La Couronne de Cuivre

-Hum, j'espère que tu es capable de lancer ce sortilège aux gens dont tu aimerais être accompagné, parce qu'à l'exception peut-être des mages, tous ceux que tu cites ont des journées bien remplies. Certes, ils pourraient accepter de se priver de tout moment de détente : la nécessité fait parfois loi. Mais si tu les épuises au point qu'ils ne soient plus en mesure d'accomplir leurs autres missions, je ne crois pas que les mobiliser en soirée soit une vraie solution.
Il jeta un regard aux autres membres du Conseil.
-Et, juste par curiosité... As-tu oublié que nous allons accueillir plusieurs centaines de personnes dans moins de deux veilles ? Qu'il faut préparer leur arrivée, leur installation, leur logement et tout ce qui va avec ?

" Je suis sérieux, dit le Luménien. Réservons donc cette exploration à nos temps de loisirs. Je l'ai dit, ça ne me gêne pas de le faire en solitaire."
Hubert soupira. Il n'en était absolument pas question.
" Nous avons mis la charrue avant les boeufs depuis des veilles. Nous avons la possibilité de nous assurer que nous bâtissons sur des bases solides, plutôt que de continuer cette fuite en avant. En ce qui me concerne, je ne peux pas en faire l'économie. Mais j'ai du temps, l'intendance est désormais passée sous la responsabilité de quelqu'un d'autre, Barthélémy gère le dispensaire sans mon aide, les apprentis et leurs maîtres se sont rencontrés et la gestion de ce type de choses ne nécessite pas plus d'une heure par jour. Bref, puisque la bibliothèque et ses tunnels sont sécurisés, et que si je croise un groupe de morts-vivants, je les éliminerai sans mal, je me débrouillerai pour trouver les informations que je cherche sans ennuyer personne."

-Il est juste hors de question que tu t'en ailles là-bas seul, fit Étienne. Car nous sommes précautionneux mais pas infaillibles.
-Et surtout, si tu vas seul dans ce lieu que tu juges crucial, comment empêcheras-tu d'autres personnes de se rendre seules et de leur propre chef dans des endroits qu'ils estimeront cruciaux ? Tu penses que la bibliothèque renferme l'explication du départ subit des habitants de cette cité : je suis dubitatif mais... soit. Les Sunites, eux, estiment depuis un moment qu'il est impératif de trouver les thermes : comment pourrons-nous continuer à le leur refuser, surtout alors que notre population va sensiblement croitre, ce qui rendra sans doute les actuels bains insuffisants ? Comment refuserons-nous aux mages le droit de chercher une école de magie ? Aux militaires de chercher les arsenaux ? Tout cela est fondamental, pour eux. Si nous te laissons faire ce que tu proposes, ce sera bientôt le règne du chacun pour soi : chacun fera ce qu'il estime impératif.

Le Luménien soupira et croisa les bras. Hubert vit à son expression qu'il n'en ferait qu'à sa tête, une fois le conseil terminé.
" Etienne, Hubert, c'est à vous de trancher, dit-il finalement. Soit vous vous rangez à l'avis d'Ezéchiel, soit au mien. Vous ne pouvez pas jouer les témoins silencieux."

Le chevalier grimaça.
-Si aucun de vous deux n'est prêt à mettre de l'eau dans son vin, Hubert et moi aurons beau nous démener, nous ne parviendrons pas à mettre sur pied un compromis. Or, il en faut un.
Soupir.
-Albérich, je suis d'accord avec toi sur l'importance de cette bibliothèque. Certes, je ne suis pas persuadé que nous y trouverons l'entière vérité sur ce qui s'est produit ici mais il me paraît probable que nous recueillions des éléments. Et nous avons impérativement besoin de ces éléments. Dans l'absolu, je te l'accorde, il faudrait même faire de cette opération la première de nos priorités. Malheureusement, cela me paraît impossible : cela nécessiterait une telle réorganisation de notre fonctionnement interne qu'il faudrait renoncer à bon nombre de nos missions actuelles, lesquelles ne sont pas non plus sans importance. Bien sûr, si tu as des idées concernant ladite réorganisation, je suis tout prêt à t'écouter et même à être convaincu : je le répète, il faut savoir de quel drame cette ville a été le théâtre, sans quoi nous ne pourrons rien bâtir de solide. De surcroit, je pense que nous ne sommes pas à une veille près en ce qui concerne nos autres dossiers. Mais si tu n'as pas de solution concrète pour que nous puissions mettre le paquet sur la bibliothèque sans que la situation ici devienne trop chaotique, alors je pense qu'il faut monter une petite équipe prête à te suivre, prêts à y passer tout leur temps et à prendre des dispositions pour que leur absence de la forteresse ne se fasse pas trop cruellement ressentir.

