La Couronne de Cuivre

Le barde savait qu'il jouait gros. En acceptant d'épargner les gamins, la drow devait estimer - à juste titre, en un sens - lui avoir fait une immense faveur. Et devait attendre qu'il l'en remercie... Cela impliquait une histoire sordide à souhait. Sinon plus encore.
Il avait réfléchi à la possibilité d'inclure la trahison dans ses récits, ou d'en trouver qui tournaient, de préférence implicitement, autour de ce thème. Comme, la dernière fois, il avait touché au domaine historique, Il avait fini par opter pour l'adaptation d'un conte traditionnel. La présence d'enfants parmi ses protagonistes le mettait terriblement mal à l'aise compte tenu des circonstances, compte tenu des insinuations de Rumoc qui, désormais, étaient toujours en arrière fond de ses pensées, terribles, glaçantes. Il était conscient qu'en narrant ces horreurs, il laisserait entrevoir son trouble. Mais était-ce une mauvaise chose, au fond, puisque la magicinene prenait autant plaisir au récit qu'à la contrainte, à l'épreuve qu'elle lui imposait ?
Il raconta donc les aventures du petit Poucet et de ses frères, transformés, pour l'occasion, en elfes du soleil, que leurs parents avaient abandonnés dans la forêt. Le garçon, petit et peu athlétique, brillait par sa ruse et son intelligence. Grâce à elles, il parvint à sauver la fratrie de moult périls ignobles et à la ramener chez elle, s'acquérant du même coup l'estime et le respect des autres.
Malheureusement, leurs parents les perdirent à nouveau, en un lieu encore plus éloigné, encore plus sinistre... Naturellement, ses frères élurent le Petit Poucet comme chef. Toujours aussi vif d'esprit, il commença par les sauver, mais la chance finit par tourner, les souffrances endurées par devenir plus terribles. Et les premières morts intervinrent. Alors, peu à peu, les autres se défièrent de lui, mirent moins d'empressement à obéir à ses ordres. Cela contribua sans doute à ce que ceux-ci s'avèrent de plus en plus catastrophiques...
En fin de compte, les deux frères survivants finirent, pour sauver leur vie, par le livrer consciemment à un ogre. Et tout ce termina, après maintes choses abominables, par son trépas. Quant aux traîtres... ils devinrent les serviteurs de l'ogre. Une place qui était loin d'être agréable, c'était le moins qu'on puisse dire. Mais ils vivaient toujours, eux.

La drow goûta au récit comme les soirs précédents, sans arrière-pensée. Elle manifesta son approbation en riant aux éclats et lorsque le barde termina sa prestation, elle opina du chef avec un large sourire.
" Cette histoire devrait t'apprendre quelque chose, jaluk. Rien ne sert de courir, l'ogre te rattrapera toujours."
Elle fit signe à l'un des guerriers de venir rechercher Taliesin.
" Tu as de la chance que Ginxae se soit prise d'affection pour l'humain. Elle continue à prétendre que tu serais encore meilleur après quelques coups de fouet. Peut-être finira-t-elle par me convaincre. Toutes ces histoires de mioches... Essaierais-tu de conjurer quelque chose ? Demain, je veux quelque chose de plus proche de ton histoire précédente. De la destruction. Les destins privés de quelques braillards m'importent peu, même si tu les narres avec talent."

Le barde acquiesça, humble comme de coutume.
Les contes avaient l'avantage d'être des paraboles, des récits imaginaires abordant, sous des dehors fictionnels, des thèmes bien réels. En cela, ils étaient bien pratiques, permettaient de faire passer, sans en avoir l'air, des messages. Et il y en avait tellement qu'il paraissait toujours possible de se renouveler.
Cependant, l'histoire était aussi riche, fournissait autant d'épisodes exploitables. Il fallait juste trouver les bons, ceux correspondant aux objectifs qu'il poursuivait désormais.

Contre toute attente, la magicienne le gifla.
" Ne me joue pas ta comédie d'humilité." siffla-t-elle. " Je sais très bien que tu bous de haine. Tu penses peut-être que te parer de ce masque d'indifférence nous impressionne, mais tu te leurres. Et s'il faut fouetter quelqu'un d'autre pour le fissurer, nous pouvons programmer cela pour très bientôt."
Je t'avais prévenu, souffla Rumoc.

