La Couronne de Cuivre

Fallait-il en déduire que le séjour avait fait du bien à Elliot ? Il n'avait pourtant pas noté de différence flagrante sur le plan de la confiance et de l'assurance entre le moment où lui-même était arrivé et celui où le garde s'en était allé. Quio que si, peut-être, s'il se concentrait sur de petits détails... Et puis, il n'était pas forcément le mieux placé pour juger.
-Diantre, moi qui imaginais que vos collègues frémissaient à l'idée d'être envoyés ici et que vos supérieur utilisaient cette perspective comme une manière de menace, me voilà détrompé ! dit-il sur le ton de la plaisanterie.

" Oh, mais si j'étais dans mon état normal, ce serait la punition ultime, calée dans un endroit... charmant mais terriblement ennuyeux...
— C'est pas ennuyeux du tout ! s'exclama Victor, vexé.
— Hum. Chacun ses standards, mon gars. Mais pour me retaper, c'est sûr que c'est sûrement mieux que la tambouille du réfectoire.
— On peut vivre plein d'aventures, ici, renchérit Baptiste.
— D'accord, d'accord." dit la jeune femme, en levant les mains en signe de défense.
Un petit sourire en coin, Galathée commença à les servir.

Lui aussi souriait discrètement. D'abord, cela lui faisait plaisir que Baptiste prenne leur défense et, ce faisant, qu'il fasse front commun avec Victor. Ensuite, sachant ce qu'il savait, il ne pouvait qu'être très amusé par les déclarations des deux enfants : ceux-ci n'allaient pas tarder à constater à quel point elles étaient fondées ! Certes, par prudence, il se garda de trop le montrer comme de renchérir, mais l'échange ne contribua pas moins à le mettre de bonne humeur et à le détendre sensiblement.

Callie mangea avec bon appétit en félicitant la cuisinière avec enthousiasme. Elle charria les garçons pour qu'ils lui racontent leurs aventures si passionnantes à la ferme, et les deux petits garçons se retrouvèrent bientôt coincés. Ils embrayèrent alors aussitôt sur ce qui leur était arrivé en dehors du domaine, dans le but avoué d'impressionner la jeune femme blasée. C'est ainsi que Victor relata leur mésaventure avec la sorcière halfeline dans les montagnes, la rencontre avec Meli le demi-dragon et leur vol , sans rien cacher des détails. Baptiste parut nettement plus impressionné que l'agente de Kerun, mais celle-ci opina du chef avec une moue appréciative. Loin de s'arrêter là, le petit Desmoulins enchaîna aussitôt avec Mersant, opérant des raccourcis et des exagérations dans son récit... Galathée paraissait à présent pour le moins dubitative.

Soit elle trouvait que le gosse en disait trop, soit elle se demandait si lui-même ne lui avait pas caché une partie de la vérité...
-Bonhomme, je te charge officiellement d'écrire une version de notre périple, dit-il, souriant, quand le gamin en eut terminé. Ainsi, dans les décennies et même les siècles à venir, les historiens se lanceront-ils dans de furieux débats pour savoir laquelle, entre la tienne et la mienne, est l'exact reflet de la réalité !
Il aurait aimé que Baptiste ne soit pas en reste, qu'il relate quelques épisodes de leurs aventures mélandiennes. Néanmoins, il se voyait mal le lancer sur le sujet.

Baptiste hésita. Sans doute avait-il l'impression qu'entamer le récit de ses aventures à lui s'apparenterait à un duel contre Victor.
" C'est très beau, tout ça, dit finalement Callie. Tu es un grand aventurier, comme Taliesin. Mais rien de tout cela ne s'est passé dans cette ferme tranquille, avec sa petite campagne bucoliques, ses poulets et son tilleul qui perd ses feuilles. Sans vouloir te vexer, Victor. Mais c'est le propre des refuges, d'être comme ça, pépères."

-Pépères ?
Il rit.
-Profitez bien des quelques heures de quiétude qu'il vous reste, Callie. Car en fin d'après midi, Guilhem revient avec son bataillon de fils. Dès lors, vous pourrez dire adieu au silence, au calme, et vous verrez que la vie ici est beaucoup, beaucoup plus animée qu'on ne pourrait le croire !
Bien sûr, elle savait déjà exactement qui peuplait la maison. Mais il y avait une grande différence entre savoir quelque chose à l'avance... et le vivre pour de vrai.

