[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Albérich acquiesça doucement.
" Reste là, je vais nous chercher ça."
Il s'esquiva vers la cuisine et prit son temps pour remplir la bouilloire, choisir ses herbes, dénicher la bouteille d'eau-de-vie de César. Il se demanda ce que faisaient Thibault et Clovis. Il faudrait qu'ils partent dès que possible, sans doute à l'aube le lendemain. Albérich espérait que Bastien et César parviendraient à renouer dans de bons termes. Il réalisait qu'au delà de ce qu'avait fait Aubin, le fait que Bastien ne se soit pas confié à lui devait atteindre cruellement le vieil homme. Même si cela partait d'un bon sentiment, le gosse ne s'était pas tourné vers celui qui lui avait dévoué tout son temps, tout son être, depuis des mois. Comme s'il le jugeait, inconsciemment, incapable de le protéger. Il y avait là une relation de confiance à rétablir, car César aurait besoin de penser que Bastien avait quelqu'un à qui parler.
Il les entendit murmurer et hésita à reparaître. Il finit cependant par le faire, un peu embarrassé, prêt à battre en retraite si nécessaire.

[Taliesin]

Si César était blessé, il ne tenait sûrement pas à le montrer à l'enfant. D'ailleurs, celui-ci était désormais dans ses bras, sanglotant doucement contre sa poitrine, tandis que le vieil homme lui caressait les cheveux.
Lorsqu'il vit Albérich s'encadrer à la porte, il lui sourit vaguement, lui fit signe de venir.
Puis il reporta son attention sur l'enfant.

[Galathée]

Albérich déposa ce qu'il transportait sur la table, tâchant de ne pas faire de bruit, puis alla mettre l'eau à chauffer. Il y en avait peu, juste pour un bol, il resta donc debout à côté de l'âtre. Il commençait à se sentir vaguement fébrile, lui aussi, son calme apparent se lézardait petit à petit, et il sentait que le contrecoup le frapperait tôt ou tard. Il espérait alors être entre les murs de la garnison, peut-être dans son lit. Il était en tout cas certain de ne pas craquer avant d'avoir quitté cette maison. Chaque décor exigeait un rôle différent, et dans celui-ci, ce jour-là, il devait jouer celui du fils stoïque qui a vaincu le démon.
La bouilloire siffla, il la retira des flammes et retourna s'asseoir. Il mouilla le mélange au fond du bol, sucra l'infusion généreusement, puis la poussa vers l'enfant. Il devait être exténué, après avoir été interrogé sans relâche et sans pitié toute la nuit, puis traîné et tourmenté par Aubin. L'image du petit garçon nu, attaché entre les troncs, lui revint brutalement, en fragment fugitif, et il eut un léger haut le coeur qu'il dissimula du mieux qu'il put. Il servit ensuite deux petits verres d'eau de vie et lorgna le sien sans être certain qu'il fallait qu'il l'ingurgite.

[Taliesin]

Se libérant une main, César vida son propre verre, d'une traite. Puis il attendit que Bastien se fut un peu calmé pour l'aider à boire sa tisane, avant de recommencer à le bercer doucement. Peu à peu, l'enfant se détendit, se fit silencieux.
-Je crois que je vais aller le coucher... dit le vieil homme. Ensuite... Nous parlerons.

[Galathée]

Albérich acquiesça sans rien dire. Il ne voyait pas bien comment il allait pouvoir garder le secret sur les agissements d'Aubin si César avait décidé de le cuisiner. Mais il ne s'imaginait pas non plus ouvrir la porte pour s'enfuir avant qu'il ne revienne. Il but donc une gorgée d'alcool et observa la pièce en silence, vaguement mélancolique. L'image parfaite du bonheur familial. Voilà ce que César avait cru trouver sous son toit. Et tout avait été bouleversé. Même si Aubin se remettait de son aventure avec les Sharites, quelque chose serait brisé à tout jamais. Car le barde avait prouvé sa fragilité. Il pourrait toujours récidiver. S'il était seulement récupérable...
L'ancien clerc frissonna et ferma un instant les yeux, guettant le retour de son père.

[Taliesin]

César revint une petite dizaine de minutes plus tard. Il avait la mine fermée et, sitôt assis, il se servit un nouveau verre qu'il avala comme le précédent.
Il s'essuya les lèvres d'un revers de main, machinal, puis leva les yeux sur Albérich et prit une profonde inspiration.
-Tu dois me dire ce qu'il lui a fait, Albérich. C'est important que je sache... Et au regard de ce que j'ai en tête, je doute que la réalité puisse être plus abjecte.

[Galathée]

" Je lui ai promis de ne rien te raconter." fit Albérich. " A la lumière des événements... s'il ne peut plus me faire confiance... Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée que je revienne sur ma parole. J'ai l'impression qu'il a besoin..."
Il croisa le regard de son père et soupira.
" Je suis vraiment désolé pour ce qui s'est produit. Je n'ai pas imaginé... Quand je suis revenu, que je vous ai vus ensemble, j'ai pensé... qu'Aubin avait eu ses raisons pour agir de la sorte à Erhedun... Qu'il avait probablement été très vexé que les clercs ne reconnaissent pas son talent à sa juste valeur... Qu'il s'était emporté comme j'imagine qu'un artiste incompris pourrait le faire... Avec la sensation que l'art prime sur le reste, qu'on ne peut laisser la censure l'emporter... Ici, je me suis dit... qu'il était parmi les siens... qu'il avait abandonné sa part d'ombre à l'extérieur... comme le loup regagne sa tanière et dispense son amour aux louveteaux sans arrière pensée..."
Il secoua la tête.
" Il parlait de Combeloup avec tant d'affection... de sincérité... Je voulais le croire. J'étais ennuyé pour Thibault parce que... parce que c'est mon ami et ce qu'Aubin lui a fait était... mais c'était une querelle d'amoureux, quelque chose qui, finalement, ne me regardait pas... J'étais heureux de m'en persuader. Mais j'ai eu peur pour Elisa. Elle était si clairement éprise de lui. Et quand j'ai vu qu'il l'encourageait, j'ai... j'ai eu peur, oui. J'ai eu peur de cette part d'ombre. Je n'ai pas pu rester à la soirée du donjon. Trop de tension. J'étais désemparé. Et puis Bastien... Bastien m'a parlé. Il avait besoin de parler. Moi aussi, peut-être. Et j'ai réalisé que les choses étaient bien pires que ce que j'avais craint..."
Il se frotta le visage des deux mains.
" Il ne me parlera plus jamais si je te raconte."

[Taliesin]

-Albérich... Je sais qu'il t'a demandé de ne rien me dire pour... m'épargner. C'est une intention aussi noble qu'idiote. Car cette incertitude, ce silence va me ronger, jour après jour, nuit après nuit. Si je sais, je pourrai peut-être mieux l'aider, plutôt que... que de tenter de lui tirer les vers du nez, ce que je ferai, forcément, même si je tente de m'en abstenir... Et puis, c'est un gosse. Rien qu'un gosse. Ce n'est pas à lui de ménager les adultes, de faire attention à eux...
Maintenant que Bastien était au lit, le vieil homme devait se sentir plus libre d'extérioriser ses émotions, car il se fendit d'un geste d'impuissance et de colère aussi contenu que révélateur.
-Pourquoi t'a-t-il arraché cette promesse, bons dieux ?
Il soupira. Se massa le front.
-Mais je ne te forcerai pas à me parler. Une parole est une parole, Je vivrai avec le doute. Et c'est déjà une chance qu'il ait pu se confier à quelqu'un. Une chance que tu sois revenu si vite, que tu aies eu sa confiance. Sans quoi...
Il ferma les yeux.
-Pas étonnant qu'il n'ait rien voulu me dire. Je n'ai rien vu. Rien entendu. Rien compris. Et les semaines, les mois précédents, j'ai parfois manifesté mon... mon anxiété, ma fatigue face à son état... Ah, la belle image que je lui offre. Un vieillard fragile et aveugle. Oui, pas étonnant qu'il ne m'ait rien dit.

[Galathée]

Albérich fut surpris que son père capitule aussi facilement. Il avait espéré pouvoir lui raconter, il sentait qu'il en avait besoin, lui aussi. Mais César avait entériné la promesse faite à Bastien, ce qui le muselait définitivement. Il secoua la tête.
" Ne dis pas ça. Bastien est un garçon particulièrement sensible, particulièrement inquiet du bien-être des autres... Sans doute trop, et de manière démesurée. Malgré la situation, il a continué à vouloir protéger Aubin alors que j'étais prêt à..."
Il s'interrompit et exhala avec bruit.
" Je suis désolé, je suis un peu secoué." murmura-t-il.
Il releva les yeux.
" Ce que je veux dire, c'est que Bastien voudrait que personne ne souffre, jamais. Et je ne pense pas qu'il avait l'intention de me parler. Idéalement, il aurait sans doute aimé que moi aussi, je reste en dehors de tout ça. Mais il a senti qu'il y avait une fêlure dans ma relation avec Aubin... Il a baissé sa garde. J'avais besoin d'un interlocuteur, je m'y suis engouffré... Ensuite... C'est un môme... Il avait promis à Aubin de ne rien dire."
Il eut un sourire triste.
" Tout ce qu'on promet, n'est-ce pas."

[Taliesin]

César le regarda droit dans les yeux.
-Ne crois-tu pas...
Il regarda la bouteille d'eau-de-vie. N'y toucha pas.
-Bastien a lui-même trahi une promesse, reprit-il, calmement. Une promesse qu'il devait juger... mauvaise. Alors, ne crois-tu pas qu'il comprendrait, si tu faisais de même ? Il a confiance en toi, oui. Et je ne doute pas que tu saches trouver les mots pour;.. lui expliquer pourquoi tu m'as parlé. Pour lui montrer que tu as fait ça pour son bien.
Il eut un sourire triste.
-Bastien veut me ménager... C'est le plus important pour lui, si j'ai bien compris. Alors... Me dire ce qui s'est produit, sans rien cacher, ce serait le meilleur moyen de me ménager, de m'éviter... trop d'angoisse.

[Galathée]

Albérich le dévisagea puis soupira, et son regard fila vers la fenêtre. Il pinça les lèvres. Le gosse allait le détester. Et il n'avait jamais trahi de secret, jamais, on le connaissait au Temple pour son silence respectable. Mais il n'avait jamais eu de père, ni de neveu, et ne s'était jamais trouvé dans une telle situation.
" Aubin s'est converti à Shar." murmura-t-il finalement. " Et il voulait que Bastien embrasse la Voie de sa déesse. Il lui disait que seule Shar pouvait le guérir des événements de l'hiver... Qu'il devait apprendre la haine... Que la haine le sauverait."
Il ferma les yeux.
" Il fallait que Bastien le haïsse... et pour ça, il lui a fait du mal. Je ne sais pas exactement ce qu'il lui a fait. Bastien a été flou. Il ne voulait pas me dire... et je dois avouer que je n'ai pas voulu le forcer à me décrire..."
Il frissonna.
" Je sais ce dont ils sont capables." souffla-t-il.

[Taliesin]

César était devenu pâle comme la mort.
D'une main mal assurée, il s'empara de la bouteille. Versa autant d'eau-de-vie dans son verre que sur la table. Ne parut pas s'en rendre compte.
-Il... Que lui faisais-t-il, Albérich ? articula-t-il péniblement. Il ne se contentait pas de mots, n'est-ce pas ? On ne se fait pas haïr en se contentant de mots...
Tout entier à son trouble, il ne paraissait pas avoir remarqué celui de son fils.

[Galathée]

Albérich prit une profonde inspiration, les yeux fixés sur la table entre ses paumes.
" Non, papa, il ne s'est pas contenté de mots. Il a usé de sortilèges... et il l'a... il l'a... blessé physiquement."
Il posa une main sur celle de son père, l'empêchant de trembler ou de se resservir encore.
" Mais souviens-toi qu'il est possédé. Le Sharite qui se terre dans son corps est... est extrêmement puissant... extrêmement dangereux... Aubin n'est pas lui-même, il n'est probablement pas maître de grand chose. Je dis qu'il a fait du mal à Bastien, mais c'est son corps qui l'a fait. Son âme, elle, n'a sans doute pas eu voix au chapitre."
Il aurait aimé le croire, en tout cas.

[Taliesin]

César le regarda droit dans les yeux.
-En es-tu sûr, Albérich ? Je veux dire... N'est-ce pas une nouvelle tentative pour me ménager ? Aubin ne s'est-il pas converti de son plein gré ?
Il grimaça.
-As-tu vraiment vu... cet autre qui l'habite ? Et si oui, ne pouvait-il s'agir... d'une comédie ? Aubin est doué en la matière. Je le savais déjà ; je viens de l'apprendre à nouveau, d'une bien cruelle manière...

[Galathée]

" Je ne suis sûr de rien." commença le Luménien. " Mais je ne sais pas si la question peut se poser en ces termes. Je ne crois pas qu’on puisse se convertir à Shar de manière très rationnelle... Ses clercs cherchent les gens blessés, désespérés, pour les faire basculer à son service. Ils les travaillent pour les y amener... Si Bastien avait succombé, l’aurais-tu tenu pour responsable de son allégeance ? Je sais que Bastien est un enfant et Aubin est adulte, mais... mais certains d’entre nous sont plus fragiles... Je ne pense pas qu’on puisse présumer de ce qu’il s’est produit. Il est possible qu’Aubin ait vécu des choses très difficiles sur la route. Qu’il se soit retrouvé vulnérable, à leur merci... Et... Nous ne le saurons pas tant qu’il sera hanté. Je ne sais pas le pouvoir qu’a le Sharite sur lui. Je ne sais pas si Aubin parle encore pour lui-même ou si l’âme qui l’occupe peut contrôler jusqu’à sa voix, ses gestes... Je ne sais pas non plus si elle peut lui faire du mal de l’intérieur. Tant qu’ils partagent ce corps, toute action inconsidérée serait extrêmement risquée pour lui. Il faudra attendre qu’Aubin soit à nouveau seul en lui-même pour commencer à comprendre... ou décider de repartir de zéro, sans s’appesantir sur ce qu’il s’est produit. "
Il croisa les bras.
" Quant à ses capacités de comédie... " murmura-t-il. " J’ai entendu parler le clerc de Shar qui l’occupe. J’ignorais qu’il était présent jusqu’à ce matin, quand il s’est révélé pour nous affronter. Je pensais avoir affaire à un tout jeune converti, presqu’un novice, je pensais que nous le maîtriserions facilement... Mais... "
Il eut un sourire furtif, douloureux, se recroquevilla inconsciemment sur sa chaise.
" Je le connais. Il faisait partie du groupe qui m’a enlevé à Luménis. Il s’était échappé de la Tour, m’avait poursuivi jusqu’en ville... Alaric d’Antelucas et l’autre clerc qui me servaient de garde du corps l’ont capturé alors qu’il tentait à nouveau de s’en prendre à moi. Il y a eu un procès à Luménis, auquel je n’ai pas voulu assister. Il a été exécuté. Mais il a réussi à survivre dans le corps d’Aubin. A présent, je dois m’assurer que son âme est détruite une bonne fois pour toutes. Sinon il me poursuivra encore et encore, et il continuera à détruire tout ce qui m’est cher et à m’empêcher de m’en sortir... "
Il fut traversé par un long frisson.
" Tu vois, je ne sais même pas si tout ceci n’est pas arrivé juste pour m’atteindre, une fois encore. Je n’en sais rien. Je ne suis pas certain de vouloir savoir. L’important est que Bastien est sauvé, qu’il va pouvoir se reconstruire, que tu vas l’y aider. Pour le reste, j’espère que nous arriverons à retrouver une certaine sérénité. "

[Taliesin]

César le dévisagea de longues secondes.
-Je suis désolé... dit-il. Désolé pour Bastien qui, après avoir perdu ses parents, ses frères, son familier, a dû subir... ces choses. De la main même de son oncle. Je suis désolé pour Aubin, dont je veux croire qu'il n'a pas agi de son propre chef, dont je n'ose imaginer... ce que ressent la part de lui-même qui subsiste, s'il en subsiste une. Et je suis désolé pour toi.
Il lui prit la main.
-Nous n'en avons jamais parlé, encore, mais... La rumeur de ce que tu as traversé est venue jusqu'à Combeloup. J'aurais aimé que mon village, que mon toit, que... notre famille puissent t'aider à te remettre. Et voilà que tu retrouves ici, parmi nous, ceux qui t'ont si atrocement blessé Je... Je ne sais pas comment tu fais pour tenir le coup, encore et encore, malgré tout cela... Je ne peux... que t'admirer.
Il soupira.
-Le sort s'acharne sur notre maison, je le crains. Mais nous traverserons cette épreuve comme nous avons traversé les autres, en faisant front, en nous serrant les coudes. Et nous nous relèverons. Je veux te dire... Te dire merci pour ce que tu as fait, fils. Pour avoir écouté Bastien, pour l'avoir aidé. Pour ne pas avoir tué Aubin alors que... Alors que tu aurais pu le faire, et que nul n'aurait songé à t'en blâmer, compte tenu de ce qu'il a fait, de ce qui l'habite. Mais tu as préservé son avenir, sa rémission... Et je veux te dire, surtout, que tu peux compter sur moi. Vous pourrez tous compter sur moi. Je ne vous faillirai pas. Plus.

[Galathée]

" Tu ne nous as pas failli. C'est nous qui avons été stupides de te garder en dehors de tout ça. Moi, en fait. Bastien était bouleversé." murmura Albérich. " J'étais désemparé... J'espérais... pouvoir régler cette affaire sans que personne ne soit touché. Je voulais... préserver... préserver ce qui s'esquissait... Je n'ai jamais eu de famille. Je ne sais pas comment me comporter... Je te connais à peine. Je sais que je n'ai pas facilité les choses... J'avais peur de... J'avais peur de ceci, en réalité... D'attirer les Sharites à nouveau. De les amener à s'en prendre à ceux que j'aime. En gardant mes distances, j'espérais... ne plus pouvoir être blessé. Et ne plus condamner personne. Mais c'est stupide... Je ne peux pas tout contrôler. Et parfois je peux agir pour un mieux. J'espère. Quand je suis arrivé... J'avais peur de te parler des choses qui s'étaient produites à Erhedun. Et de toute façon, je ne voyais pas l'intérêt de créer un conflit... Je pensais peut-être parler à Aubin en tête-à-tête, je ne sais pas. Ensuite... J'avais à coeur de ménager Bastien. Il était dans un tel état... Et j'ai failli le perdre, pourtant, quand Aubin a deviné qu'il m'avait parlé, quand j'ai réalisé qu'ils étaient déjà partis, ce matin..."
Il frissonna, esquissa un maigre sourire.
" Il va me détester de t'avoir parlé. J'essaierai de l'apprivoiser à nouveau..."

[Taliesin]

-Mais tu ne l'as pas perdu, murmura le vieil homme. Et l'esprit qui contrôle Aubin ne peut plus nuire, à présent. C'est tout ce qui compte, Albérich.
Il sourit.
-Pour le reste... Je comprends tes réticences, ton désir de garder tes distances. Toutefois... D'abord, tu n'es en rien responsable de ce qui s'est produit ici : Aubin ne savait pas que nous nous étions retrouvés. Et quand il l'a appris, en rentrant ici... Et bien, je gage que même sans cela, le Sharite l'aurait poussé à agir, poussé à profiter du vide qu'a laissé Belle dans l'âme de Bastien. Les choses se seraient produites malgré tout, à la différence près que tu n'aurais pas été là pour y mettre un terme. Ensuite... Rien de ce qui s'est esquissé n'est perdu. Bien sûr, je me dis que nous aurions tous besoin d'un petit effacement de mémoire pour repartir d'un bon pied, mais même sans cela, nous repartirons. Bastien t'aime beaucoup, a confiance en toi : il a pu se confier, se confiera peut-être encore, d'autant que... vos épreuves ne sont pas sans présenter certaines similitudes. Quant à Aubin... S'il redevient lui-même, il te saura gré de l'avoir empêché de commettre l'irrémédiable. De l'avoir sauvé, d'avoir sauvé son neveu. Et moi... Moi, je n'éprouve à ton égard que de la gratitude. Tu as agi au mieux, tu as préservé Bastien autant qu'il pouvait l'être. Tu as préservé ton frère alors que, je le redis, tu aurais eu le droit de... détruire cet esprit.
Il serra davantage sa main.
-Rien n'est perdu, Albérich. Rien. Et il n'est pas impossible que nous ressortions plus forts de ces épreuves. Plus soudés, aussi. Tu as toujours eu ta place parmi nous ; aujourd'hui, tu l'as encore davantage, si semblable chose est possible. Alors... Ne te sens coupable de rien. Ne regrette rien. Et continue à faire les choses comme tu les sens : tu l'as fait jusqu'ici, et, tous, nous ne pouvons que nous en féliciter.

[Galathée]

Albérich se leva pour venir étreindre son père, mû par un élan un peu maladroit mais sincère. Il demeura silencieux quelques secondes, peut-être quelques minutes, muselé par sa propre émotion.
« Merci papa. » souffla-t-il finalement. « Je ne sais pas où j’en serais si je ne vous avais pas trouvé, toi, les gens de Combeloup. Je crois que je ne serais plus nulle part. »
Il finit par s’écarter, lentement, réticent, et se massa lentement les yeux, gêné des larmes qui s’y étaient accumulées.
« Je vais devoir partir à Erhedun dès demain. Je voudrais te promettre que tout va se passer pour le mieux, mais je ne sais pas exactement quelle sera l’attitude du Conseil. Comme tu peux l’imaginer, les grands prêtres sont assez ulcérés par ce qui s’est produit. La présence du Sharite devrait innocenter Aubin… Mais ils disposent de moyen de sonder son âme qui pourraient révéler des fêlures plus profondes, et je ne dispose plus de pouvoir politique, je ne suis pas certain de pouvoir influencer leur décision. En même temps, ils sont les seuls à pouvoir déraciner l’esprit qui hante Aubin. Nous n’avons pas le choix. Je reviendrai au plus vite… sans doute sans lui. Même s’il est délivré du mal qui l’oppresse, il est plus que probable qu’il faudra le laisser sous la surveillance d’un clerc pendant une période de convalescence. »

[Taliesin]

César, tout aussi ému que lui, hocha lentement la tête.
-Oui, c'est la meilleure solution. Personne d'autre que des clercs ne pourraient le... guérir. Et s'il serait possible de l'amener ailleurs, à Luménis par exemple... Je crains que le clergé d'Erhedun, s'ils ne constate pas la possession par lui-même, croie à un mensonge, à une fausse excuse. Qu'il persiste à considérer Aubin comme un criminel en fuite, à le faire rechercher...
Il soupira.
-J'aimerais aller le voir. Lui parler. J'aimerais vous accompagner à Erhedun, pour être là quand il reviendra à lui. Je... je ne peux pas imaginer son sentiment de honte, de culpabilité, de solitude. J'ai peur qu'il croie... que je ne veuille plus le voir. Mais il y a Bastien. Je doute pouvoir le confier à quelqu'un, au regard des circonstance, et quand bien même le pourrais-je : j'aurais honte de l'abandonner ainsi.

[Galathée]

Albérich grimaça.
" Je crois que nous ne pouvons pas éviter Erhedun. A Luménis... les clercs ne sont pas organisés... et sont moins puissants que ceux d'Erhedun. Si je ramenais Aubin chez les Lathandrites... en le soustrayant à la justice d'Erhedun... L'incident diplomatique entre les deux cités pourrait être terrible. Même si le Conseil luménien prétendait n'en rien savoir, mon implication alimenterait la rumeur. La position de Luménis est déjà fragilisée... De plus... avec tout le respect que j'ai pour Alaric... Je crois que c'est trop dangereux. Noir Dessein a déjà été exécuté une fois... et personne ne s'est rendu compte qu'il avait survécu... A Erhedun, nous disposerons d'une quinzaine de clercs de haut niveau. Le Sharite n'aura aucune chance..."
Il regarda César avec embarras.
" Je sais que c'est mon frère. Je devrais avoir le souci de son bien-être avant celui d'éradiquer le mal qui l'habite, mais... l'un ne va pas sans l'autre, tu comprends ? Si les clercs d'Erhedun ne détectent pas la présence du Sharite, personne ne le pourra. Ils sont notre meilleure chance."
Il croisa les bras et soupira.
" D'autre part... Je ne sais pas... Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée que tu nous accompagnes... Mais c'est ton choix, et je comprends ce que tu crains. Je ne pourrai pas être le soutien que tu espères pour Aubin. Je ne connais que sa face sombre et la présence qui l'occupe... me répugne. Elisa pourrait certainement prendre soin de Bastien en notre absence... mais je pense qu'il mérite que... que l'on s'occupe de lui."

[Taliesin]

-Je pense aussi. J'aurais juste aimé... ne pas avoir à affronter ce dilemme. Ne pas avoir à choisir, à abandonner l'un des deux.. Mais Aubin est un homme, et Bastien en enfant. C'est donc d'abord à lui que doit aller mon aide.
Il sourit tristement.
-Quant à tes sentiments envers Aubin... Tu n'as pas à t'en justifier, ni a en éprouver de la gêne. C'est ton frère, oui, mais le sang ne fait pas tout : vous étiez des inconnus il y a peu encore. Et vous l'êtes toujours, car... tu n'as pas vu ce qu'il est réellement. Quant à cet esprit... C'est normal de vouloir sa destruction, vu ce qu'il t'a fait. Vu ce qu'il lui a fait faire. Il y a d'autant moins de mal à cela que c'est le seul moyen de sauver Aubin.
Il tendit la main, serra l'épaule de son fils.
-Mais... Si les choses devaient... mal tourner... Tu ne devras pas t'en sentir responsable, ou... ne plus oser revenir ici. Tu n'y serais pour rien. Pour rien du tout. Tu as fait, tu fais ton possible pour qu'il ait encore un espoir, un avenir. Une fois entre les mains des clercs... cela ne dépendra plus de toi. Alors, vraiment... Quoi qu'il advienne... Ne t'en veux pas.

[Galathée]

Albérich eut un sourire douloureux.
" Je te promets que je viendrai te raconter au plus vite ce qu'il en est... Peut-être... serait-il bien que tu prévoies de toute façon de venir jusqu'à Erhedun, quoi qu'il advienne... qu'Aubin soit lavé de toute accusation ou qu'il soit... puni d'une manière ou d'une autre, ta présence sera sans doute... importante pour lui."

[Taliesin]

-Je ne le sais que trop bien, d'où mon malaise de l'instant quant à la décision, la direction à prendre.... soupira-t-il.
Il jeta un regard vers l'escalier, vers le couloir qui s'ouvrait à son sommet et les chambres au-delà.
-Tout dépendra de l'état de Bastien. S'il est trop angoissé pour accepter de rester avec quelqu'un d'autre, même pour quelques jours... Et bien, je resterai ici. Je ne peux pas faire les choses à moitié, le réconforter pour l'abandonner alors que, dans le meilleur des cas, il commencera tout juste à se remettre...
Il grimaça.
-Laisser Aubin seul n'en est pas moins douloureux. Mais, malheureusement, je ne dispose pas du don d'ubiquité.

[Galathée]

" Je resterai avec Bastien pour que tu puisses monter à Erhedun, le cas échéant. Et si Aubin va mieux... Je suis certain que Bastien aura envie d'aller le voir. C'est un enfant d'une bienveillance remarquable. Je crois que s'ils doivent retisser des liens, le plus tôt sera le mieux..."
Il secoua la tête.
" Mais nous anticipons. Nous serons à Erhedun dans quelques jours. Je reviendrai avant une veille. Il faudra... il faudra sans doute parler à Elisa. Inventer une explication plausible, je ne sais pas. Les difficultés d'Aubin ne doivent sans doute pas être étalées sur la place publique."

[Taliesin]

-Non, personne ne doit savoir... fit César, esquissant une grimace. Si... Quand Aubin guérira, il aura déjà du mal à nous regarder en face, à accepter... notre bienveillance. A accepter que nous ne lui en voulons pas pour les actes qu'on l'a forcé à commettre. Il faudra du temps pour l'en convaincre. Et si je crois la chose possible, avec nous, je doute qu'elle le soit avec des gens extérieurs à la famille. D'autant que... Les Combelupins ont beau être bienveillants, ont beau ne pas attacher d'importance au passé des gens qui arrivant ici, il en est autrement des choses commises au village.
Il soupira.
-Personne ne doit savoir. Et pour Elisa... Je trouverai. Aubin est imprévisible, après tout. Il arrive et repart sans crier gare. Il l'a toujours fait. Elle en sera chagrine, sans doute. Mais... C'est un moindre mal.

[Galathée]

" Je comprends."
César semblait s'être persuadé qu'Aubin n'était responsable en rien de ce qui s'était produit. Dans les circonstances, c'était sans doute le mieux à faire, mais Albérich ne partageait pas son optimisme. Il était conscient que c'était dû en grande partie au fait qu'il n'avait pas de point de référence, pas d'ancien Aubin auquel comparer l'actuel. Il ne connaissait que le personnage affable, enthousiaste et retors, et craignait de ne jamais pouvoir se débarrasser d'une certaine méfiance à son égard, quoi qu'il advienne. Il aurait aimé oublier les accusations de Noir Dessein. Après tout, les Sharites avaient accusé Maelwedd d'être l'instigateur de son enlèvement quelques mois plus tôt. Ils aimaient semer le doute, miner leurs adversaires, les contraindre à la rumination et à l'inquiétude. Mais la situation était inextricable : même si les clercs d'Erhedun pouvaient creuser la mémoire d'Aubin, il ne pouvait pas leur demander de le faire. S'ils découvraient que le barde était responsable de ce qui lui était arrivé, ils devraient le remettre aux autorités luméniennes et il aurait peu de chance de s'en tirer vivant. Il fallait aller de l'avant, immanquablement. Mais c'était une chose de le dire, une autre chose de le faire. Il avait le sentiment qu'Aubin ne pourrait jamais devenir son frère. Ce n'était pas le moment d'en parler.
" Je dois te dire autre chose. Nous sommes retournés dans le domaine de la Dame. Je ne savais pas comment protéger Bastien de l'influence de Shar et j'ai pensé que c'était la meilleure chose à faire. Elle a respecté le choix de Bastien, ne l'a pas forcé à reprendre de familier... et elle nous a aidés... Je sais que c'était sans doute prématuré, mais comme ça tu sais que... Bastien a renoué avec son univers. Notre incursion dans son royaume a été à double tranchant. La quiétude qui en émanait... par rapport à ce qui nous attendait dehors... Il ne voulait pas en repartir. Moi non plus, à vrai dire. Mais nous avons repris pied dans la réalité. En tout cas, j'ai l'impression d'être plus ou moins libéré de l'enchantement. Mais je ne sais pas ce qu'il en est pour lui. Il pourrait avoir du vague à l'âme... J'imagine que tu es plus familier que moi avec ce que cet endroit peut évoquer."

[Taliesin]

-Pas tellement, en réalité... répondit-il. C'est surtout Ada, la spécialiste du Domaine... Moi, je n'y suis que peu allé. Assez, toutefois, pour savoir comme ce lieu... peut être attrayant. Mais j'imagine qu'il l'est d'autant plus quand nous sommes tourmentés, quand nous avons affaire aux affres de notre propre monde...
Il esquissa un sourire.
-Enfin, la Dame est bienveillante avec les Combelupins. Elle n'a jamais cherché à retenir l'un des nôtres. Quitte à indiquer gentiment la sortie à ceux qui ne voudraient pas rentrer... Cela fait partie du Pacte, sans doute, lequel vise à préserver l'équilibre qui lui est si cher : si un habitant du village élisait domicile dans le Domaine, il faudrait qu'elle nous envoie une fée pour le remplacer...
Il se redressa.
-Enfin, tu as bien fait de l'emmener là bas, puisqu'elle vous a aidés. J'espère juste que ce qu'elle a demandé en échange ne vous a pas trop coûté. Quoi que... Elle aime Bien bastien, le don de Belle, sa promesse de lui offrir un nouveau familier en témoignent assez. D'ailleurs, à ce propos... J'espère que vous n'avez pas décliné juste parce que... Je pense qu'il vaudrait mieux attendre. Si Bastien en ressentait le besoin, l'envie... Il ne fallait pas hésiter.

[Galathée]

Albérich préféra éluder la question de la contrepartie.
" Non. Tu sais bien que je n'étais pas vraiment pour qu'il retrouve un familier à son âge... avec les risques encourus. Il est vrai que dans les circonstances, cela m'a paru une manière sûre de remplir le vide qui restait en Bastien, une protection totale contre Shar, mais... mais Bastien était ambivalent. Et je restais contre. La Dame a perçu nos réticences et a préféré repousser la décision. Ce qui est tout à son honneur... Comme tu le dis, je la pense avant tout bienveillante envers le gamin... Elle préférera qu'il revienne à elle de son plein gré plutôt que de profiter de sa faiblesse pour lui imposer un lien qu'il pourrait regretter.

[Taliesin]

-Bon, alors tout est pour le mieux... Il va juste falloir que je sois le plus bienveillant des grands-pères dans les jours à venir, pour éviter qu'il ne regrette trop une Dame plus bienveillante encore et ne galope la rejoindre à la moindre occasion... Je ne doute pas qu'elle me le ramènerait, en fin de compte. Mais dans l'intervalle, je l'aurais sans doute suivi, et c'est peut-être moi qui ne voudrai plus partir.
Il s'était un peu départi de sa gravité, mais la légèreté dont il faisait montre devait être en partie feinte : on le sentait toujours ébranlé.