La Couronne de Cuivre

Victor se releva et regarda l'elfe avec morgue. Celui-ci lui rendit son regard sans flancher, bras croisés.
" C'est cette brute de demi-cheval ! Il m'a attaché !" se plaignit-il à Taliesin.
L'elfe eut un sourire narquois.
" C'était ça ou t'assommer. Je pense qu'il a été drôlement gentil."

L'elfe s'adressait directement à Victor ? En commun ?
L'acte, qui aurait pu paraître anodin ailleurs, semblait extraordinaire, ici. Et Taliesin en éprouva de la reconnaissance, indéniablement.
-Et n'oublie pas que le centaure t'a sauvé la vie : sans lui, tu serais mort dans l'incendie de son campement. dit-il doucement, espérant que le gamin s'apaiserait vite.

" Je ne suis pas certain que c'était son intention, tu vois ? grommela le gosse. J'ai plutôt l'impression qu'il m'a pris en otage. Mais je me souviens pas de grand chose parce qu'il m'a assommé plutôt vite, tu vois, quand il a senti que j'allais lui défoncer sa caboche stupide de gros plein de soupe !"

Le barde sentit la moutarde lui monter au nez.
-Maintenant, ça suffit, tonna-t-il.
Il se planta devant le môme, poings sur les hanches, et lui décocha un regard assassin.
-Ce qui est arrivé, tu l'as largement mérité. Tu n'avais aucun droit de quitter la maison en pleine nuit, tu n'avais aucun droit de t'approcher du camp des centaures et encore moins d'y pénétrer. Et tu le savais parfaitement : je t'avais prévenu. Mais évidemment, tu n'en as fait qu'à ta tête.
Il se pencha pour le regarder bien en face.
-Par ton comportement stupide, tu as failli te faire tuer. Tu as failli me faire tuer également, parce que pendant que je fouillais le camp en flamme à ta recherche, l'un des assaillants à essayé de m'abattre. Et à présent, toujours à cause de toi, nous voilà obligés de fuir la vallée parce que nous n'y sommes plus en sécurité... Alors, dis-moi : malgré tout ça, tu as vraiment l'intention de continuer à faire le malin ?

Le gosse eut une grimace, puis croisa les bras et se renfrogna.
" Non." lâcha-t-il laconiquement.
Baptiste regardait ailleurs tandis que Titus s'était approché de l'elfe, qui le dévisageait avec circonspection.

-On reparlera de ça plus tard, souffla-t-il à Victor. En attendant, tu as sacrément intérêt à filer droit, crois-moi. D'autant qu'au regard de la situation, je n'ai certainement pas besoin que tu confortes les elfes et le centaure dans la piètre opinion qu'ils ont des humains. Tu es intelligent, alors prouve-le.
Puis il se détourna du gamin.
Ah ça, il valait vraiment mieux pour lui qu'il ait un comportement exemplaire.

Avec Victor, rien n'était jamais acquis dans ce registre, cependant...
" Bon. Mais vous êtes tous là, dit l'elfe, reprenant l'elfique. Nous pouvons y aller."
Deux autres elfes descendirent des arbres, arrachant un cri de stupeur à Baptiste. L'un et l'autre tendirent des bandeaux au barde. Baptiste paraissait prêt à accepter l'indignité sans broncher, mais Victor grommellerait sans doute pendant les dix prochaines années.

Sauf qu'il ne lui laisserait pas le choix. Après tout, s'ils en étaient là, c'était de sa faute.
-Mon camarade centaure a donc persisté dans son idée de ne pas venir ? C'est dommage, son témoignage aurait été précieux.
Et s'il avait su qu'il en irait ainsi, sans doute aurait-il renoncé à aller parler au clan pour, plutôt, prendre la direction de Luménis.
-Je me dois également de vous prévenir que ni Baptiste ni moi n'ayant dormi de la nuit, nous risquons de ne pas être très rapides.

" Nous ne sommes pas obligés de partir tout de suite, si vous voulez vous reposer, dit l'elfe. Quant au centaure... Il connait les conditions. Mais il a dit qu'il attendrait ici, que vous reveniez... vous et les gens du Clan. Si vous parvenez à les convaincre."
Baptiste avait noué le bandeau sur ses yeux. Victor refusait de le faire lui-même. Titus avait disparu dans les buissons.

-Titus, n'hésite pas à demander à ton renard de nous suivre, si tu ne veux pas qu'il reste seul, lança-t-il à l'intention du faune invisible.
Il s'occupa ensuite de bander les yeux de Victor, se demandant s'il devrait guider lui-même les deux garçons.
-Autant essayer de faire un bout de chemin dès à présent.