Callie sourit.
" Je crois que vous n'avez aucune idée du volume sonore qui règne dans le réfectoire des agents spéciaux luméniens. Et les Merlus ne rentrent que demain, vous aviez oublié ?"
Galathée lui fit un clin d'oeil.
" Demain dans le meilleur des cas.
— En plus, je sais de source sûre que Guillhem Merlu tient sa marmaille d'une main de maître. Enfin, si un chambard devait s'organiser... Je pense que je serais du mauvais côté de la barrière."

Il leva les yeux au ciel.
-J'espère bien que nous. Jusqu'ici, nous étions six pour maintenir l'ordre et l'harmonie au sein de notre agreste communauté. Désormais, nous ne serons plus que quatre...
Il avait parlé d'un ton léger. Néanmoins, il espérait vraiment que la jeune femme n'inciterait pas les gosses à mettre le bazar. Sinon, ceux-ci risquaient bien de les déborder, par moments, tant ils étaient en surnombre...

La jeune femme rit de bon coeur mais laissa planer le doute quant à ses réelles intentions. Elle se tourna ensuite vers Baptiste et le dévisagea avec curiosité.
" Et toi ? On m'a dit que Taliesin t'avait tiré du Temple de Baine, à Mélandis. Ce n'est pas exactement une petite aventure, là non plus."
Le gosse rougit puis haussa les épaules.
" Bah..."
Il se lança ensuite dans un récit beaucoup plus mesuré de leurs aventures, sans en dire trop, éludant les moments plus difficiles, tournant le récit pour qu'il ait une belle structure. Victor, qui n'en savait pas grand chose, demeura bouche bée, bientôt pris par le récit, lui aussi. Baptiste conclut par leur évasion via les Jardins de Moandre, sans mentionner les rencontres qu'ils y avaient faites.
" Que de graine de héros... Mais j'ai fait le plein de bonnes histoires et je vais retourner me coucher..."
Elle se leva.
" Vous pouvez me laisser la vaisselle..."

En temps ordinaire, il aurait décliné la proposition : mettre quelqu'un au travail alors qu'il venait tout juste d'arriver, ça n'était pas très courtois. Néanmoins, comme cela servait leurs intérêts...
[color=#FFFFF66]-Merci beaucoup ! Mais pour autant, n'hésitez pas à vous reposer autant que vous le souhaitez.[/color]
Sitôt qu'elle serait partie, Galathée et lui devraient annoncer aux garçons qu'on enchaînerait par... du travail. Cela gâterait peut-être un tantinet l'ambiance... Toutefois, c'était pour la bonne cause.

Baptiste commença aussitôt à empiler les assiettes, Galathée dans son ombre.
" Elle est sympa, je trouve, Callie." dit Baptiste, presque doctement.
La rôdeuse acquiesça.
" Elle semble avoir un tempérament qui égaillera les soirées d'hiver, oui."
Victor ne dit rien, se contentant de porter le restant des lentilles à la cuisine.

Quand ils eurent achevé de débarrasser, Taliesin se tourna vers les deux garçons.
-Comme Callie va s'occuper de la vaisselle, je propose que nous consacrions tout de suite à d'autres tâches. Rassurez-vous, ça ne sera pas très long et l'idée est de s'en débarrasse tout de suite, afin que vous puissiez avoir quartiers libres pour le reste de l'après-midi... Alors voilà, il faut d'une part éplucher des légumes, d'autre part faire un brin de raccommodage.
Il fit face à Victor.
-Tu veux bien me donner un coup de main pour cette seconde mission ?

Victor parut sur le point de protester mais finit par hausser les épaules.
" On doit repriser quoi, au juste ? Parce que je suis pas très doué... Si c'est des chaussettes, ça va."
Baptiste, de son côté, s'était tourné vers Galathée.
" On commence par le chou ?"

Bon : pour l'heure, tout se passait comme pour des roulettes.
-Il y a des chaussettes dans le lot, oui, répondit le barde - et c'était la pure vérité, car vu la manière dont les gosses malmenaient leurs frusques, il y en avait en permanence de toutes sortes à repriser. Vois aussi ça comme une excellente occasion de progresser, ce qui pourrait t'être très utile.
Il baissa d'un ton.
-Bientôt, si tu déchires tes habits en t'amusant, tu pourras les recoudre avant que Galathée ne se rende compte de quoi que ce soit.
Il sourit.
-Je vais chercher tout ça. De ton côté, reste ici : on y verra plus clair qu'à l'intérieur.

HRP : ils sont déjà dehors...

Victor posa les coudes sur la table et bâilla tandis que Galathée déposait deux grands plats et six gros choux blancs devant Baptiste. Celui-ci commença à inspecter les couteaux à sa disposition avec soin, avant d'en choisir un et d'entamer sa découpe avec le plus grand sérieux. Victor le regardait de biais, une légère grimace sceptique sur le visage, mais sans intervenir pour autant. Il ouvrit de grands yeux stupéfaits devant la pile de reprisage qu'apportait Taliesin mais se garda bien de se plaindre.
Galathée déploya la couverture sur le sol, installa les deux bébés dessus, puis vint aider Baptiste avec son chou. Ainsi débuta leur douce après-midi...

Pour que leur mise en scène soit crédible, Taliesin passa une bonne demi-heure à repriser, à dispenser quelques conseils à Victor et à le féliciter pour ses réalisations. Enfin, craignant que Callie ne se réveille plus tôt que prévu et ne vienne leur compliquer la tâche, il prit prétexte d'une plainte poussée par l'un des jumeaux pour s'en approcher.
-C'est bien ce que je me disais, tu as besoin d'être changé.
Comme il le prenait dans ses bras, l'autre bébé s'agita quelque peu.
-Toi aussi ? Et bien, désolé, mais il faudra attendre son tour : premier à se manifester, premier secouru !
Et il s'éloigna pour rentrer dans la maison.

Galathée ne tarda pas à le suivre avec le deuxième nourrisson et à le rejoindre à l'étage.
" On n'a pas beaucoup de temps, lui souffla-t-elle. File-moi ce bébé, et lance ton incantation. Est-ce que tu peux le faire à pareille distance ?"
Au dehors, par la fenêtre, le barde put constater que les deux garçons continuaient chacun leur travail, sans s'adresser la parole.

-Je peux le faire apparaître à une quinzaine de mètres...
Il observa les alentours de la maison puis montra un arbre du doigt.
-Là. Il sera dissimulé et quand il se montrera, ils pourront avoir l'impression qu'il vient du domaine et non d'ici...
Sans perdre un instant, il incanta le plus silencieusement possible. Sitôt que la créature céleste se matérialisa, il lui transmit rapidement ses consignes : voler le doudou, se diriger vers la tanière en s'assurant que les gosses le suivaient et qu'il ne les semait pas, pénétrer à l'intérieur, au besoin faire en sorte qu'ils empruntent l'itinéraire fraichement aménagé et non l'ancien et, enfin, abandonner l'objet de son larcin bien en vue, près de la seconde issue. Ensuite, il serait libre de regagner son plan.

Le début du plan se déroula sans accrocs... La suite, par contre, pas tout à fait...
Le blaireau apparut et se saisit du doudou, sous les yeux scandalisés des enfants qui poussèrent des cris de stupeur. Il y eut ensuite un échange verbal et Victor partit à la poursuite de la bête, tandis que Baptiste battait en retraite vers la maison. Taliesin et Galathée l'entendirent s'immobiliser au bas de l'escalier, puis il les appela.
" Galathée ! Taliesin ! Viiiiiiiiiite ! Il y a une bestiole !"

En général, on se félicitait qu'un enfant soit extrêmement responsable. Mais là, c'était la tuile. Une sacrée tuile.
-Une bestoile ? répondit l'elfe en se penchant par la fenêtre.
Heureusement, le deuxième gamin était encore en vue, ce qui rendrait crédible la seule réaction qui lui était venue à l'esprit.
-Et Victor lui court après ? Bon sang... Suis-le et vois où il va ! J'arrive au plus vite !
Il fallait espérer que Baptiste, en découvrant que l'autre garçon s'engouffrait sans hésiter dans la tanière, y pénétrerait à son tour pour lui prêter main forte en cas de pépin. Sinon, tout serait foutu.

" D'accord !" répondit Baptiste et il fila sur la piste de Victor.
Le barde le vit détaler derrière le petit Desmoulins, puis disparaître au détour d'une haie. Ils étaient à présent dans le chemin qui allait déboucher dans le champ de la souche.
" Que vas-tu faire ? Attendre ?" lui demanda Galathée.

-Non : je dois agir exactement comme je le ferais si nous n'avions pas monté ça de toute pièce, ne serait-ce qu'au cas où la nouvelle ait été réveillé. Je vais donc descendre et les suivre... jusqu'à la haie. Ensuite, j'essaierai de les observer tout en restant hors de vie. Et tout en croisant les doigts pour que ça tourne comme nous le voulons.
Il sourit.
-Victor a déjà mordu à l'hameçon, comme prévu, et il foncera tête baissée dans la tanière. Quant à Baptiste... Si je le connais bien, quand il aura compris qu'il n'a pas les moyens de le faire changer d'avis, il s'y engouffrera à son tour pour le protéger.
L'instant suivant, il quittait la pièce et se dirigeait vers l'escalier.

Quand Taliesin arriva à la haie, les deux enfants étaient déjà hors de vue. Les traces dans la boue indiquaient cependant qu'ils avaient pris la direction espérée et qu'ils étaient entrés dans la tanière. Enfin, c'était difficile à déterminer. En s'approchant davantage, sans doute l'elfe pourrait-il s'assurer qu'ils y étaient tous les deux et qu'il n'y en avait pas simplement un dans les bois, cherchant la seconde issue.

Il laissa passer une bonne minute puis se mit en devoir de suivre les traces. De toute façon, si l'un ou l'autre des enfants n'était pas déjà dans l'antre si patiemment aménagé, il serait trop tard pour y remédier et le plan tomberait à l'eau. Ce serait rageant, compte tenu des efforts qu'il avait réclamé, du potentiel qu'il revêtait, de la difficulté qu'il y aurait à en trouver un autre potentiellement aussi efficace. Toutefois, il faudrait faire avec et veiller à ce que leurs machinations ne soient pas éventées. Ce qui commençait par adopter l'attitude d'un elfe inquiet et pressé de retrouver les enfants disparus. Ce qu'il fit.

En approchant de la souche, il décela les deux types d'empreintes dans la boue et put bientôt se tranquilliser : Victor et Baptiste étaient bien entrés, l'un et l'autre, dans le tunnel. Il ne parvenait pas contre pas à entendre quoi que ce soit. S'il voulait les trouver, il faudrait qu'il rampe à leur recherche. Sinon, il pouvait s'asseoir, attendre et croiser les doigts.

A la base, il n'avait pas imaginé entrer.
Mais il n'avait pas imaginé non plus que Baptiste les préviendrait...
Que devait-il faire ?
Ou, plutôt : qu'aurait-il fait si tout cela n'avait pas été une mise en scène ?
D'abord, scruter les alentours pour vérifier si, d'aventure, les garçons ne s'étaient pas montrés raisonnables en se gardant de franchir l'entrée et en cherchant un autre moyen d'attraper la "bestiole".
Ensuite, constatant qu'ils s'étaient engouffrés dans la tanière, n'écouter que son inquiétude pour eux et... les suivre.
L'avantage, c'est que comme il connaissait parfaitement les lieux, il pourrait s'arranger pour les rattraper pile au moment opportun. A savoir... Une fois seulement qu'ils auraient triomphé des divers obstacles.

Mais à peine fut-il entré qu'il réalisa que les enfants n'étaient pas encore très loin. Ils conversaient avec animation et s'il ne parvenait pas à comprendre ce qu'ils disaient, il pouvait deviner qu'il y avait un certain énervement dans l'air. Il allait aussi devoir rester le derrière dans la boue un bon moment s'il ne voulait pas déboucher en plein conciliabule. Sans compter qu'il n'était pas complètement impossible qu'ils rebroussent chemin... Non, pénétrer dans la tanière n'était peut-être pas la meilleure idée du monde... mais c'était trop tard pour ses vêtements, en tout cas.

Pourquoi avait-il fallu que Baptiste les prévienne ?
Et pourquoi fallait-il qu'ils se disputent même au beau milieu de ce qui avait des allures d'aventure ?
Bah, ça, c'était plutôt compréhensible, en réalité. Et l'essentiel était qu'ils parviennent finalement à s'entendre pour gagner l'autre issue.
Le barde ressortit donc mais ne s'éloigna pas. Si les gosses rebroussaient chemin, il rentrerait à nouveau, pour justifier l'état de sa mise. S'ils allaient jusqu'au bout, il les rattraperait en suivant l'itinéraire le plus ancien - et le plus court - et leur expliquerait qu'aveuglé par l'inquiétude, il n'avait pas pris garde à leurs traces, passant d'abord un long moment à arpenter le domaine en les appelant avant de se souvenir de la tannière... et de découvrir qu'ils s'y étaient rués.
Normalement, cela paraîtrait crédible.
Et ce qu'il y avait de bien dans sa piteuse situation, c'est qu'il pourrait intervenir rapidement au cas où les choses tourneaient mal.

Ils ne rebroussèrent pas chemin. Le barde put ainsi attendre un moment avant que Galathée ne le rejoigne à l'extérieur de la tanière, tranquille.
" Mais qu'est-ce que tu as fait ? Tu as subitement décidé d'aller te promener dans les profondeurs ?"
Elle secoua la tête.
" Tu ferais mieux d'aller te changer. Je les réceptionnerai à la sortie... plus ou moins."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La ferme Desmoulins