin boire de l'eau, toi ? Alors tu vas finir ta chope, et jusqu'à la dernière goutte.
-T'es sadique !
-Non, je veille juste à ce que notre couverture reste crédible.
-Ouais ouais, on dit ça. Mais ça se paiera, tu peux me croire...
En réalité, c'était surtout le tavernier qu'on avait envie de faire payer pour avoir osé servir breuvage si infâme...
-Bon, à présent, la grande question : que faisons-nous ? s'enquit Clémentine.

Fabuleux ! Une bière à l’urine de troll ! L’expression venait du nain qui, il n’y avait pas encore si longtemps que cela, était un des compagnons d’aventure de Silmandel. Il se plaisait à faire ce commentaire à haute voix et surtout à portée d’oreille du tavernier coupable de servir des choses imbuvables. Mais lui, il avec de gros muscles, une épaisse armure et une hache redoutable, de solides arguments pour se passer de diplomatie. L’ensorceleur, quant à lui, se contenta de penser, de se rappeler et de vider sa chope. Pendant ce temps, Alexandre et Clémentine se livraient à de nouveaux échanges assez amusants. N’y tenant plus, l’elfe souffla au jeune frère :
« Je parie une pièce d’or que tu n’es pas cap de la terminer. »
Se redressant, il s’adressa à la sœur :
« J’imagine qu’il va falloir trouver un coin un minimum sûr où dormir. Hélas, comme vous le savez, je suis encore nouveau en ville. Ce n’est pas moi qui vais pouvoir vous donner une adresse. »

-Malheureusement, les endroits sûrs sont rares, à Melandis, surtout quand on est dans notre situation. Les endroits où se cacher, on en trouve en pagaille, évidemment, mais ils sont d'ordinaire dangereux, comme les égouts ou les cryptes. Même les maisons abandonnées s'avèrent périlleuses, puisqu'elle sont souvent hantées, servent de refuge à des monstres ou à des individus qui n'ont rien à leur envier...
Elle soupira.
-Bon, je dois l'avouer, il m'est arrivé de côtoyer des gens qui auraient sans doute les moyens de nous dissimuler et dont nous n'aurions pas à craindre qu'ils nous livrent, vu leur rapport... particulier, disons, avec les autorités. Je crains cependant que vous ne les jugiez fort peu recommandables sous certains aspects, sans compter qu'ils demanderaient sûrement que nous leur rendions service en échange de leurs bons offices...
Il y eut un claquement. Celui d'une chope vide sur la table.
-Cap, lâcha Alexandre, d'une voix un peu rauque.

Silmandel jeta un coup d’œil en direction d’Alexandre. Son sourire s’élargit imperceptiblement. A nouveau, il se pencha afin de lui glisser à l’oreille :
« Je parie une seconde pièce que t’es pas cap de rien gerber, ni de rien pisser tant qu’on est ici. »
Se redressant, l’air de rien, il répondit à Clémentine.
« Avant de mettre les pieds à Melandis, je sillonnais les routes de Faerun au côté d’un malandrin et d’un nain cupide. Ok, on n’était pas une compagnie de vraies ordures, on a toujours respecté une certaine limite, mais des choses louches on en a fait. Alors, du moment qu’on me demande pas d’égorger des bébés ou de vendre mon âme au diable, ça ne devrait pas trop me déranger. »

Peut-être surprise par cette déclaration, Clémentine demeura un instant silencieuse, avant de finalement acquiescer.
-Très bien, cette option est donc envisageable, fit-elle, toujours à voix basse. Cependant, je ne peux pas garantir que cela fonctionnera, sans compter qu'il me faudra du temps pour retrouver mon contact et que, pour diverses raisons, il vaudrait mieux que je fasse tout cela seule...
Elle se tut, ne verbalisant pas ce que cela impliquerait.