Tu voulais quoi, que je la provoque, que je l'insulte ? rugit le barde, intérieurement.
Puis, s'adressant à la magicienne, sur un ton plus mesuré :
-Il me semblait que cette attitude convenait aux circonstances, à la place qui est désormais la mienne. Mais puisqu'elle vous déplait, je tenterai de m'amender et de me mieux conformer à ce que vous m'estimez devoir faire.
Elle allait peut-être prendre cette tirade pour de l'insolence. Mais un silence n'aurait-il pas été pire ?

Aïe, fit Rumoc comme une seconde gifle partait.
La drow invectiva le barde, mais cette fois, dans sa langue maternelle. Ensuite, elle le congédia d'un geste et partit vers le fond de la tente sans plus se soucier de son prisonnier. Le guerrier qui ramena Taliesin vers sa cellule de toile avait un léger sourire et il l'abandonna aux fers, sans ouvrir la bouche.

Ah, les femmes... songea-t-il avec un entrain feint, même si la gifle ne lui faisait plus mal depuis longtemps. Et, de toute façon, il avait subi des choses bien plus rudes, ô combien ! Je fais l'humble, elle n'est pas contente. Je ferai le haineux, elle n'aimerait pas non plus. Je peux jouer le terrifié, mais elle dirait que c'est de la comédie, que je tente de masquer ma colère... JE me demande ce qu'elle veut, en fait.
Il s'interrompit, eut un sourire mauvais.
Non, en fait, je m'en contrefiche. Tant que mes histoires lui plaisent, l'essentiel est assuré. Mais... Si tu voulais bien me traduire ses éructations, je t'en saurais gré, malgré tout.

Je ne suis pas certain que tu aies envie de connaître tout le contenu de sa tirade. Mais tu as tort : elle apprécierait mille fois plus ta défiance que ce simulacre de soumission. Même si je dois avouer que tu le joues très bien. Simplement, elle sait que tu n'en penses pas moins. Je ne dis pas qu'elle voudrait pouvoir avoir confiance en ton expression faciale, mais c'est presque ça. Enfin, elle ne te fera de toute façon jamais confiance.

Bon, et bien, je ferai en sorte de paraître défiant, inquiet, craintif... Ce qui peut m'arriver, je m'en fiche, alors ça ne simplifie pas les choses. Mais comme je suis rongé d'angoisse pour les mômes...
Il soupira.
Mais dis moi tout ce qu'elle a dit. On ne sait jamais, ça peut servir...

En gros, et dans un langage plutôt imagé, elle a dit qu'elle te réduirait en miettes et les gamins aussi, et avant, pour que tu révèles ton vrai visage. Je ne pense pas que les détails soient utiles. Tu as beaucoup d'imagination, elle aussi. Et elle t'a traité de tous les noms. Voilà. C'est un résumé acceptable.

Il se retint de rire. De rire un peu jaune, mais de rire tout de même.
Hey, je dois commencer à apprendre le drow sans m'en rendre compte. J'avais imaginé quelque chose de très approchant !
Il redevint plus sérieux.
En attendant, si elle veut que je lui serve ses histoires à vomir, elle n'a pas intérêt à toucher à eux. Ce qu'elle sait, j'imagine.
Il se tut. Il ne lui restait qu'une chose à faire, avant de dormir : réfléchir à sa prochaine histoire.

Ne surestimes pas le pouvoir des histoires dans une société qui ne glorifie que le sang et la souffrance. Tôt ou tard, leur prêtresse rappellera à ton admiratrice que le plaisir est faiblesse, que le rire est vacuité. Tôt ou tard, ta magicienne se délectera davantage des sursauts d'une agonie que de tes mots. Pense à fuir avant de penser à parler. Les drows n'ont pas de mot pour dire "patience". Il y a une raison derrière cela.

Le barde soupira.
Rumoc, je sais que tu as hâte de revoir le soleil. Et crois-moi, j'ai aussi hâte que toi. Mais je ne peux pas aller plus vite que la musique, et je fais de mon mieux pour exploiter ma maigre, très maigre marge de manœuvre. Tu as entendu, je lui ai parlé discrètement de trahison. Je le ferai encore la prochaine fois, la fois suivante... Toi et moi observons ce qui se passe, écoutons ce qui se dit. Malheureusement, il n'y a pas vraiment eu d'éléments nouveaux, de piste pouvant mener à notre séparation... Alors, en toute honnêteté, je ne sais pas ce qu'on peut faire de plus dans l'immédiat.