L'elfe chercha le faune du regard mais finit par abandonner et fit signe à ses deux acolytes de les entraîner vers le coeur de la forêt. Lui-même ne les accompagna pas, sans doute lié à sa tâche de patrouilleur de la lisière. Le centaure n'avait pas reparu.
Taliesin dut guider l'un des enfants, mais un des elfes offrit de guider le second, une main sur l'épaule. Le barde se rendit cependant rapidement compte que Victor trichait, lorgnant l'environnement sous son bandeau. Il faut dire qu'avec toutes les branches et toutes les racines qu'il y avait en travers de leur route, ce trajet promettait d'être long et complexe. Surtout si la Tribu elfe vivait à plusieurs lieues de là, ce qui était probable.

Ce qui lui semblait très probable : il avait du mal à imaginer plusieurs clans elfes massés si près de la vallée...
Quoiqu'il en soit, il ne dit rien à Victor, préférant faire comme s'il n'avait rien remarquer : sa tricherie leur permettait d'avancer légèrement plus vite.
Et, de toute façon, il trouvait stupide le fait de leur bander les yeux : que pouvaient-on redouter de simples mômes ?
Enfin...

Les deux elfes qui les accompagnaient parvinrent à la même conclusion assez rapidement.
" On va mettre trois jours à ce rythme." dit le premier, un elfe sans âge, aux cheveux châtains retenus en queue de cheval.
Son comparse acquiesça dans un soupir.
" Mais on n'ira pas beaucoup plus vite s'ils y voient..."

-Vous seriez surpris par leur agilité... dit-il.
A croire qu'ils n'avaient jamais vu d'enfant humain...
-Honnêtement, vous n'avez rien à craindre de mes fils. D'abord, nous ne sommes pas de la région : nous vivons près de Luménis. Ensuite, ils ne sauraient assurément pas retrouver le chemin seuls, dans ces bois : moi-même, je n'en serais sans doute pas capable. Enfin, Victor a obtenu un laissez-passer pour entrer à Loth Imarhil, lors du séjour que nous y avons fait, il y a deux ans.

" Hum. Ce n'est pas une référence." dit le second elfe avec dédain.
Le premier haussa les épaules.
" Bah. Qu'ils les ôtent. De toute façon, le petit hybride court partout, lui."

Il grimaça.
-S'il vous plait, ne mentionnez pas cet aspect devant lui. La personne qui s'en occupait avant de me le confier ne l'avait pas remarqué, je l'ai appris moi-même il y a seulement quelques jours et... je n'ai pas encore pu lui en faire part : les circonstances ne l'on pas permis...
Il se tourna vers les garçons.
-Bonne nouvelle : vous êtes autorisés à ôter vos bandeaux.

" Mais qu'est-ce qu'il croit qu'il est, alors ? Un faune ?" demanda un des elfes, interloqué.
L'autre haussa les épaules tandis que les deux enfants enlevaient leur bandeau.
" Il va bien falloir que vous le lui disiez : personne parmi les elfes que vous allez rencontrer au Clan ne va croire qu'il est pure race. Mais il parle elfique ?"

-Non : seulement sylvestre et un peu commun.
Il soupira - il avait l'impression de ne faire que cela, ces derniers temps, mais compte tenu du nombre de soucis qui l'accablaient, cela n'avait rien d'étonnant.
-L'alaghi qui l'a recueilli et élevé plusieurs années durant pensait qu'il était un faune à part entière et il pense donc la même chose. J'ai prévu de lui apprendre la vérité mais... ça n'est pas évident. La nouvelle en elle-même à déjà de quoi ébranler, alors ce qui l'entoure, je ne vous dis pas...

Les elfes s'entre-regardèrent.
" S'il ne parle pas elfique, il ne comprendra pas que les gens le traitent d'hybride. Mais n'allez pas le balader dans un vrai groupe de faunes, il va avoir des ennuis.
— Qu'est-ce que vous allez en faire, si ce n'est pas indiscret ?"

-On m'a bien parlé d'un orphelinat à Anarion mais je n'aime vraiment pas cette solution. Je vais donc essayer de lui trouver une famille adoptive qui n'aura cure de sa nature, qui sera prête à l'aimer comme il le mérite... Alors certes, ça peut prendre du temps mais... Il pourra habiter avec nous le temps qu'il faudra.
Voir y rester.

Les elfes acquiescèrent, circonspects, mais ne firent pas davantage de commentaires sur le sujet. Ils reprirent leur marche entre les arbres, a un rythme plus rapide mais néanmoins terrestre, et donc modéré. Pendant un moment, personne ne parla. Baptiste semblait très intéressé par la magnificence de la forêt autour d'eux, aux aguets, les yeux écarquillés d'enthousiasme. Victor était toujours de mauvaise humeur, grommelant à chaque racine qui entravait sa progression. Titus était invisible, les elfes à la fois détendus et aux aguets, connaissant les lieux, conscients que la beauté des bois n'était qu'une façade, qu'ils demeuraient sauvages, mystérieux et par là, immanquablement dangereux.