C’était plutôt logique mais... mais... est-ce que cela voulait dire qu’il allait devoir s’occuper seul d’Alexandre ? Lui, s’occuper d’un enfant ! Il n’avait jamais fait ça ! Et, pour tout dire, la perspective l’effraya légèrement. C’est qu’il n’était pas du tout qualifié, lui qui jusqu’à peu avait frôlé la mort à cause de sa propre témérité. Pris au dépourvu, il mit un petit instant à trouver ses mots.
« Je comprends. Heu... est-ce que ce sera long ? »

-Hi hi, vous avez peur de moi ! fanfaronna Alexandre en bombant le torse - mais aans hausser le ton, heureusement.
-C'est une preuve de sagesse de sa part, répliqua Clémentine du tac au tac. Silmandel, je sais que ce que je vous demande est...
-Formidable ! affirma son frère.
-...abominable, continua-t-elle, imperturbable. Mais je ne vois pas comment faire autrement. Et malheureusement, je ne peux pas vous dire combien de temps cela durera. Quelques heures au mieux. Peut-être jusqu'à demain si ça se présente mal.

Silmandel tapota la table de ses doigts. Il n’avait pas l’intention de refuser. S’il était là, c’était justement pour aider. Le voilà donc coincé avec cette embarrassante mission. Son sourire, un instant plus discret, se raffermit. Il n’était pas question qu’il perde la face devant le taquin garçon.
« Bon, très bien. Faisons ainsi. J’ai affronté des trolls, je devrais pouvoir gérer ce petit monstre. »
Clin d’œil en direction du petit monstre en question. N’était-ce pas le bon moment pour prier la déesse de la chance ? Ho, allez, Alexandre était courageux et gentil. Il s’était très bien comporté jusque là. Aucune raison pour que cela change !

-Je ne suis pas un petit monstre ! s'indigna l'intéressé.
-Non, tu es... une minuscule abomination.
Elle se tourna à nouveau vers Silmandel.
-Encore une fois, merci beaucoup pour votre aide : être seule facilitera grandement mes recherches. Je propose que nous nous retrouvions près de la taverne de la Gorgée d'Orge, ou à l'intérieur de celle-ci. Elle se trouve dans la partie la moins opulente de l'Esplanade Impériale, non loin de la frontière qui la sépare de l'Antre des Miséreux. De surcroit, le quartier marchand est toujours très animé, vous n'aurez aucun mal à y passer inaperçus. Oh, et si Alexandre s'avère trop insupportable, assommez-le : vous avez ma bénédiction. Mais tout devrait bien se passer...
Déjà, elle se levait et faisait mine de les abandonner.

« La taverne de la Gorgée d'Orge... Assommer Alexandre... Ok, c’est noté. Bonne chance ! »
Silmandel regarda disparaitre Clémentine. Si elle lui faisait le coup de trépasser, lui laissant ainsi sur les bras son frère, il serait dans de beaux draps ! Il croisa les doigts pour elle. Le garçon n’était pas tout dans cette histoire. La jeune femme comptait et l’elfe ne pouvait que s’en rendre compte maintenant qu’elle n’était plus là. Sans se laisser envahir par l’inquiétude, il avait un don pour cela, il reporta son attention, sur le faux halfelin.
« Bon, et bien, on va pouvoir s’amuser comme des petits fous. »

Le garçon rit de bon cœur.
-Peut-être... Ou peut-être pas ! Après tout, sauf votre respect, vous m'avez quand même l'air du genre très, très sérieux ! Mais bon, au pire, on se contentera de faire les boutiques. Faut bien que je dépense ce que j'ai gagné, non ?
La porte de la gargote s'ouvrit brusquement, et trois malabars aux mines patibulaires firent leur entrée, lorgnant la clientèle sans aménité. L'instant suivant, ils se dirigeaient vers une table autour de laquelle se trouvait un autre groupe de gros-bras. Lesquels, déjà, se mettaient debout.
-Ça va chauffer... souffla Alexandre. On reste pour regarder le spectacle ou on met les bouts ?
-