" Je ne comprends pas en quoi détacher une dizaine de personnes va rendre la situation chaotique... De quoi parlez-vous exactement ? Vous pensez que parce que les bardes passent trois jours dans une bibliothèque, les gens vont commencer à se taper dessus ?" dit Albérich en secouant la tête.
Hubert prit une profonde inspiration.
" Je pense qu'Albérich a raison. Nous ne sommes pas à quatre ou cinq jours près, et une dizaine de personnes ne vont pas grever notre organisation. Je suggérerais de mettre toutes les chances de notre côté, de mettre un grand coup pendant quelques jours, et si ça ne donne rien, on réévalue. S’ils trouvent des informations, cela pourrait nous aider grandement à cibler nos opérations… et nous faire regagner le temps que nous aurons — peut-être — perdu en leur confiant pareille tâche. D’autant que ni les clercs, ni les bardes, ni les mages ne sont indispensables ni aux fouilles, ni à la gestion quotidienne de la communauté. Albérich et Thibault pourraient se dégager, comme Giovanni et un des deux bardes, plus les mages et l'ensorceleur. Nous trouverons bien quelques volontaires supplémentaires.»

-Albérich, pour préciser ma pensée : quand je parlais de grande réorganisation, je faisais référence à celle qui serait nécessaire si on impliquait les instituteurs. Ils seraient enchantés de t'aider et leur aide serait précieuse. Mais oui, si on parle d'une dizaine de personnes, je suis d'accord avec ce qui vient d'être proposé.
-La majorité a parlé, lâcha laconiquement Ézéchiel.

" Je vais prendre un peu de temps pour réorganiser les groupes de fouille, dit Hubert. Je pense que les paladins sunites peuvent être sur le pont toute la journée pendant quelques temps, ça ne les dérangera pas et ce n'est pas comme si c'était une tâche très fatigante. Bref, je me chargerai de ça dès que nous en aurons terminé ici. Il faudra peut-être juste voir si Gabriel et Thibault veulent aller à la bibliothèque un jour sur deux...
— Je m'occuperai de ça."
Le paladin acquiesça.
" Pour le reste, je peux sans doute vous parler de ma muraille, si nous en avons fini avec ce sujet..."

Ézéchiel parut sur le point de faire une remarque mais, finalement, il s'abstint de tout commentaire.
-Bien sûr, dis-nous ce que ça a donné, fit Étienne.
Ils écoutèrent son rapport, que le chevalier trouva plus qu'encourageant. Ensuite, il leur transmit les nouvelles des ambassades : celle revenant de Grand-Estuaire progressait toujours à un bon rythme, celle de retour des Dents Grises s'était remise en route.
Ni le sieur de Fontbrune ni le rôdeur n'ayant rien à ajouter, la runion pouvait se terminer, sauf si Albérich et Hubert voulaient débattre d'autres points.

Ils n'en firent rien et quittèrent la salle de concert. Le Luménien était toujours sur les nerfs, le paladin le sentait. Quand il le voyait dans cet état de tension, il avait l'impression que ce rôle de conseiller ne lui convenait pas terriblement bien...
" Je vais aller parler aux paladins tout de suite. Tu te charges des autres ?
— Gabriel et Thibault. Tu t'occupes de Giovanni ?
— Je fais ça."
Ils se dévisagèrent un instant, mais n'ajoutèrent rien. Hubert devina qu'ils devraient s'expliquer avant la fin de la journée : son soutien était venu un peu tardivement, il en était bien conscient.

La demande d'Hubert obtint un écho très favorable auprès des paladins : la perspective de participer à toutes les expéditions n'était pas pour leur déplaire et ils discutèrent un moment des modalités pratiques de ces changements.
Albérich eut la tâche un peu plus difficile : le hasard voulu que ce soit Thibault qu'il croise en premier, lequel était allé chercher du matériel pour la restauration des amphores.
-Hum, tu es sûr que je serais vraiment utile pour ça ? demanda le Sunite, visiblement peu motivé. Les archives, ça n'a jamais été mon fort, sans compter qu'au moins, auprès des Paludiers, je sers vraiment à quelque chose... Si tu penses que tu as vraiment besoin de moi, je viendrai, bien sûr. Je doute juste sérieusement de mon utilité.