C'est toi qui vois. C'est vrai que prudence est mère de sûreté. Mais qui ne tente rien, n'a rien. Flanquer un bon coup de pied dans la ruche est parfois une bonne technique. Les drows s'ennuient rapidement, c'est un peuple qui vit dans l'urgence, dans l'impulsivité. Si tu te contentes d'attendre... ils finiront par te rattraper. Enfin, c'est mon point de vue. Le point de vue d'une ceinture halfeline sans cervelle, je le reconnais parfaitement. Mais la petite magicienne ne plaisante pas. Elle aime t'écouter pérorer, mais il y a déjà une accoutumance chez elle... Et il n'y a pas mille manières de raconter une énucléation ou je ne sais quelles horreurs qui germent dans ta caboche... Elle va modifier la donne, et plus tôt que tu ne le crois.

Il soupira à nouveau.
Si je pouvais agir, si je voyais ne serait-ce qu'un début d'ouverture, je le ferai. Je sais que le temps est compté, et je meurs d'inquiétude en songeant au sort des gosses, dont je ne sais rien, si ce n'est qu'ils sont vivants. Mais... je ne vois pas d'ouverture, Rumoc. Rien. Ils ne me détachent jamais les mains, et si je me plains des crampes dont je souffre depuis des jours, à cause de cette position sans cesse identique, ils me riront au nez. Si je parle ouvertement de complot à la magicienne, elle ne me croira pas. Si je m'en prends à un homme, ou a elle, ça n'ira pas bien loin, vu mes entraves, et ça précipitera des événements désastreux. Je ne peux pas même sortir de cette foutue tente, à cause des chaînes... Quel coup de pied puis-je donner à la fourmilière, dans ces conditions ? Il me faut compter sur la chance, voilà tout. Et le hic, c'est que je n'en ai pas, de chance, en règle générale.

Le verbe, Taliesin, le verbe, rétorqua Rumoc. Mais tu as raison, remettons-nous en à Tymora. Ou à son équivalent elfique. Ne songes-tu jamais à prier ? Cela dit, tu pourrais feindre la maladie ou te lier avec un de tes geôliers, que sais-je... Faire une proposition indécente à la magicienne ? Ou même à un de ces pauvres mâles frustrés ? Tu ne sais pas te déboîter les os du poignet comme le font ces guerriers de Kara-Tur pour te libérer de tes liens ? Si tu ne penses à rien, il va falloir que je hurle, ce sera notre seul coup de pied possible. Même si tes pieds, maintenant que j'y pense, sont plus libres que tes mains, en général. On n'apprend pas à lancer des sorts avec les orteils, chez les elfes du soleil ? Quel manque de prévoyance.

L'humeur du barde se faisait plus sombre à chaque instant.
Si tu avais un corps sensible, tu verrais ce qu'impliquent ce type de suggestions... Mais si j'étais certain d'avoir le temps, d'avoir la force nécessaire pour ne pas m'évanouir, ne pas crier, ne pas alerter les gardes, je n'hésiterai pas à me ronger un poignet. Par le passé, j'ai été capable de me prendre, volontairement et de plein fouet, un coup de pioche, afin de m'échapper d'un bagne. Mais j'étais à peu près sûr des conséquences, ce qui n'est pas le cas ici. Quant à faire une proposition à la magicienne, ou aux gardes... Tu m'as dit toi-même qu'ils n'étaient pas du genre à demander la permission ou à attendre une ouverture pour prendre ce dont ils ont envie.
Il soupira, à nouveau.
Allez, va, rassure-toi. Je vais bien finir par ne plus supporter l'attente et par faire absolument n'importe quoi. Il ne te restera alors qu'à crier pour qu'on te sépare de mon cadavre.

Rumoc poussa un bref petit soupir mais ne relança pas la conversation. Taliesin était à nouveau seul dans sa tente, et les ténèbres autour de lui auraient pu être désertes ou surpeuplées : il n'en voyait rien. L'humidité ambiante semblait plus importante que lorsqu'ils étaient arrivés, comme si une légère brume s'était levée. Il faisait glacial. Les drows s'étaient probablement couchés, car plus aucune conversation ne lui parvenait. Rumoc avait commencé à ronfler, un petit son désagréable, réel, mais qui ne risquait pas de le trahir pour autant.
Puis il sembla à Taliesin qu'il entendait une musique feinte. Non, un chant. Peut-être. Diffus. Lointain. Ou peut-être était-ce juste une illusion. Le souffle du vent.