Il en était conscient, lui aussi, mais il laissait à leur guide le soin de les prémunir contre les périls qui pourraient se dresser sur leur chemin. Fatigué tant physiquement que nerveusement, progresser tout en veillant sur ses fils mobilisait l'essentiel de l'énergie qu'il lui restait. Quant à la nature environnante, et bien... il s'efforçait de puiser un peu d'apaisement dans sa beauté. Ce serait toujours ça de pris...

Au bout d'un moment, Baptiste commença à trébucher plus souvent qu'à son tour. Victor semblait avoir bien récupéré de sa nuit, sans doute grâce au sommeil forcé imposé par le centaure. Un des elfes s'immobilisa et se tourna vers le barde.
" J'imagine que... ces humains ont besoin de dormir et de manger... comme des humains."
La perspective lui paraissait... désolante, a minima.

Il s'efforça de ne pas s'en offusquer.
S'il relevait tous les signes de condescendance, il n'était pas sorti de l'auberge.
-Effectivement, répondit-il, affable. Concernant le repos, j'avoue que j'en aurais besoin aussi. Quant à la nourriture, ne vous en faites pas : nous avons navigué sur la Sylvestre à bord d'un navire elfe et les plats leur ont tout à fait convenu.
Un souvenir lui revint subitement en mémoire.
-Ce qui me fait penser... Connaissez-vous un dénommé Wilmarin ? On m'a dit que si j'avais des ennuis dans la vallée, je n'aurais qu'à entrer dans la Lorien au niveau de la Cascade Reine, marcher une demi-journée vers l'est et demander à le rencontrer. Malheureusement, cela m'était complètement sorti de l'esprit, avec tout ce qui s'est passé...

L'elfe parut surpris.
" Vous connaissez Wilmarin ? Pourquoi est-ce que vous ne l'avez pas dit tout de suite !" s'exclama-t-il avec stupeur.
L'autre secoua la tête.
" A trop fréquenter les humains, on en perd la mémoire, peut-être.
— Il n'appartient pas au Clan que vous cherchez, mais c'est un ami. Son introduction vous aidera sûrement à négocier avec eux.
— Cela dit, il n'aime pas tellement les humains, lui non plus."

Comme si la fréquentation des humains y était pour quelque chose ! Entre la recherche d'une faille pour Titus, l'examen des ruines, ladisparition de Cordélia, l'affaire des centaures, le massacre des elfes, il y avait eu de quoi lui occuper l'esprit ! Sans compter que depuis son réveil au beau milieu de la nuit, il n'avait pas vraiment eu l'occasion de se poser pour réfléchir...
-Je n'ai jamais rencontré Wilmarin. Mais nous avons voyagé sur le bateau de son cousin, le capitaine Voronwë, et c'est ce dernier qui m'a conseillé de s'adresser à lui en cas de besoin.

" Elros Voronwë vous a donné le nom de son cousin ?"
L'elfe était encore plus stupéfait.
" Qu'est-ce que vous avez fait ? Vous lui avez sauvé la vie ?"

-Même pas. Et à dire vrai, je me sens plutôt son débiteur car il m'a rendu plus d'un service, ne serait-ce qu'en acceptant de prendre mes fils à son bord...
Il sourit.
-Peut-être a-t-il particulièrement apprécié les quelques morceaux que j'ai joué pour son équipage et lui. A moins qu'il ne se soit dit que j'étais du genre à me retrouver dans des situations compliquées et qu'un peu d'aide ne me serait pas inutile.

Les elfes firent la grimace.
" Quoi qu'il en soit, nous allons vous mener jusqu'à lui. C'est nettement moins loin. Il vous dira ensuite quoi faire. Avec la recommandation du capitaine Voronwë, il devrait se montrer conciliant... malgré vos fréquentations."
Baptiste s'était assis sur une souche.
" Pause ?" demanda-t-il dans un elfique approximatif.
Les deux patrouilleurs s'entre-dévisagèrent puis haussèrent les épaules.
" Pour nous, marcher de jour ou de nuit n'a guère d'importance."

-De toute façon, vu notre état, nous n'aurions pas pu aller beaucoup plus loin sans halte. Mais puisque notre nouvelle destination est plus proche, le dérangement que nous vous causons sera moins long, même avec cette pause...
Et de se chercher lui aussi un coin où s'assoir.
Il était recru.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Vallée Fertile