" Alors laisse, dit Albérich. C'était une proposition mais si elle ne te tente pas, ce n'est pas nécessaire. C'est un boulot ingrat, j'en suis conscient, quand on n'a pas le goût pour ça. Est-ce que tu ne vois pas d'inconvénient à ce que je propose à Gabriel de nous rejoindre, cependant ? Ce serait un jour sur deux où tu devrais te passer de lui... pendant quelques jours, seulement."

-De lui, et de toi... gémit-il. Albérich, comment réagirais-tu, à ma place ? Si on venait te dire que tu allais devoir gérer les Paludiers pendant toute une semaine sans renforts ? D'accord, on a une équipe, mais quand même, notre rôle reste central...
Il fit les cent pas, les mains dans le dos.
-Laisse donc Gabriel tranquille. Le pauvre, il va déprimer sec si tu lui demandes ça : il déteste la paperasse, il a besoin d'action et le sort de ses ouailles lui tient particulièrement à cœur. Non, sincèrement, je préfère encore t'aider et le préserver. Surtout qu'il n'osera jamais te dire non, même si ça lui coûte beaucoup, vu... votre importance respective dans l’Église lathandrite.

" Alors ne venez aucun des deux, Thibault, dit le Luménien. Je me débrouillerai avec les mages et les bardes, et cela soulagera beaucoup Ezéchiel qui estime que je désorganise la communauté à cause de mes lubies. Je n'ai pas envie de vous forcer à quelque chose qui vous déplait. J'étais prêt à le faire seul, de toute façon, donc... Honnêtement, ne changeons rien. Enfin, sauf que je serai absent. Quatre ou cinq jours. Vous survivrez et si vous voulez, j'en ferai le double ensuite."
A moins que nous ne soyons tous contraints de faire nos valises et de nous enfuir le plus vite possible d'ici.

Il soupira.
-Ecoute... Si tu as pensé à moi, c'est que tu es convaincu que je peux avoir mon utilité dans tout cela et... je me fie plus à ton jugement qu'au mien, en ce genre de domaine. Or, comme je suis ici pour rendre service, je viendrai. Je te demande juste la permission de m'absenter une matinée sur deux : comme ça, Gabriel pourra quand même partir en expédition, ce qui est important pour lui. Et il faut le comprendre, jeune et plein d'énergie comme il est...

" Non, dit le Luménien. Je réalise que c'était une mauvaise idée. J'ai pensé clerc, érudit, bibliothèque, mais ce n'est pas toi. Tu seras plus utile auprès des Paludiers. N'en parlons plus. Vous continuerez de sortir en expédition avec les autres, et tout sera très bien. Ne bouleversons pas ce qui ne doit pas l'être."
Il sourit.
" Je vais te laisser. Je dois passer voir les mages et chercher Roxane et Ariel. Je te souhaite une bonne fin de soirée."

-Ne crois pas te débarrasser de moi si facilement. Si je te laisse refuser ma proposition, je vais être rongé par la culpabilité, donc je ne dormirai pas, donc je serai complètement nul avec les Paludiers, donc au final je ne servirai plus à rien. Ce qui me fera encore plus culpabiliser, ce qui m'ôtera toute possibilité de dormir... Bref : cercle vicieux. Je dois donc trouver un moyen de te faire changer d'avis.
Il se concentra quelques instants.
-Tu es quelqu'un de sage, de prudent, de réfléchi. Si tu penses qu'il est impératif de visiter cette bibliothèque, je te crois : il faut savoir pourquoi les gens ont quitté Clairétoile et s'il y a une chance de glaner des données même parcellaires, nous devons la saisir. Or, tu n'as obtenu l'accord du Conseil que pour quelques jours : il faut donc faire un gros effort, ce qui implique un maximum de monde... Donc je viens, de gré ou de force.
Il sourit, espiègle.
-Une fois l'opération terminée, tu te feras pardonner en militant pour que l'effort suivant concerne les thermes, voilà tout.

Albérich sourit.
" D'accord. Je te le revaudrai d'une manière ou d'une autre. J'ai bon espoir que dans cette bibliothèque, nous trouvions un plan annoté de la cité, avec l'emplacement précis des différents bâtiments. Cela nous permettra d'explorer en priorité les bâtiments d'importance, en laissant les autres pour plus tard. J'espère que grâce à cela, nous gagnerons beaucoup de temps d'exploration. Sans doute perdrons-nous la surprise de la découverte, mais ce sera plus efficace... Même si Ruth s'est montrée très heureuse... Peut-être devrais-je demander à Hubert de la joindre à notre équipe... Elle serait fichue de nous dénicher les bons livres en un rien de temps... Sans compter que nous avons besoin d'une ouvreuse de coffres."