Taliesin s'était déjà étendu pour tenter de trouver le sommeil. Il avait déjà en tête l'histoire qu'il narrerait, ne manquait plus que quelques adaptations. Et comme il s'avait que le sommeil serait long à venir, mieux valait s'y mettre tout de suite... Cependant, en entendant le son, il se redressa, se concentra. C'était quelque chose que, spontanément, il n'aurait pas associé aux drows. S'il s'agissait d'un élément étranger, tenter d'en découvrir davantage ne pouvait pas faire de mal...

A force de se concentrer sur la mélodie, il commença à avoir un léger mal de tête. En même temps, il avait envie de l'écouter. Et plus il l'écoutait, plus il avait envie de l'entendre encore. Et encore. Jusqu'à la fin de la nuit. Ou des temps, peut-être. Il ne parvenait pas à en deviner les paroles, s'il y en avait, mais il savait qu'elles devaient être cruciales. Sans s'en rendre compte, il s'était mis à tirer sur ses liens.
Puis la chanson s'interrompit brusquement et un océan de vide s'engouffra dans son ventre. Une sensation infinie de manque, d'abandon. Qui ne s'atténua que lentement. Et lorsqu'elle l'eut enfin fait... Le barde ne savait plus exactement ce qui l'avait inspiré au départ.

Il devenait fou. C'était la seule explication rationnelle à cet incident. Ressentir un tel vide, si absolu, et ne même pas en connaître la cause... En même temps, qu'y avait-il d'étonnant à ce qu'il perde la raison ? Il était aux mains de monstres sans vergogne qui ne lui laissaient pas la moindre échappatoire, le confinaient à une solitude presque totale où des pensées angoissantes le rongeaient peu à peu. Les enfants dont il avait la responsabilité étaient hors de sa portée, plus que probablement martyrisés...
Il soupira, s'allongea à nouveau. Au moins, s'il devenait fou, il ne tarderait pas à commettre des actes qui, à plus ou moins long terme, le conduiraient au trépas. Ce n'était pas forcément la plus mauvaise solution.

Mais il ne put dormir très longtemps : à nouveau, il entendit du tumulte entre les tentes, plusieurs personnes échangèrent à mi-voix, puis s'éloignèrent en courant. Des cris se mirent à résonner, cris de femme, provenant de quelque part, loin sur la droite, le long de l'eau, éclaboussures à nouveau, cris de guerre vociférés, encore, mais tout se déroulait si loin, hors d'atteinte, lorsqu'on était prisonnier et aveugle, dans une tente abandonnée...

Il s'assit. L'idée qu'il soit en train d'imaginer tous ces bruits, pour peupler un silence devenu insupportable, lui traversa bien l'esprit : ce serait la suite logique des étranges phénomènes dont il avait été victime très peu de temps auparavant. Malgré tout, les sons semblaient trop réels... Non, quelque chose devait vraiment se passer. Quelque chose de grave, s'il ne se trompait pas sur la nature des cris et l'identité de ceux qui les poussaient. Il était terriblement frustré de ne pouvoir en savoir davantage. Si quelqu'un, quelque chose s'en prenait aux drows, c'était tant mieux. Mille fois tant mieux. Il n'allait pas les plaindre...

Mais le tumulte ne semblait pas vouloir faiblir, commençait même à se rapprocher. Il y eut un grand choc quelque part sur la droite, suivit d’un bruit de toile déchirée. Personne n’y réagit. Aucun grognement drow, aucun cri de guerre. Puis une voix se mit à fredonner. La mélodie était entêtante. Elle parut familière à Taliesin, mais il ne parvenait pas à se souvenir de l’endroit où il l’avait déjà entendue. Il n’y avait aucun son, hormis cet air léger, murmuré. Comme si le campement était désert. Pourtant, en se concentrant, le barde pouvait deviner les échos d’une lutte, le fracas d’un combat, mais tellement lointain… Et tellement accessoire, aussi.
Quelque chose d’autre s’écroula, plus proche, et l’éclat du brasero que l’elfe avait toujours pu deviner au travers des parois de sa tente s’effondra jusqu’au sol, diffusant encore sa clarté, mais de manière plus tremblotante, et en émettant un sifflement. Peu importait, cependant, car la voix musait toujours. Les paroles échappaient à Taliesin, mais il demeurait persuadé qu’il aurait dû les connaître.
Puis une pensée inquiétante s’imposa dans son esprit : et si le chanteur s’éloignait sans s’arrêter pour lui ? Comment pourrait-il supporter que cette musique s’échappe ?