« Moi ? Sérieux ? » répondit Silmandel, très amusé par la remarque.
C’était la première fois qu’on la lui adressait. Il réprima tout de même son rire. C’était typiquement le mauvais moment pour attirer sur eux l’attention.
« Un peu plus qu’avant je suppose. C’est Melandis qui veut ça. Mais tu serais surpris d’apprendre toutes les conneries que j’ai fait. Je te raconte si tu veux. Allez, viens. On va les laisser se tabasser en paix. Je te filerai ton or dehors. »

Ils n'avaient pas fait quelques pas en direction de la porte que, déjà, des invectives retentissaient. Et ils n'avaient pas franchi le seuil depuis quelques instants que, déjà, commençait à résonner le fracas de la bagarre.
Les abords de la gargote étaient bondés : manifestement, l'affrontement avait été connu à l'avance et on avait afflué vers son lieu de déroulement, peut-être par simple curiosité, peut-être pour se joindre à la mêlée et en profiter pour régler quelques comptes. La seconde hypothèse semblait probable, à sentir l'ambiance électrique, à voir certains individus rouler des mécaniques...
Pour éviter d'être pris dans la tourmente, le duo dut s'engager dans la première venelle venue. Une vingtaine de mètres plus loin, ils bifurquèrent à nouveau dans une ruelle étroite, avec dans l'idée de rejoindre la première artère sitôt que la possibilité s'en présenterait. Mais c'était sans compter avec le surgissement subit d'un individu encapuchonné qui leur barra le chemin.
-Plus un geste, leur lança-t-il, autoritaire.
La seconde suivante, il croisait les bras et adoptait une attitude nonchalante.
-La formule consacrée, c'est "la bourse ou la vie". Sauf que les bourses sont parfois très décevantes... Alors vous allez aussi me filer vos sacs, vos armes, vos bottes... et vos fringues, tiens. Ouais, filez-moi absolument tout. Si vous êtes bien sages, vous pourrez ensuite reprendre votre route. Sinon...
Il laissa sa menace en suspend.

HRP : Evénement aléatoire tiré au sort
20. Un coupe-jarret veut votre bourse et votre arme et aussi votre armure et le reste, tant qu’on y est.

Tiens donc ! Il fallait bien que cela arrive tôt ou tard, compte tenu du quartier où ils évoluaient. Silmandel fut indéniablement surpris. Il pensait déjà donner à Alexandre ses deux pièces d’or et réfléchissait aux anecdotes les plus intéressantes à raconter. L’apparition du bandit fit naître sur son visage, l’espace d’une seconde, une expression d’incrédulité. Puis, et c’était bien là ce qui pouvait déstabiliser chez lui, il retrouva tout son sourire comme si de rien n’était. Il n’en dégaina pas moins sa rapière et, de sa main libre, poussa le garçon légèrement en arrière.
« Allons l’ami, moi je vais être plus sympa. Je vais me contenter de ta bourse. »
C’était dit avec amabilité. Il n’y avait rien de mal à détrousser les détrousseurs, surtout un détrousseur qui en demandait tant.

Le malfrat rit.
-Mauvaise réponse.
Du coin de l’œil, Silmandel crut percevoir un bref mouvement dans l'ombre d'un porche voisin. Puis il y eut un sifflement, et une dague passa à un cheveu de sa tête puis percuta le mur opposé.
-Vous avez une deuxième chance, reprit l'homme d'un ton tout aussi affable. Mais si vous persistez à adopter une attitude inadéquate, il y en aura d'autres qui, cette fois, toucheront leur cible. En particulier votre petit protégé...

Ho, cela ne s’annonçait pas bien. Mais ce n’était guère surprenant. Tout indiquait dans l’attitude du brigand qu’il n’était pas seul. Silmandel, lui, aurait préféré l'être. Il avait l’habitude d’être en danger. Il avait toujours aimé l’être. Mais avoir quelqu’un sous sa responsabilité, c’était nouveau pour lui. Devait-il obtempérer ? Non. L’or, à la limite, il s’en fichait. Toutefois, se retrouver à poil dans les bas-quartiers, il estimait que c’était une condamnation à mort. Il se résolut donc à jouer la seule carte qu’il avait en main : le coup de bluff.

Par chance, il y était entraîné. Et il avait le cran de jouer la comédie en pareille situation. Ce n’était pas la première fois. Il se força à n’afficher pas même l’ombre d’un doute, parce que c’était ainsi qu’il pouvait créer le doute. Il eut un petit rire amusé, puis répliqua d’un ton navré :

« Mon pauvre ami, toi et ta bande, vous n’êtes vraiment pas tombé sur les bonnes personnes. Tuez-nous, dépouillez-nous, mais un conseil alors : profitez-en vite. Et ne vous étonnez pas si on revient. La mort n’est pas définitive, le saviez-vous ? Pas si on a les bonnes relations. Foutez en l’air notre journée, et on floutera en l’air votre existence. Ta bourse et j’oublierai ton visage ! Ou alors... je veux un peu de ton temps et il se pourrait qu’au final tu y gagnes quelque chose. »

Plutôt que de détrousser le détrousseur, pourquoi ne pas essayer de le recruter ? Le recruter à quoi ? Là n’était pas encore la question. L’elfe inventerait en temps utile. Pour l’instant, il espérait juste qu’il n’avait pas échoué sa manœuvre. Ce serait juste catastrophique !

Sa tirade fut accueillie par un profond silence. Aucune dague ne jaillit des ténèbres et leur interlocuteur n'esquissa pas le moindre mouvement.
En cette sordide ruelle des bas-fonds, le temps paraissait suspendu.
Et puis, tout à coup, le coupe-jarret partit d'un grand rire.
-Bigre, tu manques pas de cran, et t'as la langue sacrément bien pendue ! Parole, j'ai failli me laisser prendre... Je pourrais en être vexé mais comme tout coup d'éclat se doit d'être récompensé, je t'offre... une troisième et dernière chance.

Bon sang ! Silmandel avait interprété ce silence comme un possible succès. Il n’en était rien. Pourtant, il en aurait fallu de peu. Peut-être le mensonge avait-il été trop gros, trop exagéré. Quoi qu’il en soit, l’elfe ne savait plus vraiment que faire. Continuer à bluffer ? Non. Tout ce qu’il risquait d’obtenir, c’était d’agacer le brigand et qu’il mette à exécution sa menace. Il aurait l’air fin si Alexandre payait de sa vie son acharnement. Cette seule idée ébrécha quelque peu son assurance. Son sourire se crispa. Se battre ? Combiens y avait-il de fripouilles ? Deux, c’était déjà trop. Bien qu’il sache manier correctement sa rapière, il n’était pas assez bon bretteur pour espérer s’en sortir ainsi, surtout pas en assurant simultanément la sécurité du garçon. Enfin, il avait épuisé pratiquement toutes ses ressources magiques à cause de la fuite du Lumenien Noyé. Mouais, ils étaient dans de beaux draps.

Obtempérer semblait être la seule option pour avoir la vie sauve. Encore une fois, tant pis pour l’or. Tant pis pour le reste aussi, rien n’était irremplaçable... sauf la robe magique. Ha non ! Cela ne pouvait se passer ainsi ! Il aurait l’air de quoi si Clémentine les retrouvait dans le plus simple appareil ? Leur situation n’était-elle pas assez délicate ? Une fois n’était pas coutume, l’aventurier ressentit de la colère et de la frustration. Il disposait peut-être encore d’une dernière alternative. Une solution loin d’être idéale mais qui pouvait sauver les meubles. Sitôt qu’il y eut songé, il se raccrocha à cette dernière chance.

« Bon. Fallait essayer », dit-il enfin en plantant son arme dans la boue.

Il était chat-garou, il fallait que cela serve ! Inutile d’adopter sa forme animale. Bien qu’il sache qu’il en avait une, il ne l’avait jamais expérimenté consciemment. Et que ferait-il en chat ordinaire ? Donner des coups de griffes ? C’était bien pour passer inaperçu mais pas très efficace. Ce qu’il lui fallait, c’était sa forme hybride. Il pourrait toujours utiliser sa rapière. Avec l’effet de surprise, il y avait moyen de faire quelque chose. Hélas, il n’était lycanthrope que depuis très peu de temps. Alors justement, du temps, il devait absolument en gagner. Combien ? Jusqu’à ce qu’il parvienne à se transformer. Et ce n’était pas aisé. Il tapota l’épaule d’Alexandre.

« Bonhomme, va falloir faire ce qu’il dit. »

Mais pas trop vite. L’ensorceleur commença à déposer son sac, puis enleva son manteau... Son sourire avait disparu.

-J'vous jure, y a des jours, on ferait mieux de rester couché... grommela l'intéressé.
Après lui avoir jeté un regard appuyé, il entreprit de s'exécuter, avec une lenteur délibérée qui permit à l'elfe de se concentrer mais finit par venir à bout de la patience des bandits.
-Allez, grouillez-vous ! fit celui qui leur barrait la route. On va pas y passer toute la journée !
-Je voudrais bien vous y voir : c'est quand même un peu gênant ! répliqua Alexandre. Mais si vous regardiez ailleurs, je suis sûr qu'on irait un peu plus vite...
S'ensuivit un bref silence... puis un éclat de rire.
-Histoire que vous en profitiez pour essayer de nous entourlouper ? Dans tes rêves, mon gars !
-Bah, vous savez, moi je disais ça pour vous... Je voulais pas que vous soyez complexés, jaloux et tout...
Nouveau silence... Puis francs éclats de rire, provenant cette fois des deux malandrins.
Alors que son acolyte monopolisait l'attention, Silmandel sentit brusquement qu'il allait enfin parvenir à ses fins...

Alexandre n’était définitivement pas un gamin comme les autres. Pas un pleur, pas une supplique piteuse, pas de crainte apparente... Lui-aussi avait un sacré cran ! A chaque épreuve, il le prouvait. Silmandel ne put que s’en féliciter. Le garçon lui facilitait la tâche.

Voilà la sensation étrange. Tel un fil, l’elfe l’avait saisi, tiré et à présent, le point de non retour était franchi. Même s’il l’avait voulu, il n’aurait pu empêcher la métamorphose imminente. Alors que la sensation allait croissante, il se dépêcha d’ôter ce qui lui restait d’habits. Plus grand-chose heureusement. Oui, heureusement, car sinon il se serait empêtré dedans, faisant de son coup d’éclat le plus formidable des fiascos. Au moment de la transformation, il demeura une main à terre. Ce fut rapide, quelques secondes durant lesquelles il perdit plusieurs dizaines de centimètres. Vague vertige, un zeste d’appréhension aussi. Ce serait la toute première fois qu’il allait agir sous cette apparence. Déjà, il se redressait, récupérait sa rapière, toujours plantée à côté de lui, et se rua sur le brigand qui bloquait le passage. Il voulait se débarrasser de lui au plus vite ou, à défaut, le blesser, le mettre en fuite. Avec de la chance, son collègue allait abandonner l’affaire. Dans le doute, il dit de sa voix un peu changée :

« Planque-toi pendant que je m’occupe d’eux ! »

Sa métamorphose fit jaillir trois cris de surprise et d'horreur de trois gorges différentes.
Le malfrat qu'il chargea demeura d'abord immobile, yeux écarquillés, avant de brusquement tourner les talons et de détaler sans demander son reste, tandis que retentissait, dans le dos de Silmandel, le bruit d'une porte qu'on claque à la volée.
Lorsqu'il jeta un regard autour de lui, il constata que la venelle était déserte. Plus de bandits... et plus d'Alexandre. Seules demeuraient leurs affaires, abandonnées sur le sol fangeux.

La Couronne de Cuivre

[Lieu-dit] Les ruelles des Bas Quartiers