Il éclata de rire.
-Non seulement c'est une excellente idée d'un point de vue efficacité mais, ce qui ne gâte rien, elle est du plus haut comique ! Et je tiens à être là quand tu lui annonceras qu'elle est réquisitionée pour vous aider à fouiller un bâtiment rempli de... livres. Je crois que sa mine vaudra le détour. Bon, ce sera moins drôle si elle succombe sous le choc mais si elle survit... Elle dira oui et vous... nous sera extraordinairement utile.

" Alors je vais négocier ça avec Hubert. Je te laisse. Nous partons demain matin avec l'expédition que nous aurions rejointe normalement. Je dois terminer de rassembler une petite équipe. On ne m'a laissé que quatre ou cinq jours, il faut que je les rentabilise au mieux."
Il avait l'intention d'aller voir les bardes et les mages, puis il retrouverait Hubert quelque part, et aborderait la question Ruth.

Les mages acceptèrent aussitôt son offre : les vieux livres ne leur faisaient pas peur - au contraire ! - et si, en plus de ses buts premiers, l'opération leur permettait d'en apprendre davantage sur la magie des Anciens, ils n'allaient pas dire non. L'ensorceleur fut un peu plus hésitant - il n'était pas très porté sur les études, ce qui était compréhensible pour un lanceur de sorts spontané - mais il décida rapidement d'accompagner le reste de son groupe.
Les bardes se montrèrent au moins aussi enthousiastes que les praticiens des arcanes et ils promirent de prendre dans l'instant toutes les dispositions nécessaires pour que leur absence n'ait pas de conséquences. Certes, Roxane était un peu embêtée, du fait qu'elle venait de prendre deux jeunes apprenties ; cependant, comme elle n'avait pas réellement débuté leur formation, quelques jours d'absence ne constitueraient pas un grave problème.
Hubert, de son côté, était allé trouver le troisième représentant de cette profession. Il était dans son atelier où, quelques minutes plus tôt, s'était terminée une nouvelle séance de pose. Informé de la raison de cette visite paladine qu'il avait d'abord accueilli avec bonheur, Giovanni fit une mine de six pieds de long.
-En fait, tu me voues une haine féroce, il n'y a pas d'autre explication au fait qu'à chaque fois que tu viens me voir ces derniers temps, c'est pour me planter un poignard dans le dos. Alors oui, c'est vrai, je trouve d'ordinaire que les bibliothèques sont des lieux passionnants. Mais là... Après des jours et des jours à rester cloitré dans cette forteresse, je venais juste d'obtenir le droit de participer à de palpitantes expéditions, ce qui me laissait une chance d'être de ceux qui découvriraient les thermes en premier ! Et voilà que je me retrouve à nouveau cloitré, cette fois au milieu de vieux bouquins poussiéreux... Qu'ais-je fait pour mériter ça ?!

Le paladin leva des mains défensives.
" Pardon, je pensais que ça te ferait plaisir... dit le paladin. Si tu n'es pas tenté... Je pense que c'est mieux que tu te consacres aux expéditions. Je ne voudrais pas que ta priorité aux thermes soit grillée, effectivement. Je ne dis pas qu'Albérich adhérera à ton sens des priorités, mais dans le fond... Il est de mauvais poil de toute façon, ça n'y changera pas grand chose."

Le barde soupira.
-Non mais, dans l'absolu, cette bibliothèque m'intéresse beaucoup et je suis certain qu'elle recèle une foule de connaissances qui nous seront extrêmement utiles. Mais avoue quand même que c'est un peu vache de me faire miroiter quelque chose, de me l'accorder et de me le retirer pile au dernier moment... C'est comme si, je ne sais pas, j'avais dit oui aux Psycopathes pour finalement les renvoyer le jour même de leur engagement !