Avec une rapidité qui n'aurait pas manqué de surprendre Taliesin s'il lui avait prêté attention, son inquiétude se mua en peur, sa peur en angoisse.
L'angoisse d'un vide total, absolu, indicible ; l'angoisse d'un monde sans saveur, sans couleur, empli de ténèbres et de silence infinis.
L'angoisse d'un manque, d'un vide, d'une solitude dont il ne se remettrait jamais, il en avait la certitude.
L'elfe tira plus fort sur ses chaînes - il le faisait déjà depuis un moment, sans s'en rendre compte ; puis ses mains s'agitèrent violemment pour se libérer de cette maudite ceinture qui les entravait. Enfin, comme il ne parvenait à rien, comme il demeurait prisonnier, incapable de suivre le chant s'il venait à s'éloigner, l'elfe se mit à crier :
-Attendez ! Ne partez-pas ! Ne m'abandonnez pas !

Le chant s’interrompit une seconde avant de reprendre, se faisant plus caressant à chaque mesure. La voix précéda le visiteur, envoûtante, délicieuse, et Taliesin ne put s’empêcher de jalouser le propriétaire d’un tel organe.
« Aie confiance, tu es à moi,
Je suis le sens, l’absolu, la loi,
Va où je t’emmène, fais ce que j’ordonne
Tu verras ce que je donne, à celui qui me fait reine. »
Les pans de la tente s’entrouvrirent et le visiteur entra.
La créature était manifestement de sexe féminin. Longiligne, la peau légèrement bleutée, elle dardait des yeux fantastiques, couleur sang, sur l’elfe captif. Ses cheveux étaient vert sombre, comme les algues, et lui couvraient le corps, unique semblant de vêtements. Elle était humide, dégoulinante, sa bouche sombre esquissait un sourire enjôleur, son odeur de sel piquait les narines du barde. Mais elle dégageait aussi une énergie pulsatile, contagieuse, qui fit rapidement son effet… Taliesin sentit son bas ventre irradier, et sans qu’il puisse y faire quoi que ce soit, des pensées salaces envahirent son esprit. Des pensées qui appelaient des actes. Une envie dévorante. Un désir irrépressible, qui balaierait toute inhibition, tout souvenir, si seulement ces chaînes voulaient bien se relâcher. Parce qu’il ne pouvait que la vouloir. Ici, maintenant, et qu’elle soit glaciale, marine, inhumaine, n’avait pas la moindre importance.
C’est un mensonge, entendit-il vaguement, quelque part, mais il ne pouvait pas tenir compte d’un avertissement aussi stupide à un tel moment.
Il fallait qu’il communique ce qui le rongeait à l’apparition. Sinon il exploserait. Elle s’agenouilla devant lui, moqueuse, et inclina la tête, le dévisageant, un peu penchée, avec un intérêt certain.

Vide, sombre, dépeuplé. Tel était le monde encore quelques instants auparavant. Mais à présent...
A présent, il y avait cette entité, belle, sublime... Tellement qu'elle en paraissait irréelle.
Et pourtant...
Taliesin était resté pétrifié, le corps et le cœur brûlants, les yeux écarquillés, la sueur perlant à son front.
Y avait-il eu, dans toute l'histoire du monde, quelqu'un de plus chanceux que lui ? Quelqu'un de plus malheureux, aussi ?
Il n'était que désir.
Il n'était que frustration.
Il se sentait empli d'une force sans limite. Arc-bouté, tous ses muscles tendus, il se sentait capable de briser ses chaînes, de libérer ses mains. Mais il s'en avérait incapable et le désespoir le gagnait.
C'est alors qu'Elle lui prêta attention. Il se crut défaillir.
Elle daignait le regarder, lui qui n'était rien. Elle daignait s'attarder, aussi insignifiant fût-il...
Le barde se sentit gagné par un espoir fou qui fit vibrer toutes les fibres de son corps. Si elle voulait seulement lui rendre sa liberté, il serait le plus heureux des elfes. Nul, avant lui, n'aurait connu semblable plénitude.
-Libérez-moi, Dame... hoqueta-t-il, suppliant. Laissez-moi vous servir de tout mon être, de toute mon âme...

La créature ne continuait à fredonner et si elle entendit les paroles de Taliesin, elle sembla ne pas y réagir. Elle se redressa et le contourna lentement. Puis elle sortit, non sans lui adresser un petit sourire, presque réconfortant.
« Je suis l’ultime, mon amour,
Rien n’existe sinon ma voix.
J’exige et tu obéis toujours,
Tout entier, tu es à moi. »
Elle avait disparu mais sa voix paraissait restée en arrière. Jusqu’à ce que…
« Tirelipinpon, ce sont les filles de Calimshan,
Qui chantent et dansent, me font du charme,
Et quand leurs hanches se balancent,
Moi, mon ami, je rentre en transe
Mais rien non rrrrrrrrrrrrrien ne vaut les bougresses de mon villa-a-aaaaage !
Je peux encore voir leur visa-a-aaaaaage !
Dès que je ferme mes zzzzzzieuuuuuuux !
Bon sang, l’elfe, allez, reprends-toi, mon gars ! »
Le chant de la créature apparaissait quelque peu… terni par la subite irruption d’un tout autre style musical. Pourtant, lorsqu’elle reparut dans la tente et qu’elle vint lui délier les poings, Taliesin était encore et toujours sous le charme.

Elle était partie, et la frustration avait manqué le rendre fou.
Tout son corps aspirait à l'étreindre, à se fondre en Elle. Ces chaînes, cette lanière de cuir l'en avait empêché. Et à présent, Elle avait quitté la tente.
Elle lui avait souri, pourtant. Et Elle continuait de chanter. Peut-être pour lui...
C'est alors qu'une autre voix s'était mêlée à celle de la créature. Une voix qu'il mit un certain temps à reconnaître.
Rumoc ? Se ressaisir ? Que...
Ses pensées n'allèrent pas allées plus loin. Elle était de retour ; Elle le détachait.
Ses poignets, seulement : ses chaînes lui enserraient toujours les chevilles. Mais c'était tellement... Tellement généreux de Sa part, déjà, qu'il manqua défaillir à nouveau.
Mais le désir fut plus fort.
Il avança une main, puis l'autre.
Pour La toucher. La serrer contre lui, peut-être...
Son corps brûlait de ce désir. De ce besoin... A tel point qu'il était totalement incapable de parler. Il ne pouvait qu'agir...

Mais la créature lui échappa avec un petit rire de gorge, se glissant derrière lui pour lui délier les chevilles. Ensuite, elle reparut devant lui, le redressant et l’étreignant tout à la fois. Elle le laissa la toucher, un peu comme si elle lui faisait une faveur. La mélodie perdurait, émanant de la jeune femme comme un parfum. Ou peut-être était-elle simplement inscrite dans l’esprit de Taliesin à tout jamais.
Elle l’embrassa avidement et sa langue vivace s’immisça dans la bouche du barde, telle une petite anguille sauvage, glacée. Ses lèvres étaient froides, elles aussi, salées, mais inévitablement délicieuses. Ses mains aux longs doigts graciles se refermèrent autour de sa tête, plongeant dans ses cheveux, s’y perdant. Elle y mit tout son souffle et le barde y perdit momentanément le sien. Dans l’élan de ce baiser, la créature lui mordilla les lèvres jusqu’à ce que perle un peu de sang. Puis elle le libéra, plaquant son corps humide contre les vêtements sales du prisonnier.
« Mon amour, ma chose, entends et obéis. » souffla-t-elle d’une voix rauque.
« Dehors, des êtres noirs souillent mon royaume. Tue-les. Massacre-les. Saigne, éventre, démembre, que leurs corps gisent, porte leurs corps jusqu’au lac. Commence par les femelles, je veux entendre leurs cris, mon amour, ma chose, je suis ton absolu, entends et obéis. Tu auras ce dont tu crèves. Mais d’abord tue. »
Elle lui écarta les doigts, y glissa le manche d’une épée courte.
« Va, tue. D’abord les femelles. Au lac. »
Puis elle s’écarta d’un pas vif pour lui laisser l’espace de sortir.

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