" Giovanni, tu m'as mal compris. Tu n'es pas réquisitionné, il n'y a pas d'obligation. Je peux parfaitement comprendre que tu aies envie de profiter des expéditions. Peut-être que Roxane et Ariel seront davantage intéressés... Et Albérich était prêt à le faire seul, de toute façon. Ce dont je suis sûr, par contre, c'est qu'il ne supportera pas d'avoir une équipe qui traîne les pieds. Or je te connais : tu ne parviendras pas à masquer ta mauvaise humeur. Franchement, je pense que c'est mieux que nous nous en tenions au programme prévu. J'expliquerai la situation à Albérich, et il comprendra, je n'en doute pas."
En réalité, il était plus ou moins persuadé que le Luménien maudirait le peintre, mais ça, Giovanni n'avait pas besoin de le savoir.

Il grimaça.
-Déjà, tu me connais très mal si tu crois que je ne peux pas cacher ma mauvaise humeur : des tas de choses me mettent de mauvaise humeur et je n'en évoque que quelques-unes. Ensuite, comme je suis l'un de ceux qui maîtrisent le mieux la langue des Anciens, je ne peux pas vraiment me tenir à l'écart de cette opération : j'entends déjà ce qu'il se dirait de l'inconqéquence des Sunites si je le faisais ! Enfin, je ne peux pas en vouloir à Albérich dont la demande est tout à fait légitime. Non, j'en veux à ta maudite écuyère qui, pour me récompenser de tout le temps que je lui ai consacré, trouve une bibliothèque pile quand je peux enfin me joindre aux explorations... Une nouvelle preuve que les gosses et moi, ça fait deux..

" Misère, que vous êtes tous compliqués. Mais c'est à toi de voir, dit Hubert avec un haussement d'épaules. J'aimerais juste pouvoir donner une réponse claire à Albérich."

-Mais tu l'as déjà, ta réponse claire : je t'ai dit qu'il serait inconséquent de ma part de ne pas me joindre au groupe d'archivistes.
Il se leva.
-A présent, si tu veux bien m'excuser, je dois aller prévenir les personnes que je devais représenter dans les jours à venir que les séances de pose sont annulées : ce n'est certainement pas après des journées passées à examiner de vieux livres que je serai en état de peindre. Oh, et avant que j'oublie : ton bouclier est prêt.
Il alla le récupérer dans un coin de l'atelier et le mit entre les mains du paladin - le blason, comme attendu, était superbe. Puis il s'esquiva.

Hubert demeura avec un sentiment de malaise désagréable, sans avoir pu remercier le barde comme il aurait voulu le faire, et avec la sensation de l'avoir, comme il l'avait dit d'entrée de jeu, trahi. Couplé à la manière dont s'était déroulé le conseil, et à la certitude qu'Albérich le recevrait froidement, il n'était pas pressé d'aller se coucher. Pourquoi des choses qui semblaient si simples, si anodines, devaient-elles se révéler aussi compliquées ? Pourquoi les gens étaient-ils susceptibles, grincheux, tendus, mécontents ? C'était sans doute l'effet du huis clos et de l'hiver, de ces murs autour d'eux qui les protégeaient et les emprisonnaient à la fois. Le paladin lui-même devait reconnaître qu'il aurait tout donné pour aller galoper à l'extérieur sur Grand Vent, sentir la brise sur son visage, le tonnerre des sabots dans les oreilles, l'impression brute d'être vivant. Mais ce n'était pas à l'ordre du jour.
Il soupira et regarda le chamois blanc sur le bouclier. Le mythique esprit des montagnes de sa région natale, caracolant dans les hauteurs. Il en était à mille lieues.
Il ne pouvait pas vraiment éviter Albérich, mais il décida de passer par les thermes avant de monter se coucher. Il n'espérait pas que le Luménien serait endormi, mais au moins pourrait-il profiter d'un moment de détente avant l'orage.

En entrant aux thermes, il vit globalement les mêmes personnes que la dernière fois où, à une heure similaire, il s'y était rendu en compagnie d'Albérich : des gens désireux de profiter des lieux alors qu'ils étaient moins animés qu'à d'autres moments. Toutefois, ils étaient un tantinet moins paisibles que de coutume car, dans un coin, se baignaient ses écuyers et leurs deux amis. Sans doute l'entraînement et le repas tardifs avaient-ils retardé leurs ablutions, lesquelles étaient grandement nécessaire eu égard à leurs diverses activités. Cependant, le quatuor s'efforçait de ne pas causer trop de chambard, afin de ne pas déranger les amateurs de tranquillité.

Hubert resta un moment à mitonner dans l’eau chaude, tranquille, tâchant de trouver une certaine sérénité d’esprit. Il observait les enfants d’un oeil distrait, attendri par leurs efforts pour rester calmes, alors qu’ils auraient eu parfaitement le droit de s’ébattre avec fracas. Il admirait la résilience de Ruth et d’Alban, connaissait mal les deux demi-elfes, se demandait si lui-même, à leur âge, aurait eu la force d’aller de l’avant comme ils le faisaient. S’il devait réfléchir honnêtement, la réponse était négative. Il avait été un gosse choyé, protégé, et son adolescence à la commanderie n’avait pas connu de heurts. Les choses s’étaient corsées plus tard mais au regard de ce qu’avaient traversé ses écuyers, ce n’étaient que des broutilles. Ces pensées le rendirent mélancolique, ce qui était exactement le contraire de ce qu’il avait espéré. Il avait la sensation d’avoir le mal du pays comme jamais, d’aspirer aux toits ardoisés de Maleval, à la chaleur de la forge paternelle, au rire de sa mère.
Il finit par s’arracher à l’onde et à sa torpeur, se rhabilla et gagna les étages. Autant affronter la tempête tant que les enfants folâtraient encore. Mais Albérich n’était pas dans leur chambre et il devina qu’il le dénicherait dans son bureau. Il hésita un moment à aller le rejoindre, puis s’y résigna. Comme il le craignait, le clerc l’accueillit d’un regard un peu froid, levant à peine les yeux du document qu’il rédigeait.
« Qu’est-ce qu’a dit Giovanni ?
— Il viendra.
— Je devine qu’il n’était pas très motivé.
— On ne peut rien te cacher.
— Thibault n’était pas emballé non plus. »
Il posa sa plume, soupira, et croisa les mains derrière sa tête. Pendant une seconde, il eut l’air terriblement fatigué, terriblement déçu, aussi, puis un sourire revint sur ses traits, incertain.
« Tu penses que je me fourvoie, toi aussi ?
— Non. Je pense qu’on ne peut pas être certains que ce sera utile, mais dans le même temps, je suis conscient qu’il est nécessaire d’exploiter toute source d’information.
— Simplement, personne n’est volontaire.
— Tu exagères. Je suppose que les mages et les bardes étaient plus enthousiastes.
— Oui. Mais je suis... un peu surpris de la réaction des gens plus proches de moi. »
Hubert s’assit sur la table.
« Chacun sa sensibilité. » dit diplomatiquement le paladin, tout en craignant la foudre.
Mais le clerc acquiesça.
« Oui. Peu importe. Je ne dois pas m’en soucier. Ce qui compte, c’est ce qu’il y aura dans la bibliothèque. Si cela froisse quelques personnes... Tant pis. La nécessité fait loi. »
Il y avait une dureté inédite dans la voix du Luménien, Hubert pinça les lèvres malgré lui, hésitant à creuser la question. Il n’osa finalement pas. Albérich se leva et lui sourit à nouveau, un sourire contraint.
« Je vais aller me coucher, je veux être en forme demain.
— Bien sûr. » répondit le paladin en l’imitant.
Ils gagnèrent le couloir, côte à côté, et Hubert se sentait immensément mal à l’aise.
« Au fait... J’aimerais emmener Ruth, demain.
— Ruth ?
— Elle est bénie de Tymora. Elle pourrait nous être utile.
— Albérich, ce sont vraisemblablement des coïncidences...
— Des coïncidences ? Tu dis ça à un clerc ?
— Ah misère. Bon, très bien. Mais seulement les après-midis. Le matin, elle va en classe, et tu connais notre clique d’instituteurs...
— Je ne crains pas de me mettre une personne de plus à dos.
— Albérich. C’est mon écuyer. Elle viendra les après-midis, avec le groupe d’Etienne.
— Très bien, je ne dis rien. C’est mieux que pas du tout. »
Le silence retomba sur leur tandem et ils atteignirent la chambre. Albérich se mit aussitôt au lit. Comme les écuyers n’étaient pas encore rentrés, Hubert préféra s’attarder dans la pièce centrale. Il devait parler à Ruth avant qu’elle ne se couche, de toute façon. Même s’il n’était pas persuadé qu’il fallait y voir une intervention divine, il était bien forcé de reconnaître que la gamine avait un sixième sens pour les découvertes d’importance. Même si les explorateurs de la bibliothèque se servaient d’elle comme d’un talisman de bonne fortune, elle aurait un impact positif sur leur travail. Et elle serait bien protégée, entre deux clercs, deux bardes, des mages et un ensorceleur. Puisque de surcroît, elle s’ennuyait… C’était une bonne solution, il n’avait pas de raison réelle de refuser.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue